L’adaptation des structures des forces sahéliennes à des unités plus légères, plus mobiles et plus intégrées permettra de mieux soutenir les pratiques de contre-insurrection centrées sur la population, nécessaires pour inverser la trajectoire croissante des attaques extrémistes violentes.
Points Saillants
Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont connu une expansion quasi ininterrompue de la violence islamiste militante au cours de la dernière décennie, soulignant la nécessité d’une stratégie alternative de sécurité. Il faut avant tout reconnaitre le fait que ces groupes extrémistes violents emploient des tactiques irrégulières et opèrent comme des insurrections locales, ce qui requiert une campagne de contre-insurrection soutenue.
L’amélioration de l’efficacité des forces sahéliennes nécessitera une structure de forces plus intégrée, mobile et centrée sur la population, soutenue par des capacités de soutien logistique et aérien améliorées.
L’établissement de relations positives avec les populations locales n’est pas seulement une question de moralité ou de légitimité, mais aussi un moyen essentiel d’affaiblir le soutien aux insurgés.
La violence islamiste militante au Sahel s’accélère plus rapidement que dans toute autre région d’Afrique. Après près d’une décennie de conflit, les événements violents au Sahel (plus précisément au Burkina Faso, au Mali et dans l’ouest du Niger) connaissent une recrudescence, et aucun signe de ralentissement, avec une augmentation de 140 % depuis 2020. La violence des groupes islamistes militants contre les civils au Sahel représente 60 % de l’ensemble de ces violences en Afrique et devrait augmenter de plus de 40 % en 2022.1 Cette escalade ininterrompue de la violence a entrainé le déplacement plus de 2,5 millions de personnes et devrait tuer plus de 8 000 personnes en 2022 (voir la Figure 1).
Le contrôle du gouvernement sur ce vaste territoire accidenté a diminué au fil des ans, révélant une incapacité à maintenir la pression sur les groupes islamistes militants et à assurer la sécurité des communautés. Les forces de sécurité sahéliennes ont subi de lourdes pertes dans ce conflit. Les militants ont réussi à cibler les forces de sécurité et de défense dans leurs attaques au Mali, au Burkina Faso et au Niger. La mobilité supérieure et les capacités de renseignement ont permis aux groupes militants de s’emparer de bases militaires statiques, faisant des centaines de victimes parmi les forces armées. De plus, les coups d’État militaires au Mali et au Burkina Faso ont détourné une attention et des ressources précieuses de la lutte, permettant aux militants de gagner en puissance et de s’étendre. En 2021, un nombre record de 73 districts administratifs ont été témoins d’événements violents associés à des groupes islamistes militants, contre 35 districts en 2017 (voir la Figure 2).
Les conflits au Sahel sont complexes et ne peuvent être réduits à un seul facteur. La détérioration de l’environnement sécuritaire souligne néanmoins la nécessité de réexaminer et de recalibrer la stratégie employée par les pays sahéliens pour leurs forces de sécurité afin de contrer cette menace croissante. Il s’agit essentiellement de reconnaître que le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont confrontés à des insurrections locales (plutôt qu’à des menaces terroristes isolées). Par conséquent, le remodelage des forces de sécurité spécifiquement pour la contre-insurrection est primordial pour stabiliser le Sahel. Cela implique plusieurs changements importants en ce qui concerne les capacités, la doctrine et la structure des forces militaires, ainsi que la place des armées dans le contexte plus large de la justice et du maintien de l’ordre.
Développer une orientation stratégique de contre-insurrection
La première étape de l’évaluation d’une stratégie de sécurité consiste à comprendre la menace. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont menacés par des groupes extrémistes violents disparates, mobilisés par des motivations géographiques, ethniques, idéologiques et politiques distinctes.2 Bien que ces groupes soient souvent caractérisés comme appartenant à l’une des deux grandes bannières – la Jama’at Nasrat al Islam wal Muslimin (JNIM), affiliée à Al-Qaïda, et l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) – les militants sahéliens sont moins des extensions d’organisations terroristes mondiales que des expressions de conflits locaux. Ces groupes militants sont dirigés par des fauteurs de troubles locaux charismatiques et dotés d’un esprit politique qui canalisent et exploitent les griefs locaux liés à l’injustice perçue, à la marginalisation politique, à la discrimination ethnique et à la pauvreté. Certaines personnes sont réceptives aux récits djihadistes en raison de faiblesses réelles des gouvernements sahéliens, que l’on peut dépeindre comme étant au mieux négligents, au pire abusifs. Les Sahéliens perçoivent souvent les systèmes judiciaires limités de leur pays comme lents et vénaux. Et il existe un sentiment de large impunité en ce qui concerne les abus, l’injustice et la corruption.
