Quel avenir pour l’Europe dans la multipolarité ?

Dans son dernier essai, La Défaite de l’Occident, Emmanuel Todd remet en question «l’axiome» de l’État-nation qui règle les relations internationales depuis le XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui (axiome fondateur des «Nations unies»). Il propose «une interpréta­tion pour ainsi dire post-euclidienne de la géopolitique mondiale», qui ne repose pas sur l’État-nation, mais fait plutôt l’hypothèse de sa disparition prochaine1.

Todd balaie au passage l’idée que la «multipolarité» émergente sera compatible avec la «souveraineté» d’un pays européen comme la France. La multipolarité est un ordre mondial dont les acteurs principaux seront de grands ensembles civilisationnels régionaux. La France n’en fait pas partie, pas plus qu’aucune autre nation européenne isolée. L’Europe, qui se définit comme une multipolarité à elle toute seule, peut-elle devenir un pôle civilisationnel dans la multipolarité globale ?

Je reviens sur cette question que j’ai déjà abordée brièvement dans «L’origine médiévale de la désunion européenne», et plus en détail dans le premier chapitre de mon nouveau livre, La Malédiction papale. La perspective que je présente en choquera plus d’un, mais il m’apparaît que le dilemme existentiel de l’Europe est généralement mal posé, et que le débat entre nationalistes et européistes repose, de part et d’autre, sur une méconnaissance de l’histoire. Sans prétendre apporter une solution au dilemme, je crois que cette perspective peut aider à poser la question de l’Europe en des termes plus réalistes. Car comment résoudre un problème sans en étudier d’abord la cause ? À la fin de cet article, je reviendrai sur la vision d’Emmanuel Todd, illustrée par la carte en tête d’article. Mais, d’abord, quelques notes de lectures de Samuel Huntington me semblent pertinentes.

Samuel Huntington et le retour des civilisations

Les États-nations, tels qu’on les conçoit aujourd’hui, sont une invention européenne imposée comme modèle au reste du monde au XIXe siècle, parfois à grands coups de crayons tracés à la règle sur des cartes, au mépris des identités et des rivalités ethniques. Ce découpage du monde en États-nations n’a pas effacé d’autres réalités, par exemple, le fait que certaines puissances comme la Russie ou la Chine sont des États multinationaux, même si elles possèdent leur carte d’identité de «nation» aux Nations Unies.

La thèse selon laquelle les États-nations vont perdre leur rôle central dans la géopolitique mondiale est défendue par Samuel Huntington dans Le Choc des Civilisations, paru en 1996 et traduit dans le monde entier. C’est un livre important, dont la mauvaise réputation vient en partie de son titre et de son exploitation par les néoconservateurs. Notons d’abord que l’article publié par Huntington dans Foreign Affairs en 1993, dont le livre est une élaboration, portait le titre «The Clash of Civilizations?» avec un point d’interrogation.

Par ailleurs, le titre complet de l’original anglais est The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Mais on remarque que, d’une édition à l’autre, la seconde partie du titre est devenue de plus en plus petite. Dans la traduction française, elle a totalement disparue. Cela n’est pas anodin, car Order s’oppose à Clash, et il est évident, à la lecture du livre, que Huntington ne prône pas le «choc» des civilisations, mais un nouvel «ordre mondial» entre les civilisations.

Quand le titre d’un livre aussi médiatisé et applaudi dit le contraire du livre, le message du titre a plus d’impact auprès du grand que celui du livre. Étant donné la manière dont le livre de Huntington a été présenté, après le 11-Septembre 2001, comme une prédiction de ce qui venait d’arriver, on peut conclure que le travail de Huntington a été exploité par les néoconservateurs à leurs fins belliqueuses. Pour comprendre cela, je renvoie à la section «anatomie de l’État profond» de mon article «11 Septembre 2001 : la théorie du complot piraté», dans lequel j’analyse la façon dont les crypto-sionistes néoconservateurs ont détourné la géostratégie impériale traditionnelle des États-Unis prônée par le Council on Foreign Relations, dont le théoricien le mieux connu était Zbigniew Brzezinski, proche de Huntington. Bien entendu, Brzezinski et Huntington portent une part de responsabilité dans l’usage qui a été fait de leurs travaux. Mais les considérer comme des néoconservateurs, comme je le vois souvent faire en France, est un contresens. Ni l’un ni l’autre n’ont été signataires du PNAC (contrairement à Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l’Histoire), et tous deux ont fermement critiqué la Guerre en Irak dès 2003. Foreign Policy, le journal fondé par Samuel Huntington, est extrêmement hostile aux néoconservateurs2, et Brzezinski dénonça devant le Sénat en 2007 «une calamité historique, stratégique et morale […] mue par des pulsions manichéennes et un orgueil impérial».

