
À la lumière de l’herméneutique mobilisée par Schmitt, c’est dans le Léviathan de Hobbes (1651) que le dispositif de la politische Theologie (théologie politique) apparaît opératoire dans sa splendeur originelle. Mais ce n’est qu’à partir du système catégoriel de Rousseau que le modèle de la théologie politique commence à s’articuler selon une dichotomie qui prélude à celle entre la droite et la gauche apparue avec la Révolution française.
9782012793361-475×500-1-594619619.jpgC’est ce qu’Ernst Cassirer a analysé dans son étude Das Problem Jean Jacques Rousseau (1932). Selon le spécialiste des « formes symboliques », le cœur théorique de la pensée politique de Rousseau réside dans le fait qu’il a déplacé la « théodicée » – un énoncé, comme on le sait, composé de « θεός » et de « δίκη », « Dieu » et « justice » – de la sphère théologique verticale à la sphère politique horizontale. À partir de Rousseau, la genèse du mal n’est plus imputable au « péché originel » ou à une volonté divine impénétrable, mais à la société elle-même. Pour Rousseau, en effet, ce n’est pas l’homme qui est naturellement mauvais, comme le prétend le « sophiste Hobbes ». La doctrine du péché originel, « propagée par le rhéteur Augustin », n’est pas non plus admise.
La société qui a produit le mal – l’aliénation et l’exploitation, l’inégalité et la propriété privée, comme l’affirme déjà Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) – est également appelée à se racheter par la politique. Puisque, comme l’affirme le Contrat social (1762), l’homme est né libre et partout il est dans les fers, c’est une exigence fondamentale de la politique que de travailler à rendre à l’homme sa liberté en brisant les chaînes qui ont été créées par l’évolution historique.
Pour Rousseau, précisément parce que le mal n’est pas co-essentiel à la nature humaine et ne coïncide pas avec une condamnation sanctionnée ab aeterno par Dieu, c’est la tâche ambitieuse de la politique de rectifier l’injustice et de libérer la société du mal, en instaurant l’égalité entre les hommes et la démocratie directe comme forme de gouvernement.
Il est vrai, cependant, que Rousseau se place dans le cadre « contractualiste » des modernes et, bien qu’il aspire à une communauté de solidarité et de rédemption, il part de l’hypothèse anthropologique trompeuse de l’individu comme préexistant à l’État (compris à son tour – dirait Hegel – comme le fruit d’un « contrat » conçu selon les modules du « contrat privé »). Le Discours sur l’origine de l’inégalité de 1755 distingue l’inégalité naturelle – celle qui, par exemple, différencie les hommes par l’intelligence et la puissance physique – de l’inégalité conventionnelle, qui « dépend d’une sorte de convention, et est établie ou du moins permise par le consensus des hommes ». Il faut agir pour éliminer la seconde et neutraliser les effets de la première.
Fichte, dans ses cinq conférences d’Iéna sur le destin des sages en 1794, n’apportera pas de modifications majeures à ce programme. Il se contentera d’insister davantage sur la dimension de l’avenir comme espace ouvert à sa réalisation par l’action passionnée d’un Sujet conscient (je) capable, sous la conduite intelligente du « sage » (der Gelehrte), de redéfinir l’Objet (non-moi) en fonction de la raison.
Nous avons ainsi la genèse de la « théologie » moderne de la politique divisée entre gauche et droite, bien que le lexique de Rousseau ne mentionne pas encore expressément le clivage (la division) qui n’émergera qu’avec le choc de 1789. La gauche est le parti qui aspire à corriger un mal – l’inégalité entre les hommes et les pathologies qui lui sont associées – qui est social, c’est-à-dire produit par la société et rachetable par sa propre praxis. La droite, quant à elle, réagit en réaffirmant la nature de l’ordre existant, dont elle s’érige en gardienne: l’inégalité, qui pour la gauche est une erreur sociale à laquelle il faut remédier, apparaît à la droite comme la condition naturelle, toujours donnée, voulue par Dieu ou, en tout cas, nécessairement produite par les relations entre ces entités belligérantes et réciproquement hostiles que sont les hommes, tels des loups.
Cette reconstruction permet, entre autres, de comprendre pourquoi la gauche est « originaire » et la droite « dérivée ». La seconde est « réactionnaire », car elle répond à la mobilisation théorico-pratique de ceux qui aspirent à modifier les grammaires de l’existant pour le libérer du mal. Le profil philosophique de Nietzsche peut donc, pleno iure, être compris comme l’inversion de celui de Rousseau.
