Quand la puissance se disperse : les relations entre le Sahara-Sahel et le Maghreb depuis la chute du colonel Kadhafi (2011-2018)

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« Nous entretenons des liens aussi poussés avec l’Algérie, car nous sommes réalistes. Vous pouvez choisir vos amis, mais pas vos voisins. Soit vous cassez l’immeuble, soit vous déménagez. » Cette image employée par un ancien dirigeant touareg de la rébellion malienne des années 1990, qui concerne l’influence de l’Algérie au Sahara-Sahel, illustre la reconnaissance de sa place centrale dans la région, mais également les sentiments mêlés qu’elle peut créer chez les acteurs, entre contestation, détournement et résignation.

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Entre 2011 et 2018, la contrainte ou l’attraction qu’Alger ou Tripoli ont pu exercer dans la région ne sont plus totales. La puissance libyenne dans sa composante diplomatique s’est tue avec la mort du colonel Kadhafi. La puissance algérienne s’est quant à elle fragmentée entre les considérations sécuritaires, politiques et économiques. La puissance auparavant monopole des États se retrouvent désormais également chez certains acteurs communautaires, que ceux-ci soient porteurs de contestation, comme les groupes armés, ou non. Les relations entre le Maghreb et le Sahel doivent donc être observées à travers la combinaison des registres formels de la diplomatie et des relations informelles portées par ces réseaux économiques, sociaux, communautaires et familiaux.

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Il s’agit ici de suivre, dans une perspective chronologique, la dispersion de cette puissance dans les pratiques et les discours des acteurs algériens, libyens, maliens et nigériens. L’année 2011 a d’abord constitué une année charnière pour le Sahara-Sahel avec le basculement de la Libye kadhafiste dans un conflit interne dont c’est à l’aune des conséquences que se définissent à présent les relations entre le Sud libyen et les nord du Mali et du Niger en particulier. L’année 2012 et le conflit malien ont ensuite placé la puissance algérienne au croisement des réponses à apporter pour maintenir sa sécurité, sa stabilité et tenter de rétablir celle de la région. Nous verrons ainsi comment sa politique étrangère associe, depuis lors, mesures sécuritaires et engagement dans la médiation politique, créant, dans un contexte diplomatique internationalisé, une tension permanente entre le recours aux méthodes de gestion passées des relations avec le Sahara-Sahel et leur nécessaire adaptation.

2011 : le conflit libyen et ses conséquences politiques et sociales au Sahara-Sahel

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L’année 2011 ouvre une nouvelle séquence dans les relations entre le Maghreb et le Sahara-Sahel, après une décennie marquée par la réhabilitation internationale du régime du colonel Kadhafi et la montée en puissance de son discours panafricain. Au nom de son aspiration à la paix pour le continent, il avait tenté de se placer comme médiateur face à l’Algérie pour résoudre la contestation armée dans la région de Kidal (Mali) entre 2006 et 2010. Il avait réussi à être reconnu comme tel dans le conflit voisin, au nord du Niger, entre 2007 et 2009. La politique saharienne de la Libye était alors centrée autour de la vision du Guide et mise en œuvre par ses principaux conseillers, comme Béchir Saleh, ainsi que par des « figures relais » sur le terrain à l’instar de Moussa Al-Konni, Touareg libyen dont la mission diplomatique concernait particulièrement les régions nord du Mali et du Niger. La diplomatie libyenne reposait sur l’emploi de ressources financières importantes, transmises de manière directe pour convaincre ou dissuader les acteurs rebelles. Elle mêlait ainsi en permanence contacts personnels, négociations informelles à l’échelle individuelle et rencontres médiatisées s’inspirant des processus de paix étatiques traditionnels.