J’insiste : on ne peut pas comprendre la politique étrangère et militaire états-unienne depuis le 11 septembre 2001 si l’on ne prend pas en compte ce détournement de la géostratégie impériale traditionnelle par les néoconservateurs. La grande ruse des néoconservateurs a été de se draper dans l’impérialisme «civilisateur» américain pour pousser les États-Unis à détruire des États arabes ennemis d’Israël, contre l’intérêt des États-Unis. Leur succès le plus spectaculaire est d’avoir obtenu de Bush Junior ce que son père, qui les appelait the crazies, leur avait refusé en 1991 : l’invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein. Bush père s’en était tenu au mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU en chassant Saddam du Koweit, et justifia son refus d’envahir l’Irak par la volonté de bâtir un «nouvel ordre mondial» basé sur le droit international (discours du 11 septembre 1990 devant le Congrès). Et aucun président américain n’a appliqué autant de pression sur Israël au nom des résolutions de l’ONU, avec son Secrétaire d’État James Baker (raison pour laquelle, comme Carter, il fut privé d’un second mandat).

Il ne s’agit pas ici de défendre un camp contre l’autre, mais simplement de ne pas les confondre. Et je suggère au passage que nous arrêtions de réagir de manière infantile à l’expression banale et neutre de «nouvel ordre mondial» comme si elle était le mot de passe que s’étaient donnés tous les malfrats de la planète pour leur projet commun de dictature mondiale—auquel cas il faudrait ranger Poutine et Xi Jinping dans cette catégorie, puisqu’eux aussi emploient ce langage.

Le nouvel ordre mondial qu’annonce Huntington dans son livre est à peu près le même que celui que prône Poutine : la multipolarité, soit un monde organisé en ères civilisationnelles, chacune étant centrée sur un «État phare» (core state en version originale) qui assure la sécurité régionale. «Le monde, prédit Huntington, trouvera un ordre sur la base des civilisations, ou bien il n’en trouvera pas3»; «un ordre mondial organisé sur la base de civilisations apparaît. Des sociétés qui partagent des affinités culturelles coopèrent les unes avec les autres ; […] les pays se regroupent autour des États phares de leur civilisation.» Dans cette nouvelle configuration, prévient Huntington, «les Occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais pas universelle et s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les sociétés non occidentales. Nous éviterons une guerre généralisée entre civilisations si, dans le monde entier, les chefs politiques admettent que la politique globale est devenue multicivilisationnelle et coopèrent à préserver cet état de fait4.»

Certes, Huntington affirme que, «pour préserver la civilisation occidentale, en dépit du déclin de la puissance de l’Occident, il est de l’intérêt des États-Unis et des pays européens» d’intégrer dans l’OTAN la Slovénie et la Croatie, d’encourager l’ »occidentalisation» de l’Amérique latine, «d’empêcher le Japon de s’écarter de l’Ouest et de se rapprocher de la Chine», et «de maintenir la supériorité technologique et militaire de l’Occident sur les autres civilisations». Mais il recommande aussi : «de considérer la Russie comme l’État phare du monde orthodoxe et comme une puissance régionale essentielle, ayant de légitimes intérêts dans la sécurité de ses frontières sud ;» «– et, enfin et surtout, d’admettre que toute intervention de l’Occident dans les affaires des autres civilisations est probablement la plus dangereuse cause d’instabilité et de conflit généralisé dans un monde aux civilisations multiples5.»

Huntington passe en revue tous les grands ensembles et leurs rapports entre eux, et tente de prédire leurs évolutions possibles, qui devraient aller dans le sens du regroupement des États-nations sous l’effet des champs d’attraction de grands États phares, qu’on peut appeler tout simplement des puissances impériales. La Chine est sans doute la mieux préparée à cette évolution car elle apparaît comme l’archétype de l’État-civilisation. Depuis les années 1990, elle s’est donnée pour but de «devenir le champion de la culture chinoise, l’État phare jouant le rôle d’aimant vers lequel se tournent toutes les autres communautés chinoises et retrouver sa position historique, perdue au XIXe siècle, de puissance hégémonique en Extrême-Orient6.» Économiquement, l’ascendance régionale chinoise est déjà acquise.