Compte tenu de la nature locale et sociétale de la menace sécuritaire au Sahel, il est justifié de modifier l’orientation stratégique guidant les forces armées sahéliennes vers la contre-insurrection (COIN). Cela nécessite une approche « centrée sur la population », ce qui signifie limiter autant que possible l’application de la violence. Il s’agit également de compléter l’action militaire par des initiatives visant à améliorer les conditions de vie ainsi qu’à assurer la justice et le respect de la loi. En bref, la réussite de la COIN exige un type différent de stratégie militaire et de gouvernance.
Ces prémisses de base de la COIN nécessitent des capacités qui permettent aux militaires d’interagir avec les communautés locales et de construire des relations positives. Ces relations sont essentielles, tout comme le respect du droit de la guerre et de l’État de droit. Il est peut-être exagéré de dire qu’il est plus important que les soldats apprennent à être des citoyens modèles qu’à être compétents en matière de tactiques de combat, mais c’est tout juste. Pour être efficaces, les forces de sécurité africaines doivent bénéficier de l’acceptation et de la confiance des personnes qu’elles protègent et servent.3
« Cela signifie que les armées sahéliennes doivent être « républicaines » dans le sens où elles doivent représenter les valeurs de la nation qu’elles défendent ».
Cela signifie que les armées sahéliennes doivent être « républicaines » dans le sens où elles doivent représenter les valeurs de la nation qu’elles défendent.4 L’impératif de bonnes relations avec la population a également des implications concrètes pour le recrutement et la promotion d’une force diversifiée qui reflète la société. La diversité présente des défis liés à la cohésion. Cependant, en favorisant la cohésion et l’esprit de corps entre diverses formations, on peut améliorer les capacités de l’armée tout en renforçant ses qualités républicaines.5
La justice militaire est également un élément clé. Les gendarmeries nationales, répandues en Afrique francophone, jouent un rôle central en étant à cheval entre l’armée et les forces de l’ordre. Les gendarmeries assurent généralement la police des populations civiles et ont une fonction de prévôté, ce qui signifie qu’elles surveillent les forces armées. Les gendarmeries et les polices doivent être dotées du personnel et des ressources nécessaires pour traiter les plaintes pour violation des droits humains. Cela devrait au moins permettre de réduire les cas d’abus de civils par les forces de sécurité, qui sont non seulement contre-productifs mais aussi propices au recrutement des insurgés. Le respect des droits humains renforce également la légitimité du gouvernement. Des troupes spécifiques pourraient être désignées comme « référents droits humains » pour une opération, ce qui les rendrait responsables du respect des dispositions relatives aux conflits armés et au droit international humanitaire.6
L’intégration d’équipes civiles au niveau du bataillon afin d’identifier les problèmes liés à la gouvernance ainsi que les possibilités de mobiliser le soutien de la population peut, de la même manière, améliorer les efforts de COIN.7 Ces équipes aident à garantir que le gouvernement agit sur les questions liées au maintien de l’ordre, aux infrastructures, aux soins de santé, à l’éducation, à l’agriculture et aux services vétérinaires, en répondant efficacement aux intérêts et aux besoins des populations locales.
Ces équipes, souvent les premières à arriver, ont la capacité de répondre aux besoins des civils et fonctionnent comme une avant-garde des services gouvernementaux. Ce faisant, elles jettent les bases d’un nouveau contrat social qui peut faire pencher la balance de la confiance vers le gouvernement dans les conflits contre-insurrectionnels. Le général Oumarou Namata Gazama, le commandant nigérien de la Force conjointe du G5 Sahel en 2019-2021, a inventé le terme « missions foraines » en référence aux efforts déployés pour atteindre cet objectif. L’idée était que des administrateurs civils, des équipes médicales et des experts en développement accompagnent les opérations militaires pour réimplanter un embryon de l’État dans les zones où il n’était pas opérationnel.
Impératifs de base pour une armée de contre-insurrection au Sahel
Au-delà de l’orientation stratégique des armées sahéliennes, il faut construire les forces armées de la région en fonction du contexte sécuritaire du Sahel. La rareté des ressources et l’immensité des espaces font qu’il n’y aura jamais assez de troupes. Au lieu de cela, les forces armées bénéficieraient d’unités de manœuvre légères adaptables, dotées d’un appui aérien et de feux indirects, de capacités de renseignement, d’unités logistiques, de capacités de maintenance et d’une empreinte opérationnelle qui évite autant que possible les positions statiques.