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Après avoir « conduit une politique étrangère active », la chute du régime libyen laisse donc un « vide politique » [Moisseron et Bellalimat, 2012, p. 74] au Sahara-Sahel, qui contribue au développement, à partir de 2011, d’une violence armée durable, marquée par l’enchevêtrement des types d’acteurs contestataires et de leurs discours. À la seule aspiration à l’indépendance, ou à l’autonomie par les armes, s’ajoute désormais une rhétorique islamiste-djihadiste, aux contours changeants, à la fois sahariens et globaux. La seule puissance militaire peine à s’opposer durablement à ces contestations. D’autant plus que ces acteurs ont eux aussi acquis une certaine forme de puissance. Celle-ci est en partie due à la dispersion des armes provenant des arsenaux libyens, mais elle réside également sur les connexions sociales, économiques et politiques qu’ils peuvent mobiliser au-dessus ou à travers les frontières nationales. Ces acteurs et les groupes armés qu’ils constituent relient ainsi les espaces maghrébins des Suds algérien et libyen au Nord malien et nigérien grâce à leurs liens, leurs déplacements et leurs stratégies de lutte.

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Les États saharo-sahéliens qui se sont toujours méfiés des appétits militaires puis diplomatiques libyens, tout en profitant des largesses du colonel Kadhafi, voient quant à eux dans la Libye actuelle une nouvelle source durable de menaces. En effet, les relations entre le Maghreb et le Sahara-Sahel se font, à présent, en grande partie en réaction aux répercussions du conflit libyen qui touchent directement le nord du Mali et du Niger.

Les « Libyens », incarnations des liens entre les Touareg maliens et nigériens et le régime du colonel Kadhafi

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Ceux qui incarnent, au Mali et au Niger, les effets collatéraux de 2011 sont désignés par le terme même de « Libyens ». Celui-ci renvoie, en réalité, aux Touareg maliens et nigériens qui se sont installés en Libye à partir des années 1970, qui ont été intégrés dans l’armée du colonel Kadhafi pour certains, et qui ont décidé de revenir dans leurs pays d’origine après sa disparition (octobre 2011).

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Si des familles sont également revenues, le fait qu’une grande partie de ces « Libyens » possèdent un statut, sinon une expérience militaire les lie à la fois à l’héritage saharien des relations avec la Libye, mais surtout à la nouvelle conflictualité internationalisée à l’œuvre dans la région. En effet, leurs armements et leurs capacités de combat, inégalés dans l’histoire des rébellions au Sahara-Sahel, contribuèrent au basculement du nord du Mali dans la guerre ouverte. Ces combattants touareg ont servi au sein de la « Légion islamique » que le colonel Kadhafi avait envoyée au Liban (1981-1982) puis au Tchad (1986-1987) [Ronen, 2013, p. 550] dans une logique de combat au nom du panarabisme et de la solidarité arabe, puis de conquête envers son voisin tchadien. Dans les années 2000, ils sont intégrés, de façon « tribale », dans des unités dédiées de l’armée libyenne. Les Touareg maliens et nigériens forment ainsi, à partir de 2004, la brigade « Mughawir ». Elle est composée de 3 000 hommes et est basée à Oubari (Fezzan) où se trouve la majorité de la population touareg d’origine libyenne, mais aussi transnationale [1] [Lacher, 2014, p. 2].

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Leur intégration militaire s’est souvent faite, sous le régime du colonel Kadhafi, en contrepartie de l’obtention de la citoyenneté libyenne. Dans la réalité, l’accès au « livret de famille » libyen, seule véritable pièce d’identité, n’a que peu concerné les Touareg maliens et nigériens qui ont dû se contenter de cartes de séjour ou d’autorisations de déplacements aux nominations diverses et changeantes. On ne peut donc pas généraliser l’intégration des Touareg sahéliens en Libye.