En effet, il part du principe que les hommes sont inégaux par nature et que seule la société, avec sa « morale du troupeau » et sa religion de la résignation, produit la corruption de l’égalité (du christianisme au socialisme).
9782080710574-475×500-1-560929908.jpgLa corruption, qui pour Rousseau engendre l’inégalité, produit en revanche pour Nietzsche l’égalité, c’est-à-dire ce « drôle d’expédient mental » – comme dans Par-delà le bien et le mal – qui permet de masquer « l’hostilité de la plèbe à l’égard de tout ce qui est privilégié et souverain ». La droite, avec Nietzsche, reconnaît l’inégalité et propose des politiques qui la favorisent, tandis que la gauche, avec Rousseau, prend l’égalité comme présupposé et élabore des politiques qui la favorisent.
Cette approche permet de différencier la droite et la gauche en fonction de la manière dont elles se sont articulées et opposées dans l’aventure multiforme de la modernité. La droite tend à défendre un ordre naturel – s’il n’est pas directement voulu par Dieu – contre ses éventuelles convulsions pratiques ; un ordre qui, en tant que tel, présuppose des hiérarchies et des inégalités. Cela ne signifie pas pour autant que la droite, si attentive à la nature, n’ait pas sa propre culture, ni même qu’elle puisse être identifiée au rejet total de la culture au nom du réalisme et du pragmatisme: cela signifie simplement que la culture de la droite – non moins riche et articulée que celle du camp opposé – trouve sa propre référence constante dans l’immédiateté de la nature et d’un ordre naturellement donné.
La gauche, pour sa part, insiste sur la culture et sur l’historicité plutôt que sur la nature, sur le νόμος -nómos- plutôt que sur la φύσις -physis- : pour la gauche, l’ordre existant n’est pas naturel, mais le produit de rapports de force concrets qui, marqués comme ils le sont par des hiérarchies et des inégalités, exigent d’être rectifiés au nom de configurations de société plus élevées et plus rationnelles, qu’il appartient à la praxis sociale de traduire de la puissance à l’acte. L’immédiateté de la nature donnée, chère à la droite, crée une antithèse radicale à la réflexivité de la culture, typique de la gauche.
Il s’agit donc d’une contraposition entre la culture comme regnum hominis, d’où découle l’impératif – typique de la gauche – de l’action visant à façonner le monde selon les préceptes de la raison, et la nature comme puissance extérieure, qui – pour la droite – ne se laisse pas anthropomorphiser et qui, au contraire, doit être protégée contre les prétentions révolutionnaires à la violer en la subvertissant et en la réorganisant en fonction de la volonté de l’homme.
La genèse théologico-politique de la dichotomie droite-gauche, qui projette sur le plan immanent-horizontal les espoirs et la foi, le dogmatisme et souvent l’intransigeance propres à la sphère transcendante-verticale de la religion, explique à sa manière, entre autres, le caractère « sacré » avec lequel le couple dichotomique continue à être défendu liturgiquement et fidéistiquement même à l’époque de son « crépuscule » : précisément, presque comme s’il s’agissait d’une foi, souvent même en contraste avec les canons du λόγος -lógos- (credo quia absurdum – je le crois parce que c’est absurde-).
Le clivage a en effet guidé la pensée et l’action des modernes: et ils sont dans l’erreur ceux qui, partant peut-être d’une évaluation correcte de la hodierna morte de la dichotomie, soutiennent qu’elle n’a jamais existé ou qu’elle n’a jamais joué un rôle vraiment décisif. Par exemple, les partisans de la théorie des élites (Mosca, Pareto, Michels) ont diversement considéré que, toujours et de toute façon, il était inévitable que des groupes dirigeants sélectionnés se forment au sommet de la société, même dans les sociétés qui prétendaient ex hypothesi être plus égalitaires et de gauche : pour eux, donc, la dichotomie entre droite et gauche serait en tant que telle un ens imaginationis. Ortega y Gasset a exprimé cette thèse, bien que dans une perspective différente, en affirmant qu’« être de gauche est, comme être de droite, l’une des infinies façons dont l’homme peut choisir d’être un imbécile: toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ».
Il est vrai que, historiquement, c’est surtout la droite qui a nié la validité de la dichotomie, la présentant comme une construction intellectualiste subreptice qui désintègre la nature organique et unitaire de la société. Cette thèse, embryonnaire dans la pensée de De Maistre, est pleinement formulée, par exemple, par Jean Madiran dans La droite et la gauche (1977). Madiran (photo, ci-dessus) va plus loin. Il affirme que la distinction s’est toujours faite à l’initiative et au profit de la gauche, qui l’a utilisée pour renverser le pouvoir et pour boucler et exclure la droite en l’identifiant au mal.