« Mission Command ». Une campagne de COIN réussie dans le contexte sahélien exige un degré élevé de ce que les Américains appellent le « mission command » (commandement de la mission, ou commandement par objectif, ndlr) et l’idée française de « subsidiarité », ce qui se traduit par la mise en place d’unités de manœuvre interarmées petites et modulaires qui exercent un degré élevé d’autonomie.8 Cela signifie former des unités de manœuvre mobiles de la taille d’une compagnie (60-200 hommes), voire d’une demi-compagnie, qui rassemblent différents éléments, dont le renseignement, le génie et les affaires civilo-militaires, selon les besoins. Une telle intégration des unités permet de disposer d’un large éventail de capacités au sein d’une petite force afin d’obtenir une plus grande autonomie pour accomplir la mission.
Le « mission command » va toutefois au-delà de la formation des unités. Il faut des officiers et des sous-officiers de grande qualité qui ont la capacité et l’autorité d’agir comme ils l’entendent pour réaliser l’intention de leurs commandants pendant les opérations terrestres unifiées.9 Le recrutement, la gestion des ressources humaines et, bien sûr, la formation sont des ingrédients clés. Jusqu’à présent, les tentatives de développement de telles unités de manœuvre interarmes, comme les groupes tactiques interarmes (GTIA) du Mali, ont échoué, en partie à cause d’une mauvaise base administrative et d’un manque de capital humain.10 De plus, favoriser la cohésion d’une unité dans ce qui peut s’apparenter à un patchwork de personnel issu d’unités existantes a présenté des défis importants, bien que prévisibles.
« Les déficiences des services de renseignement sahéliens ont moins à voir avec l’équipement qu’avec les compétences et la politique. Le partage des renseignements entre les agences est un défi majeur, par exemple ».
Mobilité. En raison de la dureté et de l’étendue du terrain, les militaires sahéliens doivent renoncer aux véhicules lourds au profit de véhicules plus légers et, dans la mesure du possible, opérer en tant que forces aéromobiles ou même aéroportées. Les pick-ups équipés d’armes (souvent appelés « technicals »), les motos et autres véhicules tactiques légers sont très utiles. Les unités légères de reconnaissance et d’intervention (ULRI) du Mali, équipées de motos, font office d’infanterie montée classique et de cavalerie légère. Les pelotons de ces unités de la taille d’une compagnie peuvent couvrir le plus de terrain possible, rapidement, tout en évitant les routes susceptibles de contenir des engins explosifs improvisés.
La mobilité s’acquiert généralement au détriment de la protection et de la puissance de feu. Les forces doivent avoir la dextérité de fonctionner comme les insurgés en ce qui concerne la mobilité, mais elles doivent être meilleures. Plus précisément, les armées sahéliennes doivent être suffisamment performantes pour être en mesure de vaincre leurs adversaires la plupart du temps.11 Quelques véhicules blindés équipés de mitrailleuses de calibre 50 peuvent suffire, à condition que ces véhicules soient bien adaptés au climat et au terrain. Un véhicule blindé comme le VAB (Véhicule de l’avant blindé) français ou un véhicule résistant aux mines, protégé contre les embuscades (MRAP) pourvu de la même arme, aurait pu faire une différence cruciale en 2017 lorsque les forces nigériennes, accompagnées d’une équipe de forces spéciales américaine, sont tombées dans une embuscade lors d’une patrouille près de la ville de Tongo Tongo.
Deux types fondamentaux d’unités mobiles offrent un fort potentiel : une force de frappe mobile, composée de « technicals », et une force de réaction rapide aéroportée ou aéromobile. Le premier aurait, au moins, également quelques capacités d’artillerie. Les armées sahéliennes disposent aujourd’hui de mortiers et d’autres plateformes de feu direct et indirect légères et peu coûteuses, mais elles n’en possèdent pas en quantité suffisante. En outre, l’intégration réelle de ces plates-formes en mode interarmes est un défi pour toutes les armées, car elle nécessite des heures d’entraînement et de préparation et donc des ressources. Les armées sahéliennes disposent également d’artillerie remorquée, mais leur utilité compte tenu des exigences logistiques est discutable.