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Les relations entre les Touareg sahéliens et le colonel Kadhafi ont davantage obéi à une logique instrumentale qui fonctionna dans les deux sens. L’engagement militaire en Libye a constitué pour ces Touareg une opportunité pour se former au métier des armes et préparer clandestinement et progressivement les rébellions des années 1990. Par la suite, certains sont revenus dans l’armée libyenne, car l’appartenance à l’appareil sécuritaire leur permettait d’accéder à la taxation et aux prélèvements sur les flux illicites (produits subventionnés, cigarettes, transit des migrants) et les trafics (drogues et armes) qui traversent le sud du pays. La fidélité au régime et à sa protection était en quelque sorte récompensée. Ces logiques d’utilisation réciproque, de même que l’accès à un niveau de vie meilleur qu’au nord du Niger ou du Mali, peuvent expliquer pourquoi le sud de la Libye a constitué un des bastions kadhafistes au même titre que Syrte, Bani Walid ou Tarhouna [ibid.].

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En 2011, les Touareg sahéliens de la brigade Mughawir ainsi que ceux intégrés à la 32e brigade dirigée par Khamis Kadhafi figurent en première ligne de défense du régime. Ils participent notamment à la répression des manifestations à Tripoli et combattent sur les fronts de Misrata et de Zintan. À ces éléments touareg réguliers de l’armée libyenne s’est ajoutée la participation, très médiatisée, de « mercenaires » touareg recrutés au Mali et au Niger dès les premières semaines de l’insurrection. Ces nouveaux profils de combattants illustrent davantage la mobilisation des réseaux communautaires transnationaux qu’un engagement pour le profit relevant simplement de l’« appétit » [Deycard et Guichaoua, 2011]. Leur importance en termes d’effectifs et de durée d’implication sur le front doit également être nuancée. Le journal nigérien publié dans le nord du pays, Aïr Info, estime le nombre de ces mercenaires à 1 000 ou 2 000 alors qu’un ancien dirigeant de la rébellion des années 1990 parle plutôt de « 600 jeunes » [Deycard, 2013, p. 31-32]. Parmi eux, certains auraient été recrutés dans le cercle familial, quand d’autres se seraient rendus spontanément en Libye en empruntant les pistes de contrebande [Deycard et Guichaoua, 2011]. C’est un sentiment de solidarité envers la communauté touareg installée en Libye qui semble avoir guidé ces jeunes plutôt que les « 400 euros, une arme et des munitions » avancés dans les témoignages [ibid.].

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Le récit des derniers moments de combat des Touareg sahéliens auprès du Guide, fait a posteriori au Niger, illustre la mythification progressive des relations passées avec le régime libyen. Dans ces anecdotes et ces dires, le Guide leur aurait ainsi demandé de ne pas se sacrifier pour lui [2], saluant leur courage de « lions » et reconnaissant son erreur sur la force de leur fidélité, mal jugée [3].

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À partir de l’été 2011 et par la suite, à la mort du Guide, qui a choqué beaucoup de Touareg sahéliens, un fort sentiment d’incertitude se répand en leur sein quant à leur futur proche dans le pays. Tout comme les Touareg libyens, ils craignent et se préparent aux représailles des milices révolutionnaires et de leurs alliés toubou dans le Sud. Les groupes de Misrata appellent de fait à l’éviction des Touareg sahéliens du pays [Ronen, 2013, p. 554], désormais considérés comme des « étrangers » et affiliés, de façon globale, aux kadhafistes. Si une grande partie des Touareg sahéliens restent en Libye et forment des unités combattantes, plusieurs centaines d’entre eux mettent à profit les nouvelles perspectives transnationales qu’ouvre, malgré tout, cette situation délicate. C’est notamment le cas, lorsque le colonel d’origine malienne Mohamed ag Najim rejoint le nord du Mali avec ses hommes. Une jonction se fait alors avec les acteurs de la contestation locale et participe au déclenchement d’une nouvelle « rébellion ».

Les « revenants libyens » comme jonction de la contestation locale et de la force militaire

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Sous l’impulsion du chef « rebelle » Ibrahim ag Bahanga, puis de ses proches, l’année 2011 marque un tournant dans la structuration d’un nouvel épisode de contestation au nord du Mali. Depuis 2006, celui-ci combat par attaques successives l’armée malienne, avec une centaine d’hommes, dans le but politique d’obtenir davantage d’autonomie pour la région de Kidal. Se greffent également à cette revendication, dont la légitimité est niée par les autorités maliennes, des intérêts plus particuliers liés à la taxation des trafics et au contrôle territorial entre acteurs armés du Nord.

