Le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saied s’est emparé de l’Article 80 de la Constitution pour déclarer l’état d’exception. Si elle est saisie, la Cour constitutionnelle est alors la seule à pouvoir statuer sur le maintien ou non d’une telle situation. Mais cet organe, prévu pour arbitrer les conflits institutionnels, n’a jamais vu le jour.
Après plus de deux ans de retard et maintes heures de débats acharnés, la Constitution tunisienne est adoptée le 26 janvier 2014. “Nous étions conscients de ses imperfections, mais c’était tout de même une grande victoire”, se souvient Sana Ben Achour, professeure de droit public. Portée par l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), cette loi fondamentale fixe un délai d’un an pour la mise en place d’une Cour constitutionnelle et l’élection de ses 12 membres à partir des élections législatives, soit jusqu’à octobre 2015.
Mais six ans plus tard, la vie législative tourne toujours sans Cour constitutionnelle et depuis le 25 juillet 2021, cet organe fait cruellement défaut.
“Nous n’avons pas de garde-fou contre l’autoritarisme”, alerte Sana Ben Achour.
En effet, en l’absence de juges constitutionnel·les, qui pourraient être saisi·es par le président de l’Assemblée ou par un groupe de 30 député·es pour trancher sur les délais de l’état d’exception, il n’existe aucun contre-pouvoir qui puisse limiter les pleins pouvoirs du Président dans le temps.
Des retards à répétition
Loi organique relative à la Cour constitutionnelle
Pilier du système républicain, la Cour constitutionnelle a pour prérogatives de contrôler la conformité à la Constitution des lois et traités, mais aussi de prononcer la destitution du ou de la Président·e s’il ou elle est accusé·e par une majorité des deux-tiers de l’Assemblée d’une violation grave de la Constitution, de statuer sur le maintien d’un état d’exception, ou encore d’arbitrer les conflits de compétence entre le ou la président·e et le ou la Chef·fe du gouvernement.
En attendant que cet organe soit mis en place, une Instance provisoire du contrôle de la constitutionnalité des lois a été créée. Mais comme son nom l’indique, l’instance n’a qu’une seule compétence : vérifier que les lois adoptées respectent la Constitution. Elle ne peut donc pas réguler les pouvoirs en cas de crise ni se prononcer sur la constitutionnalité d’anciennes lois.
Sana Ben Achour, qui suit ce sujet depuis ses débuts, fait remonter les blocages de sa mise en place au temps de l’Assemblée nationale constituante et de l’élaboration de la Constitution. Élue en octobre 2011, la plupart des partis qui la composaient s’étaient engagés à achever sa rédaction en un an, “mais ses travaux ont pris un retard considérable en raison de crises à répétition”. La loi fondamentale n’a été adoptée qu’au bout de deux ans, en janvier 2014.
En janvier 2015, une commission a eu pour mission de rédiger un projet de loi définissant le fonctionnement de la Cour constitutionnelle. “Celle-ci a pris beaucoup de retard, alors qu’elle avait tout le temps de travailler”, commente l’observateur parlementaire Mahdi Elleuch. La loi organique est finalement adoptée en décembre 2015, déjà en retard par rapport au délai constitutionnel.
Une majorité parlementaire en désaccord
Parmi les 12 membres que comporte la Cour, quatre doivent être élu·es par le Parlement. Vient ensuite le tour du Conseil supérieur de la magistrature puis celui du président de la République, qui doivent successivement en nommer quatre chacun.
Pour être élu·e par l’Assemblée, un·e candidat·e doit recueillir les deux tiers des votes, soit 145 voix. Mais la Cour n’a jamais pu franchir le stade du Parlement, paralysé par les querelles politiques. Le plus grand point de discorde se concentre autour du choix des candidat·es à la Cour. “C’est sur cette question que se sont cristallisées toutes les tensions”, confirme Sana Ben Achour.
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Ce n’est qu’en 2017 qu’une première liste de candidat·es est présentée aux député·es. Les groupes parlementaires parviennent à trouver un consensus sur quatre membres, des spécialistes du droit. “Les noms sont publiquement annoncés aux médias, même avant que le scrutin n’ait lieu”, se souvient Mahdi Elleuch. “Mais au dernier moment, le parti Nidaa Tounes, et probablement Ennahdha se rétractent”, ajoute-t-il. Une seule candidate sur quatre est finalement élue l’année suivante, la seule qui ait reçu les voix de la majorité parlementaire : Raoudha Ouersighni. Cette juge conservatrice proposée par Nidaa Tounes, était également la candidate “parfaite” pour Ennahdha, selon le juriste.
“Cet épisode est la preuve qu’Ennahdha et Nidaa Tounes [les deux partis alliés qui formaient la majorité au Parlement, ndlr] sont les grands responsables de l’échec de la mise en place de la Cour. La majorité parlementaire était suffisamment large pour pouvoir élire à elle seule les membres de la Cour constitutionnelle, il n’y avait pas de raisons que ça bloque. Sauf que cette majorité n’a jamais voulu de Cour constitutionnelle, car elle craignait que cet organe se retourne un jour contre elle”, avance Mahdi Elleuch. Selon lui, ces blocs auraient utilisé le caractère secret du vote pour se dédouaner de leurs responsabilités par la suite.