Appui aérien. Idéalement, les troupes sahéliennes pourraient faire appel à un appui aérien rapproché. À cet égard, les tactiques françaises au Tchad en 1969-1972 sont instructives. La France y avait déployé une force d’infanterie légère qui, à son apogée, se composait de cinq compagnies et d’une compagnie de voitures mitrailleuses. Elle avait compensé ce faible effectif par une grande mobilité (facilitée par des besoins logistiques réduits), une petite flotte d’avions de transport et une escadrille de six à neuf chasseurs d’attaque au sol AD-4 Skyraider. En effet, les Français comptaient sur le fait que leurs soldats seraient suffisamment compétents pour survivre au contact des forces ennemies suffisamment longtemps pour que les Skyraiders puissent arriver et fournir une puissance de feu décisive.
Les avions de chasse turbopropulsés Super Tucano d’aujourd’hui, ainsi que le nombre croissant d’avions et d’hélicoptères d’attaque, de reconnaissance et de transport des flottes sahéliennes (Mi-17, Mi-24, Tétras, etc.) sont plus qu’à la hauteur des tâches critiques de transport, de reconnaissance et d’appui-feu. Le Mali a des Super Tucanos et des hélicoptères d’attaque dans son inventaire. Les hélicoptères ont été efficaces mais on n’a pas d’informations sur les Tucanos. Les avions de transport, qu’ils soient à voilure fixe ou tournante, améliorent aussi considérablement les capacités d’évacuation sanitaire, ce qui contribue grandement à soutenir le moral d’une force. Cependant, le développement de plates-formes de maintenance est essentiel à la constitution de cet inventaire pour éviter que l’équipement ne tombe en ruine et ne saborde la flotte d’appui aérien.
Renseignement. Le renseignement est absolument crucial dans un conflit civil, d’autant plus lorsque les services de sécurité gouvernementaux sont sous-dimensionnés et faibles. Sans un bon renseignement, les forces de sécurité risquent d’agir à l’aveuglette et de faire beaucoup plus de mal que de bien. Elles doivent savoir qui cibler et où, où aller et comment discerner les militants des innocents. Les déficiences des services de renseignement sahéliens ont moins à voir avec l’équipement qu’avec les compétences et la politique. Le partage des renseignements entre les agences est un défi majeur, par exemple.
Logistique et maintenance. Le soutien logistique est une capacité difficile mais non moins critique, qui a tendance à être négligée. La logistique est un défi pour toute armée, en particulier pour une armée disposant de peu de ressources. Cependant, une logistique expéditionnaire du type de celle requise pour le type de force sahélienne envisagé ici est aussi difficile que nécessaire.
L’objectif de la logistique devrait être de maximiser l’autonomie des unités de manœuvre.12 Pour ce faire, il faut avoir les moyens de livrer les fournitures nécessaires au bon endroit et au bon moment. Toutefois, compte tenu des capacités limitées, la plupart des systèmes rencontrent des difficultés. Les forces maliennes sont souvent bloquées dans leurs bases par manque de véhicules opérationnels. Après une attaque désastreuse contre une base de la gendarmerie burkinabè en novembre 2021, il a été révélé que la garnison était affaiblie par la faim. Même l’armée française, qui excelle dans ce type d’opérations, a failli connaître des difficultés lors de l’opération Serval en 2013, alors qu’elle peinait à s’assurer que ses troupes en progression rapide disposaient de suffisamment d’eau pour rester en vie dans le nord du Mali. Il en découle deux leçons logistiques essentielles pour les armées sahéliennes : la première est d’investir autant que possible dans le développement de leurs capacités logistiques, et la seconde est de tout faire pour réduire leurs besoins logistiques.
« Il en découle deux leçons logistiques clés pour les armées sahéliennes : la première est d’investir autant que possible dans le développement de leurs capacités logistiques, et la seconde est de tout faire pour réduire leurs besoins logistiques ».
Les ULRI maliennes ont considérablement amélioré leur mobilité grâce à des motos chinoises bon marché, par exemple. Plus important encore, ces motos étaient faciles à entretenir et à réparer pour les troupes maliennes, car elles pouvaient acheter des pièces sur le marché local, réduisant ainsi leur dépendance sur de chaînes d’approvisionnement défectueuses. En revanche, d’autres soldats maliens ont souvent été immobilisés parce qu’ils ne pouvaient pas maintenir leurs véhicules en état de marche en raison, notamment, de la faiblesse de leur chaîne logistique. Les ULRI auraient également bénéficié de l’attribution de pick-ups et de radios couramment disponibles dans le Sahel.
Les armées sahéliennes, quant à elles, disposent souvent de stocks d’équipements incompatibles, ce qui reflète la diversité de leurs donateurs mais aussi l’absence de besoins clairement articulées. Les militaires sahéliens ne se sentent peut-être pas capables de refuser des dons, ou alors ils n’ont pas de politique pour identifier ce qui peut être utile ou pas. La diversité des équipements qui en résulte handicape les forces dont les capacités logistiques sont déjà faibles.