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Le groupe de Bahanga s’est tourné sporadiquement, notamment en 2008, vers le colonel Kadhafi pour négocier la libération de soldats maliens faits prisonniers, alors même qu’un processus de paix initié par l’Algérie avait réussi à ramener à la discussion une partie de la rébellion représentée par l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement. L’implication libyenne constitue alors une rente pécuniaire sans contrepartie de long terme ni engagement à la paix pour les rebelles, tandis qu’elle permet à Tripoli de maintenir une visibilité de « médiateur » ainsi qu’une présence politique régionale, même restreinte face à Alger.

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La chute du colonel Kadhafi entraîne, paradoxalement, chez Ibrahim ag Bahanga un changement de discours. Selon lui, elle permet au mouvement contestataire du nord du Mali de se « réorganiser » en étant « libéré des pressions et des menaces qui pesaient sur ses cadres dirigeants et sa base » [4]. L’image du Guide est alors bien loin de celle de « protecteur des Touareg » et des « peuples du Sahara » qu’il tentait de se construire depuis les années 1980 et qu’il n’a cessé de rappeler, notamment en 2006 à Tombouctou, et en 2007 à Agadez lors de la célébration de la fête religieuse du Maouloud.

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Par « réorganisation », Ibrahim ag Bahanga sous-entend le rapprochement politique, en réalité antérieur à la chute du colonel Kadhafi, entre son groupe, les jeunes du Mouvement national de l’Azawad (MNA) et ceux qui vont constituer les « revenants » du colonel ag Najim [5]. En effet, au vu de la dégradation de la situation en Libye en 2011, il avait approché Mohamed ag Najim, auquel il était lié par des liens familiaux, pour le convaincre de « revenir » au Mali afin d’aider à la structuration militaire d’un nouveau mouvement. Cependant, Ibrahim ag Bahanga trouve la mort dans un accident de voiture, à la nature toujours débattue, en août de la même année, mais les contacts établis se poursuivent pour constituer un nouveau mouvement contestataire.

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Celui-ci va notamment avoir pour figure émergente Bilal ag Chérif. Touareg d’origine malienne, membre de la « jeune génération » qui a fait ses études en Libye et qui est lui aussi un proche d’ag Najim [Chebli, 2014]. C’est lui qui fait le lien avec le mouvement étudiant du MNA qui, depuis 2010, dénonce de façon pacifique, mais très critique, la gestion sécuritaire du Nord par les autorités maliennes et l’absence de lutte effective contre al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), mais aussi l’installation de nouvelles casernes, au détriment des infrastructures de services publics pourtant promises par les précédents accords de paix.

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La réunion de ces différents groupes entraîne l’évolution du MNA en mouvement de libération de l’Azawad (MNLA), après la rencontre de Zakak le 15 octobre 2011. Le mouvement, dont la direction politique est assurée par Bilal ag Chérif, possède désormais une branche armée sous les ordres d’ag Najim.

Des tentatives parallèles d’intégration des « Libyens » par les autorités maliennes et nigériennes

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Face à ces acteurs qui ont acquis une puissance contestataire nouvelle, les États maliens et nigériens tentent de prendre des mesures préventives qui enregistrent des succès différents.