Depuis, la liste des candidat·es a été modifiée trois fois, sans que le Parlement n’arrive à trouver un terrain d’entente.
“Il y a eu comme une conviction chez toute la classe politique qu'il n'y aurait pas de Cour constitutionnelle”, poursuit le juriste.
Lors des débats sur la loi organique, “il y a eu beaucoup de tentatives pour réduire les compétences de la Cour au strict minimum. Cela traduisait encore une fois cette méfiance qu’entretenait la coalition au pouvoir vis-à-vis de cet organe”, ajoute-t-il.
La Cour constitutionnelle, sans cesse repoussée
Loi organique relative à la Cour constitutionnelle
D’après la loi organique relative à la Cour constitutionnelle, “chaque bloc parlementaire au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (…) a le droit de présenter quatre noms à la séance plénière”. Par ailleurs, la loi précise clairement que pour être membre, il faut “n’avoir occupé aucune responsabilité partisane centrale, régionale ou locale ou ne pas avoir été candidat d’un parti ou d’une coalition aux élections présidentielles, législatives ou locales depuis dix ans avant sa nomination à la Cour constitutionnelle”.
“Il y a eu une interprétation abusive de la loi organique de 2015 sur la Cour constitutionnelle, qui permet aux groupes parlementaires de s’arroger le droit de présenter leurs candidats”, soutient Sana Ben Achour. Cette lecture place selon elle la Cour dans des enjeux de type idéologique, chaque camp cherchant à placer ses émissaires, et piétinant le principe de neutralité de ses membres.
“Pendant que les députés attendaient ce projet de loi organique sur la Cour constitutionnelle, la coalition a cherché à mettre en place des lois sur mesure pour ses candidats. C’était par exemple le cas lorsqu’elle a voulu à tout prix présenter Habib Khedher, avocat affilié à Ennahdha et neveu de Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha. Ils avaient fait une proposition de loi très dangereuse, qui permettait de nommer des candidats qui appartiennent à des partis politiques et qui ne remplissent aucune condition de neutralité ou de non appartenance”, explique Mahdi Elleuch.
Beaucoup de député·es ont par ailleurs considéré l’exigence d’une majorité aux deux tiers pour l’élection des membres de la Cour constitutionnelle comme un point de blocage majeur. “Le problème n’est pas vraiment là, de nombreux exemples contredisent cet argument”, réfute l’observateur parlementaire. Par exemple, en 2017, le Parlement a dû élire aux deux tiers (145 voix) trois candidats au Conseil de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) ainsi que le président de ce même organe à la majorité absolue (109 voix). “Les trois candidats au Conseil ont été élus très facilement, alors qu’il y a eu un énorme blocage sur le président, dont l’élection requérait moins de votes. C’est réellement une question de volonté politique”.
De plus, la mise en place de la Cour constitutionnelle n’a pas été une priorité dans l’agenda parlementaire. D’après Mahdi Elleuch et l’association Al Bawsala, en six ans, moins d’une dizaine de séances de vote à l’ARP ont été consacrées à l’élection des membres de la Cour Constitutionnelle.
Plusieurs séances ont été annulées sans être reportées. En juillet 2019, par exemple, la cinquième session parlementaire s’est achevée sans que le dernier tour de vote du troisième appel à candidature ait lieu, et les candidatures n’ont été rouvertes que six mois plus tard. De même, une séance qui devait se tenir en juillet 2020 a été annulée à cause d’un sit-in du PDL sans être reprogrammée, ce qui fait qu’aucune séance de vote n’a eu lieu durant la deuxième législature.
Les blocs parlementaires ont aussi régulièrement dépassé les délais impartis pour proposer les candidats. Cela a contribué à retarder le tri et l’examen des candidatures, empêchant la tenue de davantage de séances de vote.
Pour en finir avec les blocages, l’Assemblée des représentants du peuple adopte en mars 2021 un projet de loi proposé par le parti Attayar, voué à assouplir l’élection des membres de la Cour. L’idée est d’abaisser le seuil de la majorité à trois cinquièmes de député·es, soit 131 voix au lieu de 145. Mais malgré le consensus du Parlement, le président Kaïs Saied refuse par la suite de promulguer la loi, invoquant le dépassement du délai prévu par la Constitution pour mettre en place la Cour constitutionnelle.
Pour Mahdi Elleuch, “cette interprétation n’a aucun sens. Lorsqu’on a violé la Constitution une fois, on ne va pas continuer à le faire à répétition”. Car cet argument implique que l’on passe par une révision de la Constitution, qui ne peut se faire sans la Cour constitutionnelle. “On n’en sort plus”.
Cependant, même si le projet de loi avait été promulgué par le président, “cela ne veut pas dire que la mise en place de la Cour constitutionnelle se serait faite en un claquement de doigt. Les étapes auraient été encore nombreuses et difficiles”, conclut-il.