«L’économie de l’Extrême-Orient est de plus en plus centrée autour de la Chine et dominée par elle. Les Chinois de Hong Kong, de Taiwan et de Singapour ont fourni la plus grande partie des capitaux qui ont permis la croissance sur le continent dans les années quatre-vingt-dix. Au début des années quatre-vingt-dix, les Chinois représentaient aux Philippines 1% de la population mais contrôlaient 35% du chiffre d’affaires des entreprises locales. En Indonésie, au milieu des années quatre-vingt, les Chinois représentaient 2 à 3% de la population, mais possédaient environ 70% des capitaux privés locaux. Dix-sept des vingt-cinq plus grandes entre- prises étaient contrôlées par des Chinois, et un conglomérat chinois contribuait à lui seul pour 5% au PNB. Au début des années quatre-vingt-dix, les Chinois constituaient 10% de la population de Thaïlande, mais possédaient neuf des dix plus grands groupes et contribuaient pour 50% au PNB. Les Chinois représentent un tiers de la population de Malaisie, mais dominent presque totalement l’économie. Hors du Japon et de la Corée, l’économie de l’Extrême-Orient est fondamentalement une économie chinoise7.»

L’une des grandes forces de la Chine, c’est l’exceptionnelle solidarité ethnique—ou plutôt civilisationnelle—entre les Chinois de Chine et les Chinois de la diaspora, installés parfois depuis plusieurs générations. Pour les Chinois, «le sang prime sur l’eau» (blood is thicker than water) ; «la confiance et les engagements dépendent des contacts personnels, pas de contrats, de lois ou d’autres documents légaux.» Ce fameux «réseau de bambou» (bamboo network) donne aux Chinois de l’étranger un énorme avantage pour commercer avec la Chine.

Par contraste, la grande faiblesse de l’Occident, c’est l’individualisme, qui «reste aujourd’hui encore un signe distinctif de l’Occident. Une comparaison d’une cinquantaine de pays fait apparaître que les vingt premiers, en termes d’individualisme, appartiennent tous à l’Occident, à l’exception du Portugal et d’Israël8[» (Je suggère, dans le chapitre de mon livre intitulé «Sauve qui peut», que l’individualisme occidental est une conséquence du christianisme, tout comme le holisme chinois est lié au confucianisme et à la vénération des ancêtres.)

Le livre de Huntington est important, mais n’est pas sans lacunes. Il s’appuie sur les textes fondateurs de la philosophie des civilisations9, mais n’approfondit pas la question de fond de la nature organique ou l’âme des civilisations. En bref, il ne s’inscrit pas dans ce que Alexandre Douguine nomme le «platonisme politique10». Il n’explore pas la logique interne et inéluctable des idées-forces ou mythes moteurs qui impulsent les trajectoires civilisationnelles, et qui seules peuvent expliquer, par exemple, ce que j’appelle le «syndrome occidental» actuel. Néanmoins, il a le mérite de souligner l’étonnante stabilité des grands clivages civilisationnels, et leur dimension religieuse. Il est en effet troublant de constater que la ligne de fracture qu’il trace en Europe est sensi­ble­ment identique à ce qu’elle était il y a un millénaire.

Quel avenir pour l’Europe ?

Dans un entretien donné à la revue Éléments (avril-mai 2023), Christopher Coker, l’auteur de The Rise of the Civilizational State, explique : «Les Européens ne peuvent pas devenir un État civilisationnel. Les lignes de fracture qui traversent l’Europe […] ont réglé la question.» Dans La Malédiction papale, je démontre que l’état de désunion politique et de décomposition civilisationnelle de l’Europe, qui la rend aujourd’hui totalement impuissante, est le résultat d’un problème de croissance durant l’enfance de l’Europe, c’est-à-dire le Moyen Âge. L’Europe médiévale a désiré ardemment se doter d’une unité politique, comme l’a montré Robert Folz dans L’Idée d’Empire en Occident du Ve au XIVe siècle (1953). Cette unité, c’était l’Empire. Les souverains, les intellectuels, les peuples aspiraient à cet idéal, synonyme à leurs yeux non de tyrannie mais de paix et de prospérité. Ce qui frappe à l’étude du Moyen Âge européen, c’est qu’il était unanimement reconnu, depuis Charlemagne, que l’Empire était naturellement centré sur l’Allemagne, que les peuples allemands (Francs, Saxons, Bavarois, Swabes) en avaient la légitime responsabilité. C’était l’Empire continental ; il y avait là une nécessité géographique et donc organique. Cependant, il était aussi unanimement reconnu que ce n’était pas l’Empire allemand, mais l’Empire romain, synonyme de chrétienté.