Posture mobile. Des bases bien placées et bien défendues sont essentielles pour pouvoir mettre en place des opérations et projeter des forces dans des zones éloignées. Un problème épineux consiste à trouver un équilibre approprié entre dispersion et concentration. Les défenses statiques et les bases permanentes sont à éviter. Elles deviennent des cibles faciles et rendent plus difficile la prise d’initiative des forces. Les positions fixes présentent également des inconvénients, car elles sont plus facilement observables par l’ennemi. Les itinéraires deviennent prévisibles. Les opérations deviennent transparentes. Ainsi, même les bases avancées, qui offrent un compromis entre mobilité, protection et contrôle de la zone environnante, doivent être temporaires. Elles devraient avoir une durée de vie de 10 à 30 jours.13 En revanche, les forces sahéliennes semblent avoir tendance à adopter des positions statiques qui limitent les interactions avec les populations locales et leur capacité à collecter des renseignements. Les troupes maliennes, en particulier dans le nord du Mali, ont tendance à s’entasser dans de grandes bases pour se protéger et parce que les véhicules tombent en ruine.
Les insurgés trouvent également qu’il est relativement facile de bloquer la mobilité des forces gouvernementales en minant les routes qu’elles empruntent régulièrement pour se déplacer d’une base à l’autre ou pour quitter les bases afin de mener des opérations. Aveugles et isolés, les soldats sahéliens ont subi de lourdes pertes après que leurs bases ont été envahies. L’utilisation des bases avancées temporaires nécessite également des ingénieurs et des compétences en ingénierie. Des bermes, des fossés, des clôtures et d’autres éléments de base simples peuvent améliorer la protection avec peu de coûts associés, hormis la main-d’œuvre et le savoir-faire. Ces tactiques défensives peuvent également être adaptées aux unités mobiles.
Modèles africains
Deux modèles africains de contre-insurrection offrent des perspectives pertinentes pour le Sahel : les groupes spéciaux d’intervention (GSI) de la Mauritanie et la brigade d’intervention rapide (BIR) du Cameroun. Tous deux ont été loués pour leur efficacité contre les bandits et les groupes militants, bien que des violations des droits humains aient entaché la réputation des unités camerounaises. Tous deux coordonnent leurs mouvements avec des moyens aériens qui servent de plateformes de transport et de reconnaissance et fournissent un appui-feu.
La BIR fait preuve d’une « flexibilité tactique et opérationnelle » similaire aux opérations rhodésiennes, sud-africaines et israéliennes des années 1970 et 1980.14 La BIR est composée d’environ 5 000 hommes répartis en 5 bataillons. Il s’agit d’unités aéroportées, amphibies, blindées de reconnaissance et de renseignement, ainsi que d’une unité de cavalerie aéroportée appelée groupe d’intervention rapide aéromobile. L’élément tactique de base de la BIR est l’unité d’intervention légère (UIL) de la taille d’une compagnie à laquelle sont attachés des éléments blindés, d’artillerie (mortiers) et de renseignement.
« Cela a révélé l’inutilité de disposer de quelques compagnies rapides alors que le reste de la force n’est pas payé, manque de chargeurs pour leurs armes et dispose de véhicules inopérants ».
Les commandants de l’UIL peuvent faire appel à un soutien d’artillerie suffisant pour briser un adversaire même numériquement supérieur. Les groupes de combat interarmes camerounais bénéficient d’une structure de commandement décentralisée (semblable au « mission command »), ce qui améliore leur agilité et leur adaptabilité pendant les opérations. En outre, le Cameroun est reconnu pour exploiter efficacement ses capacités aéromobiles, multipliant ainsi les avantages de ses groupements tactiques interarmes.15
Les forces armées camerounaises disposent d’Alpha Jets, ainsi que de trois escadrons d’hélicoptères d’attaque et de transport, dont des Mi-24, et de divers avions de patrouille/reconnaissance offrant un appui aérien important. Les Mi-24 seraient attachés à la BIR. De plus, le Cameroun possède dans son inventaire des véhicules blindés modernes, notamment des MRAP Bastion français et des GAIA Thunders israéliens, qui représentent tous deux un mélange approprié de mobilité, de protection et de puissance de feu.
Les groupements tactiques de la taille d’un bataillon (environ 1 000 hommes), comme ceux que le Cameroun présente avec sa BIR, constituent un modèle possible. Toutefois, ce modèle peut nécessiter des ressources dont ne disposent pas les armées du Sahel. Ce format permet de tirer les éléments constitutifs de l’infanterie permanente, des blindés et de divers régiments d’appui au combat et d’appui au service du combat, en fonction des besoins. Cela se traduit par un degré de modularité que le Burkina Faso, le Mali et le Niger pourraient avoir du mal à reproduire et à maintenir.