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Côté malien, l’intégration est restreinte en nombre d’individus et en durée, et ne fonctionne que grâce à sa base communautaire. L’autre partie des « revenants » de Libye qui a rejoint le nord en 2011 est, en effet, constituée de membres de la communauté imghad qui comprend en son sein un acteur important de l’armée malienne, le colonel (aujourd’hui général) el-Hadj ag Gamou, alors chef d’état-major particulier du président Amadou Toumani Touré. C’est lui qui met en œuvre leur intégration dans les forces armées. Il est envoyé à Kidal en octobre 2011 pour accueillir les « déserteurs » libyens et gérer la remise de leurs armes. En décembre, les officiers supérieurs de ce groupe sont reçus par le président de la République à Bamako et assurent se mettre « à disposition de l’État malien avec tous leurs moyens [6] ». Trois cents combattants imghad sont ainsi intégrés à partir de janvier 2012 dans les forces armées et déployés dans les unités de Kidal, Tessalit et Gao alors que les troupes du MNLA partent au combat. Des retours importants en Libye sont néanmoins observés en 2012 et 2013 dans les rangs des Imghad comme dans ceux des « Libyens » du MNLA en raison, notamment pour ces derniers, de l’enlisement des combats et du sentiment d’échec de la lutte indépendantiste face à l’influence des djihadistes.

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Le retour des « Libyens » au Niger n’est quant à lui pas un vecteur de contestation, mais surtout d’inquiétude. Les autorités, nouvellement élues, sont extrêmement vigilantes et mobilisent à la fois un encadrement militaire, à travers l’opération Malibéro [7], et une réponse communautaire poussée. Une attention particulière est portée à la sensibilisation des communautés locales, à travers des forums, mais aussi des aides alimentaires et économiques directes pour tenter de réduire les connexions combattantes avec le sud de la Libye, et favoriser la remise spontanée des armes aux autorités. L’organisme pivot de ces mécanismes de surveillance et d’action régionale est la Haute autorité pour la consolidation de la paix qui intègre à la fois d’anciennes figures importantes de la rébellion des années 1990 et des hauts gradés de l’armée. Il y a donc une volonté de structuration de l’encadrement des « retours » de Libye par l’État nigérien, plus prononcée qu’au Mali.

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Par ailleurs, si le Niger est également impacté de façon directe par la chute du régime libyen, cela se fait néanmoins dans des proportions différentes de ce dernier. D’abord, car le nombre de hauts gradés et, plus largement, d’intégrés d’origine nigérienne au sein de l’armée libyenne est moins important que pour le Mali. Ensuite, parce que ces « retours » impliquent pour Niamey davantage de travailleurs employés en Libye dont le nombre oscille entre 90 000 et 200 000 [ICG, 2013, p. 37].

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Enfin, le contexte politique dans l’Aïr s’est apaisé après la dernière rébellion de 2009. Les anciens chefs du Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ) ont été intégrés dans les institutions nationales, et des programmes d’intégration d’urgence des anciens combattants ont été mis en place dès la fin 2011.

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La chute du colonel Kadhafi touche donc en premier lieu les individus qui connectent le Maghreb et le Sahara-Sahel dans leurs pratiques de vie, mais surtout de combat. L’État libyen n’existant plus sous une forme unitaire, il n’y a donc plus, à partir de 2011, de diplomatie officielle entre la Libye et ses voisins malien et nigérien. C’est la guerre pour le pouvoir au Nord qui occupe les groupes islamistes de L’aube de la Libye (Fajr Libya) et le gouvernement autoproclamé de Tripoli qui font face à l’opération Dignité (« Operation Karama ») menée par le général Haftar, avec le soutien du Parlement – gouvernement élu de Tobrouk [Hüsken et Klute, 2015].

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Au Sud, la présence et l’influence sahéliennes continuent d’être avant tout incarnées par les hommes en armes. Les communautés touareg, toubou et arabes Ouled Slimane s’affrontent pour le contrôle des ressources pétrolières et des trafics. La ville d’Oubari est le théâtre d’affrontements particulièrement violents entre Touareg et Toubou qui la détruisent en partie entre septembre 2014 et février 2016 [Murray, 2017]. Des médiations sont organisées entre les deux groupes sur des bases communautaires. Des figures touareg nigériennes se mobilisent pour faciliter le dialogue, réactivant ainsi les solidarités transnationales. Un accord sur la gestion de la ville est finalement signé au Qatar en 2015. En dépit d’affrontements sporadiques, d’une méfiance toujours forte entre les groupes et d’une situation économique naufragée qui ne repose quasiment que sur l’informel, un calme fragile tente encore d’être maintenu au Sud par les différentes communautés et leurs composantes armées.