Le processus organique de l’unification politique européenne était bien engagé sous la dynastie des Otton (936-1024), qui stabilisent les frontières orientales de l’Europe et convertissent les Slaves (Pologne et Bohême) et les Hongrois. Dès 973, écrit l’historienne allemande Sigrid Hunke, Otton le Grand «est au zénith de sa puissance et de sa gloire. Des émissaires du Danemark, de la Pologne, des Slaves, de la Bohême, des députés de la Grèce, de la Bulgarie, de la Hongrie et de l’Italie se pressent dans le château impérial de Quedlinbourg pour rendre hommage au plus grand souverain de l’Occident.» Un ambassadeur du calife Al-Hakam II de Cordoue vient aussi lui rendre hommage, chargé des cadeaux les plus prestigieux11.

Les Ottoniens visent à reconstituer l’Empire romain bipartite et noue des liens de complémentarité avec l’Empire byzantin, qui ne vont pas sans une part de rivalité, concernant notamment le Royaume de Sicile. Otton Ier marie son fils Otton II à la princesse byzantine Théophano, dont la cour veille à l’éducation de leur fils Otton III, qui s’apprêtait à épouser lui aussi une princesse byzantine lorsqu’il mourut, à l’âge de 21 ans. Les Ottoniens modèlent leur politique impériale sur le concept byzantin de l’Oikoumene, soit la communauté des peuples chrétiens placés sous la direction symbolique de l’empereur, qui est le parrain des rois à qui il accorde la couronne.

À l’Ouest, le Saxon Otton le Grand était étroitement lié aux Saxons d’Angleterre, ayant épousé la fille du roi Édouard l’Ancien, ce qui faisait du roi régnant Æthelstan son beau-frère.

Enfin, on l’a oublié, le royaume capétien est né lui aussi au sein de cet ordre ottonien qui était bien parti pour donner une unité politique à l’Europe. Otton Ier marie sa sœur Hedwige au duc des Francs Hugues le Grand. À la mort de ce dernier en 954, son fils Hugues Capet est placé sous la tutelle de Brunon de Cologne, frère cadet d’Otton Ier. Hugues Capet est couronné roi des Francs en 987 par l’archevêque Adalbéron de Reims, également membre de la famille ottonienne, associé à Gerbert d’Aurillac, précepteur et ami d’Otton III, et futur pape Sylvestre II12. Le Royaume de Bourgogne, qui inclut toute la vallée du Rhône, de Lyon à Arles, sera rattaché à l’Empire en 1033

La croissance quasi organique de cet Empire est contrariée sous la dynastie des Saliens (1024-1125) par l’ambition politique concurrente des papes «réformateurs», qui, maniant avec habileté les «deux glaives» (excommuniant leurs ennemis de l’un et lançant des armées contre eux de l’autre), jouent les rois les uns contre les autres et cherchent à faire de l’empereur nominal leur lieutenant. La dernière tentative d’unifier l’Europe autour du Saint Empire Romain échoue sous la dynastie des Hohenstaufen (1125-1250), dont l’histoire grandiose et tragique se termine par l’extermination de la descendance de Frédéric II par l’homme de main du pape, Charles d’Anjou, frère de Louis IX. À partir du XIVe siècle, les jeux sont faits : l’Europe s’est fragmentée en une mosaïque d’États nationaux jaloux de leur indépendance, dont les identités nationales vont se cristalliser dans des guerres à répétitions, qui sont autant de «guerres civiles européennes». Ainsi, écrit Georges Minois dans La Guerre de Cent Ans. Naissance de deux nations : «La guerre de Cent Ans est plus qu’une guerre, c’est une mutation de civilisation, qui marque le passage de la chrétienté féodale à l’Europe des nations, à travers la prise de conscience de l’identité nationale de la France et de l’Angleterre13»