Les armées sahéliennes devraient renoncer à cette modularité en échange d’unités permanentes d’armes combinées avec des capacités organiques similaires aux GSI mauritaniens. Ces huit équipes de petites unités sont polyvalentes, tant au niveau de la réflexion que de l’exécution. Les équipes de combat ont été bien équipées en véhicules légers et en fournitures, notamment en carburant, eau et munitions, pour des opérations indépendantes soutenues de plusieurs jours dans le désert. Pour renforcer la cohésion et la motivation du groupe, chaque unité est composée d’environ 200 hommes qui ont servi ensemble pendant plusieurs années. Il est important de noter qu’ils disposent de la mobilité, de l’appui au combat et du soutien des services de combat dont ils ont besoin pour exécuter leur mission.
L’appui aérien renforcé a été essentiel à ces opérations terrestres, même si la coordination reste élémentaire. Les aviateurs mauritaniens ne disposent pas des capacités avancées de leurs homologues d’Afrique du Nord, mais quelques moyens – avions de surveillance Cessna, Super Tucanos et hélicoptères chinois – se sont avérés suffisants pour détecter les activités suspectes et guider les GSI sur le terrain. Le renseignement intégré a également joué un rôle essentiel dans les opérations de COIN des GSI. La montée des activités islamistes militantes au Sahel a stimulé les efforts visant à développer à la fois les réseaux de renseignement humain sur le terrain et les capacités techniques. Celles-ci vont de la revitalisation des compétences et des moyens existants adaptés aux opérations dans les zones désertiques reculées à l’acquisition de radars de surveillance modernes.16 Nombre de ces innovations servent d’exemples instructifs pour les autres pays du Sahel.
Soutien international et coopération en matière de sécurité
Les partenaires internationaux en matière de sécurité ont longtemps souffert d’ambivalence quant à la meilleure façon de soutenir les pays du Sahel sans se laisser entraîner dans leurs luttes politiques internes. En termes simples, ils ont été disposés à aider les gouvernements sahéliens à combattre les « terroristes », mais pas les rebelles armés. La distinction est douteuse, mais les ramifications ont été réelles : une tendance à essayer de fournir des capacités discrètes à un nombre limité de soldats plutôt que de tenter d’améliorer les capacités de l’ensemble de la force.
Cela a révélé l’inutilité de disposer de quelques compagnies rapides alors que le reste de la force n’est pas payée, manque de chargeurs pour leurs armes et ne dispose que de véhicules inopérants. Même l’EUTM, la mission de formation de l’Union européenne en soutien à l’armée malienne, s’est abstenue d’équiper les unités avec lesquelles elle travaillait. Par conséquent, les meilleures forces du Sahel sont entravées par des problèmes aussi élémentaires que le manque de bretelles de fusils, sans parler de quantité suffisante de munitions de mortier pour l’entraînement.
En l’absence d’un consensus clair sur un modèle de base pour les forces sahéliennes, les partenaires internationaux en matière de sécurité ont eu tendance à proposer des solutions « prêtes à l’emploi » peu pertinentes. Les partenaires de l’aide à la sécurité devraient plutôt penser en termes de COIN et d’aider les armées sahéliennes à développer les capacités appropriées.
Un autre problème est que l’accent mis sur le contre-terrorisme, encouragé par la réticence à traiter les problèmes intérieurs du Sahel, revient à se concentrer sur les opérations de combat en négligeant souvent l’aspect non combattant d’une approche centrée sur la population. C’est pour cette raison que le changement de paradigme vers la contre-insurrection est important. La COIN n’est pas seulement une question de compétences de combat, mais aussi de restauration de la confiance de la communauté dans le gouvernement.
Dans certains cas, cela pose un problème aux pays donateurs en raison de divisions bureaucratiques sur la question de savoir qui peut travailler avec les armées et qui peut travailler avec les forces de l’ordre. Les armées de COIN nécessitent l’intégration de l’application de la loi et du système de justice militaire. Les partenaires internationaux doivent également penser à améliorer l’efficacité des formations intégrées, comme le GTIA, et la capacité des sous-groupes au sein de ces formations à travailler de manière autonome.