Par ailleurs, Donoso Cortés avait déjà affirmé que le parlementarisme et la dichotomie gauche-droite se réfèrent à la « chattering class », la classe bourgeoise qui débat.
Ici aussi, il y a un aspect paradoxal. Si la dichotomie est à l’origine symboliquement favorable à la droite (le « bon » côté opposé au « mauvais » côté), c’est la gauche qui l’institue – et y fonde sa propre identité – et c’est la droite qui, dans un premier temps, la rejette. C’est pourquoi, comme le soulignait déjà Alain au siècle dernier, c’est surtout la droite qui tente de nier la dichotomie alors qu’elle était encore opérante: et celui qui, dans la Modernité, prétend n’être ni de droite ni de gauche, tend à le faire parce qu’il se place déjà dans les rangs de la droite. Mais il est vrai aussi que, si l’on inverse les rôles, ceux qui attribuent à la droite l’indistinction ou l’inexistence du clivage sont presque toujours à gauche.
Il est vrai que la droite surtout, après 1945, a essayé de nier la dichotomie pour des raisons purement techniques et tactiques, c’est-à-dire pour cacher sa propre faiblesse et son échec, en cherchant à se « camoufler » sous des catégories de sortie différentes et moins désavantageuses.
3313e87277db780de0d738e4589cb655–testament-les-images-2838059968.jpgCependant, comme nous le verrons, un discours diamétralement opposé s’appliquera à ceux qui nient la validité de la dyade après 1989, reconnaissant son épuisement évident et non plus son inexistence tout court. La liste de ces auteurs comprend des personnalités de la Nouvelle Droite, comme Alain de Bneoist, et des philosophes de la gauche marxiste, comme Costanzo Preve (photo, ci-contre).
D’autre part, en ce qui concerne la dichotomie, il ne faut pas négliger le caractère structurellement asymétrique qu’elle présente : le dupla n’est pas seulement utilisé pour décrire aseptiquement, mais aussi pour distinguer, discriminer et évaluer. Dans le passé, on s’en souvient, la gauche était identifiée à la « partie maudite », la droite à la « partie divine ». C’est surtout dans la seconde moitié du 20ème siècle, du moins en Europe, que le rapport s’est inversé : seule la gauche tend à être présentée avec des connotations positives dans le discours public, tandis que la droite – souvent identifiée sans réserve par ses adversaires aux expériences tragiques du nazisme et du fascisme – se voit imputer des dévalorisations substantielles.
Alors que la gauche se voit souvent attribuer sans réfléchir les valeurs d’égalité, de progrès et de solidarité, la transformant idéologiquement en une sorte de paradis sémantique, la droite se voit attribuer, depuis la seconde moitié du 20ème siècle, les prérogatives les plus abjectes de dictature, de violence, d’inégalité et de discrimination.
En dehors de ces considérations, le caractère religieux et seulement imparfaitement sécularisé de la dichotomie apparaît clairement, et ce sous la forme d’une foi tenace qui, de manière apparemment contradictoire, semble survivre même à la fin des grands récits avec laquelle, selon Lyotard, la condition postmoderne coïnciderait. Weber avait raison lorsqu’il affirmait que le « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) ouvert par le « développement particulier » (Sonderentwicklung) de la rationalisation capitaliste occidentale finit par coexister avec une sorte de réenchantement immanent qui lui est propre : celui en vertu duquel les hommes ont cessé de croire en Dieu et en la dichotomie entre l’au-delà et l’au-delà, au moment même où la foi dans le marché capitaliste et dans le binôme droite-gauche a atteint un degré d’intensité impressionnant.
C’est pourquoi, à l’époque de la « mort de Dieu » et de la splendeur de la religion du capital, la dichotomie semble dotée d’une charge religieuse maximale ; une charge qui s’exprime, entre autres, dans le « tabou de l’impureté » adressé à quiconque appartient au parti adverse (ou, ce qui n’est pas rare, à quiconque est même soupçonné d’avoir des relations avec lui) et dans la substitution désormais consommée de l’espace de « l’action communicative » (socratique avant même d’être habermassienne), incardiné sur le λόγος, -logos-, par le terrain émotionnel, fidéiste et fanatique de l’appartenance « confessionnelle » et de la lutte obéissante contre les « hérétiques » du camp adverse. En bref, la politique devient à toutes fins utiles la religion des modernes. Aujourd’hui, cependant, les post-modernes vivent la mort de Dieu également en politique ; et sous toutes les latitudes, c’est la perte de la foi politique ou, si l’on préfère, le nihilisme politique qui prédomine.