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L’absence de diplomatie libyenne au Sahara-Sahel depuis la chute du colonel Kadhafi aurait pu faire croire que la voie se libérerait pour l’Algérie lui permettant de déployer sa puissance régionale sous une forme hégémonique. Le pays avait en effet toujours maintenu une méfiance certaine envers l’influence libyenne au sein de l’Union africaine, comme dans ses tentatives d’implantation régionale à travers les consulats de Kidal ou de Gao au Mali. Cependant, le « vide » laissé par la fin de la Jamahiriya provoque en réalité un éclatement de sa puissance étatique, entre considérations sécuritaires et politiques, qui rend difficile la possibilité de son exercice unifié.

2012-2018 : la gestion de la contestation au Mali au cœur des relations entre l’Algérie et le Sahara-Sahel

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Les répercussions du conflit libyen pour l’Algérie touchent sa sécurité comme sa diplomatie. Le sentiment de menace qui émane de son environnement proche atteint son paroxysme à partir de janvier 2012, avec les premières attaques au nord du Mali si bien que les dispositifs sécuritaires sont renforcés. Au total, le nombre de personnels déployés de l’armée, de la gendarmerie et des gardes-frontières, appuyés par de la surveillance aérienne (avions, hélicoptères, drones), s’élève à 23 000 le long des 1 200 km de frontière avec la Libye et la Tunisie [Harchaoui, 2018, p. 10]. Au sud, si la maîtrise totale des 1 376 km de frontière avec le Mali, et des 956 km avec le Niger, est impossible, dans un environnement désertique très rude, les postes avancés sont renforcés en effectifs (ils mobilisent 3 000 soldats actuellement [8]) et les survols aériens intensifiés. Les autorités algériennes ont, par ailleurs, fait le choix, face aux risques sécuritaires, de maintenir un haut niveau de financement pour l’armée en dépit de la baisse des prix du pétrole qui, à partir de 2014, affaiblit le budget national [ibid., p. 7]. L’Algérie fait donc de sa sécurité une priorité absolue dans ses relations avec le Sahara-Sahel. La diplomatie qui va s’y articuler apparaît quant à elle plus « souple » et place en son centre le dialogue avec les acteurs contestataires (non djihadistes, de façon officielle).

Une diplomatie structurée autour de valeurs et d’expériences propres qui façonnent ses façons d’agir au Sahara-Sahel

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La diplomatie algérienne est connue pour être guidée par de grands principes structurants, issus des expériences traversées depuis sa guerre de libération (1954-1962). Ils la distinguent sur le continent comme au sein de la communauté internationale, car ils ne varient que très peu, en théorie, lors des négociations ou des médiations auxquelles les Algériens participent. Ces « lignes rouges » sont généralement attendues de leurs interlocuteurs.

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La première d’entre elles est l’attachement à la souveraineté territoriale, pour elle-même comme pour les pays qui l’entourent. La partition d’États voisins, les revendications d’autodétermination émanant de minorités, les intérêts extérieurs qui peuvent favoriser la séparation territoriale ou l’autonomisation d’un acteur politique sur un autre sont systématiquement réfutés par les diplomates algériens.