Les armées du Sahel ont parcouru un long chemin depuis l’époque de la Guerre froide. On trouve encore de vieux T-55 et BTR aux côtés de pièces d’artillerie datant des années 1980 (si ce n’est plus), dont la plupart sont abandonnées et jonchent les parkings. Cependant, on trouve beaucoup de véhicules légers et d’aéronefs appropriés, ainsi que des MRAP, qui sont plus adaptés et utilisables. Il ne s’agit donc pas de transformer radicalement les inventaires d’équipements, mais plutôt d’achever l’évolution des forces pour qu’elles adoptent la doctrine de COIN.
« La COIN n’est pas seulement une question de compétences de combat, mais aussi de restauration de la confiance de la communauté dans le gouvernement ».
Sur le papier, par exemple, l’armée malienne dispose d’un grand nombre de pièces correctes, notamment les huit GTIA, ce qui suggère un certain degré de mobilité et de modularité. En pratique, cependant, elle manque de cohésion et de compétences pour fonctionner comme elle le devrait. Il s’agit, en partie, d’une défaillance administrative. La mauvaise gestion des ressources humaines signifie que personne ne sait quels soldats ont été formés et par qui, et que les soldats affectés aux GTIA en sortent par rotation. Les compétences acquises par les Maliens ont donc tendance à se dissiper.17 Cela explique en grande partie pourquoi l’armée malienne et les GTIA n’ont fait que des progrès modestes pendant les neuf années où la mission européenne de formation les a soutenus. Même si les GTIA fonctionnent bien, il leur manque les capacités spécifiques requises pour la COIN, notamment en ce qui concerne la justice militaire et les relations civilo-militaires. Tant que ces questions ne seront pas réglées, l’aide internationale consacrée à d’autres priorités ne sera pas d’un grand secours.
Construire une armée sahélienne plus efficace
Les gouvernements sahéliens ont besoin d’une stratégie et d’une doctrine claires pour leurs structures de forces afin de répondre de manière efficace aux menaces à leur sécurité. Une première étape utile serait d’adopter le paradigme de la contre-insurrection. Cela se traduit par une stratégie qui associe les opérations de combat à une approche centrée sur la population, destinée à renforcer les relations avec les populations locales et à refondre le contrat social. Il faut une force qui dispose d’éléments intégrés pour travailler avec les communautés locales, leur apporter la justice et l’application de la loi, et assurer la surveillance de l’armée. Sans cela, une approche purement axée sur les opérations de combat est vouée à l’échec. Les forces sahéliennes ne peuvent tout simplement pas tuer suffisamment d’insurgés pour s’imposer, et leurs tentatives en ce sens ont été contre-productives. Une force de COIN doit offrir, au minimum, l’avantage de ne pas s’en prendre aux civils et, au maximum, une pression soutenue sur les groupes d’insurgés associée à la protection des communautés. Il suit une série de recommandations et de priorités politiques qui contribuent à la réalisation de ces objectifs.
« Une stratégie qui associe les opérations de combat à une approche centrée sur la population … renforce les relations avec les populations locales ».
Construire une force terrestre autour de groupes de forces interarmes mobiles à l’échelle du bataillon, conformément à une stratégie de COIN centrée sur la population. Cette force nécessite l’intégration de policiers, de gendarmes et d’éléments civils axés sur la fourniture de services gouvernementaux essentiels. On ne saurait trop insister sur l’importance de ce point. Ces éléments complètent une stratégie centrée sur la population qui rétablit les relations avec les communautés locales et utilise les capacités de renseignement organiques pour dégrader les menaces des insurgés.
Parallèlement aux capacités de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, les forces opérationnelles interarmes doivent cultiver une culture de commandement fondée sur la pratique du « mission command », afin d’aider les militaires sahéliens à tirer le meilleur parti de leurs petites forces dans leur environnement aux ressources limitées. À cette fin, les forces sahéliennes devront identifier des étapes pratiques et pragmatiques pour développer leurs forces interarmées. Il s’agit notamment de :
➢ L’intégration de feux indirects pour de véritables opérations interarmées dans les batailles, les mortiers étant une option appropriée, peu coûteuse et relativement mobile.
➢ Le développement d’une capacité d’ingénierie plus forte, au moins dans le but d’améliorer la défense fixe.
➢ La création d’une section aérienne capable de fournir les feux nécessaires mais aussi de mener des opérations aéromobiles rapides avec des options possibles d’autonomie, de réponse rapide et de renforcement.
Bien que la transformation complète d’une force soit un processus de plusieurs années, nécessitant de multiples itérations avec un soutien et une adaptation continus, même les premières mesures prises dans ce sens devraient apporter des améliorations.
