Près de dix ans après la chute de Ben Ali, le pouvoir est confronté à une colère qui monte, et dont les motifs sont aussi variés que nombreux. Plusieurs manifestations sont prévues le 17 décembre.
L’affectation territoriale d’un point d’eau dans le Sud tunisien provoque des tensions entre des tribus de Douz et Beni Gueddache. En moins de 48 heures, les affrontements extrêmement violents entre les Mrezig et les Houaya à Aïn Skhouna se sont soldés par un mort et 53 blessés.
Pourtant le lieu, connu pour les vertus curatives de ses eaux chaudes, existe depuis des décennies sans que nul n’en réclame la propriété. Mais c’est compter sans l’instrumentalisation des événements via les réseaux sociaux et les médias.
Avant que des Tunisiens ne tirent sur d’autres Tunisiens et fassent d’une paisible source d’eau un décor de razzia, de fausses informations assuraient que le lieu était un prospère champ pétrolier dont l’exploitation serait imminente sans qu’aucune prospection n’ait été faite et sans qu’aucune autorisation ou permis n’aient été concédés.
D’autres assuraient qu’un projet qatari d’envergure devait voir le jour à Aïn Skhouna. Suffisamment pour susciter, sous couvert de revendications tribales, les convoitises dans une région oubliée du développement.
Tribalisme
Le phénomène n’est pas nouveau, mais ce tribalisme connaît un nouvel éveil depuis 2011. À Gafsa (Sud), des tribus se sont écharpées en 2012 au motif d’une prééminence sur le terrain. Elles exigeaient que les emplois proposés par la Compagnie des phosphates de Gafsa soient réservés à leurs enfants. Si pour certains, ce mode de transmission est d’un autre temps, à Gafsa il est solidement ancré.
La CPG prévoit en effet des quotas par tribus. « Le réveil de la tribalité a bon dos ; les citoyens cherchent à faire entendre leurs voix par tous les moyens et pourquoi pas à travers ce réseau là quand les autres échouent à être des relais », commente un ancien de l’association Kolna Tounes.
Les Tunisiens semblent décidés à relancer les mouvements protestataires
L’impossibilité de se faire entendre par un pouvoir, sourd aux demandes populaires, se mue en colère. « Les tensions ont besoin d’un exutoire et nous avons failli à créer du collectif », explique le sociologue Mohamed Jouili. En dix ans, corporations, secteurs, femmes, étudiants, syndicats, tous ont tenté, via différents réseaux, de transmettre leurs revendications, en vain. Les revendications s’accumulent, les exigences se stratifient, mais rien n’aboutit réellement. Même le très attendu Code des collectivités locales adopté en 2018 n’est toujours pas entré en application intégralement.
Ce qui explique pourquoi les Tunisiens, sans se concerter, semblent bien décidés à relancer les mouvements protestataires. « Front du salut », « Dialogue national », « Tous ensemble au Bardo », « Ensemble arrachons la rue », « Contre les violences faite aux femmes » sont autant de bannières, officiellement non partisanes, qui comptent encadrer les manifestations annoncées le 17 décembre.
Faillite sociétale et politique
Le jour choisi n’est pas anodin : il correspond à l’immolation en 2010 de Mohamed Bouazizi, initiateur de la révolution tunisienne. Mais cette date bien que célébrée régulièrement par les médias n’a jamais été considérée comme celle de la révolution malgré la tentative de certains mouvements politiques comme l’ancien Congrès pour la République (CPR) de l’ancien président Moncef Marzouki d’en faire un évènement national.
Toutes classes sociales et tous motifs confondus, les Tunisiens sont passés de la revendication à la colère. « Elle gronde depuis longtemps. Placés au pied du mur, les gouvernements successifs ont tentés de l’apaiser mais les mesures annoncées à grand renforts de gros titres et jamais appliquées ont fini par lasser les citoyens. Tous espéraient un mieux-être mais ont vu leur pouvoir d’achat s’étioler », résume Achraf Zariat, un syndicaliste de Gabès.
Aujourd’hui, de 7 à 77 ans, on est tous en colère
Si bien que le 17 décembre, la rue sera le réceptacle de cette colère, bien que les différents mouvements protestataires ne soient pas au diapason : les uns veulent annuler la loi de finances, les autres en finir avec la corruption, mais tous disent surtout l’immense désarroi de la Tunisie face à une faillite essentiellement sociétale et politique.
Au fil des années, faute de débats de fonds sur des objectifs communs et les politiques publiques souhaitées, le tissu social s’est disloqué en générant encore plus de divisions. Et d’énormes frustrations.
« En 2011, on parlait de la colère des jeunes. Aujourd’hui, de 7 à 77 ans, on est tous en colère », constate Walid, un étudiant en gestion. Un courroux général dont parfois on oublie la cause face au constat de délabrement du pays. « Comment revendiquer pour ma pension quand la pauvreté s’insinue partout ? », s’interroge une retraitée de la fonction publique.
La rue en ébulition
Mais si la société civile et les partis sont unanimes à imputer l’échec tunisien au système politique, ils peinent à émettre de nouvelles propositions, en dehors des mesures consensuelles — nouvelle loi électorale, amendement de la constitution ainsi que la mise en place des corps constitués comme la cour constitutionnelle et le réveil des instances électorales. Une dissolution de l’Assemblée est en principe possible, mais dans les faits très compliquée à mettre en œuvre sans Cour constitutionnelle.
« L’impasse politique a été dénoncée depuis au moins cinq ans mais les partis ne voudront jamais courir le risque de perdre leur siège. Le pays n’est qu’un butin pour eux » dénonce un membre de l’ONG Mourakiboune. En attendant, la rue est en ébullition au risque de débordements irrécupérables.