Mais la supra-monarchie pontificale, qui semblait triompher au XIIIe siècle, échoue elle aussi, ayant scié la branche impériale sur laquelle elle s’était assise. La France, dont elle a voulu faire la fille aînée de l’Église, est devenue l’État le plus puissant d’Europe et en a profité pour kidnapper le pape. L’échec des deux projets (impérial et papal) laisse «l’Europe des nations» dans un état de guerre perpétuelle.En 1453 Enea Piccolomini, futur pape Pie II, se lamente :

«La chrétienté est un corps sans tête, une république qui n’a ni lois, ni magistrats. Le pape et l’empereur ont l’éclat que donnent les grandes dignités ; ce sont des fantômes éblouissants, mais ils sont hors d’état de commander, et personne ne veut obéir : chaque pays est gouverné par un souverain particulier, et chaque prince a des intérêts séparés14.»

Les trois grandes puissances européennes s’engagent dans une compétition effrénée pour le perfectionnement des techniques de guerre, qui, certes, leur permettra de conquérir le monde (car, comme l’écrit justement Huntington, «L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures […], mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais15»), mais sera finalement l’instrument de leur autodestruction dans ce qu’Ernst Nolte a correctement nommé «la guerre civile européenne16». La guerre mondiale est le principal cadeau de l’Occident au monde.

«Les nations, c’est la guerre», disaient les pionniers de la construction européenne dans la seconde moitié du XXe siècle. Comment leur donner tort ? Comment ne pas voir ce que la pensée nationaliste d’un Jacque Bainville, par exemple, porte en elle de malédiction pour l’Europe ? Au sujet de la guerre de Trente ans qui, par la volonté de Richelieu, décima plus de la moitié de la population d’Allemagne, Bainville se félicitait, dans son Histoire de deux peuples, de«cette conspiration des ennemis d’un pouvoir stable et fort en Allemagne».

«Fixer et organiser l’anarchie allemande, ce devait être le chef-d’œuvre politique du XVIIe siècle français qui couronnait les peines et les labeurs de plusieurs générations et marquait l’apogée de la France, dès lors sans crainte en face de son dangereux voisin, impuissant et désarmé.»

«Il a fallu trente ans de guerres au XVIIe siècle pour ruiner la puissance impériale, c’est-à-dire pour battre l’Allema­gne. Il est vrai qu’elle fut si complètement battue que les vainqueurs purent en disposer à leur gré. […] L’Allemagne était hachée en menus morceaux, disloquée, décomposée17.»

Bertrand de Jouvenel a bien analysé cette pathologie de la guerre en Europe dans un essai remarquable, Du Pouvoir, écrit au lendemain de la Seconde Guerre mon­diale : tandis qu’au XIIe siècle, la guerre était encore «toute petite», parce que les États ne disposaient ni de l’obligation militaire ni du droit d’imposer, elle devint au fil des siècles la grande affaire de ces mêmes États :

«si nous ordonnons en série chronolo­gique les guerres qui ont déchiré notre monde occidental pendant près d’un millénaire, il nous apparaît de façon saisissante que de l’une à l’autre le coefficient de participation de la société au conflit a été constamment croissant, et que notre Guerre Totale n’est que l’aboutisse­ment d’une progres­sion incessante vers ce terme logique, d’un progrès ininterrompu de la guerre18.»

Dans l’espoir de pacifier cette Europe qui a la guerre dans le sang, Emmanuel Kant émettait en 1795, dans un manifeste titré Vers la Paix perpétuelle considéré comme fondateur de la «théorie des relations internationales», le projet d’une «ligue de nations républicaines», sorte de démocratie des nations. L’idée motrice est dorénavant l’Europe républicaine, fondée sur des principes universaux comme les droits de l’homme et le droit à l’auto-détermination des peuples. C’est cette Europe kantienne qui fut finalement réalisée au XXe siècle. On connaît le résultat : une Europe qui parle de valeurs, mais n’agit qu’en fonction des valeurs boursières.

Précisément parce qu’elle se fonde sur des principes qu’elle proclame comme universaux, cette Europe s’est donnée pour identité une absence d’identité. Elle se veut une Europe mondiale, sans frontière idéologique, ce qui l’a conduit inéluctablement, par la logique interne de son idée fondatrice, à renier ses propres frontières ethniques et géographiques.