Prendre au sérieux les relations et l’engagement communautaires. Bien important encore que les considérations relatives à la structure et à la mobilité des forces, il est impératif d’établir des relations positives avec les populations locales. Il ne s’agit pas seulement d’une question de moralité et de légitimité (deux denrées précieuses dans une contre-insurrection), mais aussi d’éviter les actions contre-productives telles que les meurtres de civils, qui tendent à renforcer la cause des insurgés. Le manque de volonté ou l’incapacité des gouvernements sahéliens à fournir ces protections devrait par conséquent façonner d’autres formes d’engagement des partenaires internationaux.
Renforcer les capacités de renseignement. Pour améliorer la collecte et l’analyse des renseignements, il faut investir davantage dans les capacités techniques de collecte, notamment les capteurs terrestres, les drones et la capacité d’intercepter les communications téléphoniques et radio. Plus important encore, les collecteurs et les analystes à tous les niveaux doivent être formés. En outre, les pays du Sahel doivent développer des mécanismes institutionnels pour le partage des informations, tant au niveau tactique qu’aux niveaux plus élevés. Cela nécessite un soutien politique de haut niveau pour inciter les différents services à coopérer et à se coordonner. Une entité proche du chef de l’État devrait être habilitée à jouer un rôle analogue à celui du bureau américain du directeur du renseignement national ou du Conseil national de sécurité, qui supervise le renseignement et peut fournir une orientation de haut niveau à toutes les entités de renseignement. Cela doit s’accompagner de solides protections contre l’abus des capacités de renseignement à des fins politiques.
Investir dans la capacité logistique et la soutenir afin de maintenir la posture de COIN. Les forces sahéliennes doivent s’efforcer d’être aussi homogènes que possible en ce qui concerne les véhicules et les systèmes d’armes afin d’alléger les charges logistiques. L’aide à la sécurité devrait fournir des stocks abondants de pièces courantes et aider les armées sahéliennes à développer leurs capacités de logistique et de soutien. Idéalement, les partenaires occidentaux pourraient envisager des ensembles à plus grande échelle (par exemple, des milliers de fusils d’assaut du même modèle avec les chargeurs et les bretelles associées ; des centaines de mortiers de différents calibres, avec des munitions en quantité suffisante).
Soutenir les bataillons avec une force de réaction rapide capable d’une large gamme d’opérations. Les armées sahéliennes ont besoin d’une force de réaction rapide, idéalement aéromobile, mais fonctionnant autrement à l’aide de véhicules techniques et éventuellement de quelques MRAP. Cela présuppose l’existence d’un groupe d’appui aérien tactique, qui utilise des aéronefs à voilure fixe et tournante, pour assurer une variété de missions allant de l’évacuation sanitaire aux assauts aériens et à l’appui-feu. Le Mali et le Niger ont également besoin de capacités fluviales, qui pourraient être fournies par un groupe distinct, non organique aux groupements tactiques, mais pouvant faire équipe avec n’importe lequel d’entre eux, le cas échéant.
«L’établissement de relations positives avec les populations locales n’est pas seulement une question de moralité ou de légitimité, mais aussi un moyen essentiel d’affaiblir le soutien aux insurgés ».
Les partenaires internationaux doivent travailler avec leurs partenaires des pays hôtes pour élaborer des plans cohérents, des pièces à l’éducation. La stratégie sahélienne devrait informer leurs partenariats internationaux, en guidant ce que les partenaires internationaux enseignent et l’équipement qu’ils fournissent. Les partenaires de sécurité partageant les mêmes idées pourraient envisager des entreprises internationales conjointes pour fournir des ensembles plus importants d’équipements interopérables afin de minimiser le gaspillage et d’éviter les pièges logistiques. Les partenaires internationaux devraient également s’abstenir de donner des équipements s’ils ne sont pas d’un type déjà présent dans les stocks militaires.
Au-delà de l’équipement, les programmes internationaux d’aide à la sécurité peuvent également veiller à ce que les partenaires sahéliens tirent parti des capacités interarmées pour opérer à des échelles à la fois plus petites et plus grandes que les groupements tactiques à l’échelle du bataillon. Les prestataires d’assistance doivent réfléchir à l’amélioration de l’efficacité des formations intégrées pour le contexte sahélien. Compte tenu de l’étendue du terrain et des ressources limitées, la capacité des sous-groupes à travailler de manière autonome sera essentielle. Il faut pour cela accorder une plus grande attention à la formation militaire professionnelle à long terme des unités et de leurs chefs. Une approche plus globale de la formation, qui englobe l’ensemble du cycle de vie du soldat sahélien, est nécessaire.