La raison profonde, organique, pour laquelle l’Europe moderne est un échec, c’est qu’elle n’est pas enracinée dans l’histoire de l’Europe. On peut même dire que la construction européenne des années 1950 s’est faite sur les ruines d’une Allemagne punie pour avoir encore cru en son destin d’État phare de l’Europe. Cette Europe est un corps sans tête et donc sans âme, qui a vidé les peuples européens de toute «conscience civilisationnelle» européenne.

L’Europe réelle se ressent si peu comme un organisme unifié que, lorsque l’URSS lui arracha un morceau de son flanc oriental (1956 et 1968), les Européens de l’Ouest ne ressentirent aucune douleur. Tel est le drame évoqué par l’écrivain tchèque Milan Kundera dans son essai de 1983, «un Occident kidnappé».

«Qu’est-ce que l’Europe pour un Hongrois, un Tchèque, un Polonais ? Dès le commencement, ces nations appartenaient à la partie de l’Europe enracinée dans la chrétienté romaine. Elles participaient à toutes les phases de son histoire. Le mot «Europe» ne représente pas pour elles un phénomène géographique, mais une notion spirituelle qui est synonyme du mot «Occident». Au moment où la Hongrie n’est plus Europe, c’est-à-dire Occident, elle est éjectée au-delà de son propre destin, au-delà de sa propre histoire ; elle perd l’essence même de son identité.»

Ces paroles, il me semble, sont à méditer aujourd’hui, même si, évidemment, la Russie n’est plus l’URSS. Rappelant aux Européens de l’Ouest l’importance culturelle de la Bohême, cet ancien joyaux du Saint Empire romain, Kundera ajoute : «La disparition du foyer culturel centre-européen fut certainement un des plus grands événements du siècle pour toute la civilisation occidentale. […] comment est-il possible qu’il soit resté inaperçu et innommé ? / Ma réponse est simple : l’Europe n’a pas remarqué la dispa­rition de son grand foyer culturel, parce que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle19.»

Mais quelle unité culturelle aurait pu sauver l’Europe centrale, sans unité politique ? Il ne peut y avoir de volonté politique sans unité politique.

Dans un petit livre fort intéressant, Si l’Europe s’éveille. Réflexion sur le programme d’une puissance mondiale à la fin de l’ère de son absence politique (Mille et une nuits, 2003), le philosophe allemand Peter Sloterdijks’interroge sur l’avenir de l’Europe comme pôle civilisationnel, capable d’imposer sa propre identité et sa propre volonté entre les États-Unis et la Russie. Il parvient lui aussi à la conclusion que le mythe fondateur et moteur de l’Europe a été, depuis Charlemagne, la translatio imperii, soit l’héritage impérial romain, déplacé vers le nord depuis les conquêtes arabes, incarné par l’Empire romain germanique, mais détruit par l’acharnement des papes. Sloterdijk a écrit cet essai en 1994, estimant que la dislocation du bloc communiste était l’occasion pour l’Europe de se réinventer. Malheureusement, il n’a pas émis d’idée précise sur la manière dont cela aurait pu se faire, et force est de constater que l’Europe est plus que jamais inexistante comme puissance politique indépendante.

Ne nous enfermons pas dans un choix binaire : l’Europe des banquiers, versus pas d’Europe du tout. La question de l’Europe politique est un problème immensément complexe, et même Raymond Aron ne prétendait pas avoir la solution : «Sur l’avenir de l’Europe, je ne conclus pas, je ne prophétise pas, j’interroge», résumait-il dans ses mémoires20. Pour l’instant, nous en sommes là : interrogeons.

Aujourd’hui, par l’OTAN, l’Europe est vassale d’un Empire américain devenu profondément immoral (cela date du 22 novembre 1963, à mon avis). Comme je l’ai déjà écrit dans «L’origine médiévale de la désunion européenne», l’idéaliste peut toujours rêver de souveraineté nationale, mais le réaliste sait que, pour se libérer de la domination américaine (qui est en fait, de plus en plus, une domination israélienne, au sens large et biblique d’Israël), l’Europe n’a pas mieux à faire que de rétablir de bonnes relations avec la puissance impériale russe, porteuse de valeurs civilisationnelles saines. Le réaliste ne renonce pas à l’Europe, mais il fait le pari que l’entente avec la Russie et son projet de multipolarité sera plus favorable à la renaissance d’une civilisation et d’une souveraineté européennes que la domination états-unienne. Enfin, le réaliste admet que l’Allemagne, et non la France, reste le leader naturel de la civilisation européenne, comme elle l’a toujours été. L’Europe ne pourra renaître en tant que civilisation que si l’Allemagne trouve la force de résister au racket de Washington et forge une alliance durable avec la Russie. Il est probable qu’elle le fasse : le sabotage de Nord-Stream est en soi le signe que les États-Unis ont perdu le contrôle de l’Allemagne.

Dans une interview passionnante de 2014, Emmanuel Todd commentait une carte qu’il présentait comme une «tentative d’organisation visuelle de la réalité nouvelle de l’Europe» (en tête du présent article).

«Cette carte aide à prendre conscience du caractère central de l’Allemagne et de la façon dont elle tient le continent européen. La première chose que tente de dire cette carte, c’est qu’il existe un espace informel plus grand que l’Allemagne elle-même, «l’espace allemand direct», et qui contient des pays dont les économies ont un niveau de dépendance à l’Allemagne quasi absolu.»

«Au cours des cinq dernières années, explique Todd, l’Allemagne a pris le contrôle du continent européen sur le plan économique et politique.» La France s’est mise en servitude volontaire, et fait de la figuration. «On comprend mieux pourquoi, dans ce modèle, quand on élit un président en France, il ne se passe rien. Parce qu’il n’a plus de pouvoir, notamment sur le système monétaire.»

À quoi tient cette supériorité allemande, malgré son écrasement par deux guerres mondiales et son démembrement au XXe siècle ? Il y a là une part de mystère

«Il faut admettre que le «système Allemagne» est capable de générer une énergie prodigieuse. […] C’est un fait : certaines cultures sont comme ça. La France a d’autres qualités. […] Il est probable qu’au final, si on devait réellement juger, on devrait admettre que la France a une vision plus équilibrée et satisfaisante de la vie. Mais il ne s’agit pas ici de métaphysique ou de morale : nous parlons de rapports de force internationaux.»

Et sur ce plan, l’État phare naturel de l’Europe, ce n’est pas la France, mais l’Allemagne. Bien ou mal, c’est, il me semble, ce que nous apprend l’histoire (et la géographie).

Emmanuel Todd, La Défaite de l’Occident, Gallimard, 2024, p. 24-25.
Lire par exemple Stephen Walt, “Being a Neocon Means Never Having to Say You’re Sorry,» 20 juin 2014, sur https://foreignpolicy.com/2014/06/20/being-a-neocon-means-never-having-to-say-youre-sorry/.
Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997, p. 170.
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 345.
Ibid., p. 184.
Ibid., p. 185.
Ibid., p. 74. J’ai corrigé la mauvaise traduction française, qui dit «européen» là où l’auteur dit «Western», terme qui inclut pour lui tous les pays de l’Occident idéologique, Israël compris.
Huntington mentionne, p. 37, les «historiens, sociologues et anthropologues» suivants : Max Weber, Émile Durkheim, Oswald Spengler, Pitirim Sorokin, Ar­nold Toynbee, Alfred Weber, Alfred L. Kroeber, Philip Bagby, Carroll Quigley, Rushton Coulborn, Christopher Dawson, Shmuel N. Eisenstadt, Fernand Braudel, William H. McNeill, Adda Bozeman, Immanuel Wallerstein, et Felipe Fernandez-Armesto.
Alexandre Douguine, Le Platonisme philosophique, Ars Magna, 2023.
Sigrid Hunke, Le Soleil d’Allah brille sur l’Occident (1960), Albin Michel, 1997, p. 15.
Tout, The Empire and the Papacy, op. cit., p. 74.
Georges Minois, La Guerre de Cent Ans. Naissance de deux nations, Tempus/Perrin, 2010, p. 12.
Ibid., p. 606.
Huntington, Le Choc des civilisations, p. 50.
Ernst Nolte, La Guerre civile européenne (1917-1945), Édition des Syrtes, 2000.
Jacques Bainville, Histoire de deux peuples, continuée jusqu’à Hitler, 1933, KontreKulture, p. 25-46.
Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir. Histoire de sa croissance (1972), Pluriel/Hachette, 1998, p. 21-25.
Milan Kundera, «Un occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale», Le Débat, 1983, n°27, p. 3-23.
L’Europe selon Aron. Textes choisis et préfacés par Joël Mouric,Calmann-Lévy, 2024, p. 37.