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La seconde ligne qui encadre l’exercice de leurs fonctions dérive également de la lutte pour l’indépendance territoriale et politique nationale. Elle consiste pour Alger à toujours se préserver une marge de manœuvre et de réflexion vis-à-vis des autres acteurs internationaux, et même de ses partenaires. Si le non-alignement a été un principe directeur du régime socialiste des années 1970 (ce qui lui a permis d’agir au sein d’un groupe reconnu d’acteurs), il l’a toujours été sans impliquer de suivi unilatéral. De plus, les autorités n’acceptent pas l’exercice d’une quelconque autorité extérieure, même limitée, dans le domaine de la politique étrangère, car celle-ci touche intrinsèquement la souveraineté nationale. L’autonomie sécuritaire revendiquée par l’Algérie en termes tactiques et stratégiques face aux États-Unis, dans la lutte contre le terrorisme en particulier, en est un exemple criant (sans que cela n’empêche l’approvisionnement extérieur en armes ni la coopération au sein de programmes définis). Alger souhaite donc avant tout être considéré comme un acteur pivot qu’il est nécessaire de consulter et dont les vues doivent être prises en compte. Principe qui guide plus généralement sa vision de la coopération sécuritaire régionale au Sahara-Sahel au sein de laquelle les membres doivent avant tout assurer leur sécurité nationale, et ne pas s’immiscer dans celle des autres partenaires.

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Enfin, l’attachement à l’indépendance dans sa politique étrangère prend la forme du refus de l’ingérence et de l’intervention dans d’autres États souverains. L’armée algérienne ne peut intervenir que si elle « n’affaiblit pas la souveraineté légitime, ou la liberté, d’autres peuples » selon l’article 29 de la Constitution. Ce sont donc plus les valeurs doctrinales qui régissent son intervention, que les lois qui la rendent malgré tout possible [Harchaoui, 2018].

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Les menaces sécuritaires engendrées par les situations en Libye et au Mali ont cependant poussé les autorités à infléchir, ponctuellement, ce principe. Une des illustrations couramment rapportée, mais également contestée, est l’autorisation de survol du territoire algérien par les Rafale français, qui aurait été donnée par les autorités selon Laurent Fabius, alors ministre français des Affaires étrangères, au moment de l’opération Serval (janvier 2013) [9]. Des actions secrètes en Libye visant des groupes djihadistes ont également été rapportées par la presse algérienne [10]. L’Algérie cultive, dans tous les cas, une image de discrétion dans ses actions et de « puissance morale » sur laquelle elle a bâti, dès son indépendance, sa crédibilité, de même que sa particularité sur la scène internationale. Cet attachement apparent à l’indépendance et à la non-ingérence constitue bien l’identité diplomatique que souhaite maintenir Alger envers ses interlocuteurs saharo-sahéliens.

La vision algérienne du règlement des conflits : primauté à la solution politique au Sahara-Sahel

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Aux principes qui encadrent la pensée et l’action diplomatiques algériennes doit être ajoutée une vision propre du règlement des conflits qui contribue à sa démarcation des autres acteurs étatiques régionaux et internationaux. Si le recours au militaire peut être nécessaire pour la protection du pays, les réponses qui le privilégient ne peuvent constituer pour Alger une approche dominante dans la gestion des conflits.

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La logique algérienne face aux conflits au Sahara-Sahel, mais aussi à la situation libyenne, se veut quant à elle politique et inclusive. Elle met en son centre l’analyse et la maîtrise des connexions qui existent entre les acteurs contestataires, qui peuvent être exploitées dans la perspective d’un dialogue.

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La diplomatie régionale algérienne est attentive, en premier lieu, aux connexions transnationales qu’il peut y avoir entre les acteurs d’un conflit et leurs communautés d’origine de part et d’autre des frontières. Une action armée à l’extérieur, au Mali ou au Niger, contre un groupe violent peut avoir des répercussions au sein de l’espace national algérien, au nom des liens familiaux, sociaux, communautaires voire politiques que les individus au sein de ces groupes entretiennent. C’est au nom de cette connexion que l’usage de la force militaire n’est pas vu comme un facteur sûr, ni forcément efficace de circonscription du conflit.

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Dans cette perspective également, les autorités maintiennent toujours des actions humanitaires à destination des communautés touchées par des situations d’affrontements. Ainsi, en juillet 2012, le Croissant-Rouge algérien organisa des livraisons de vivres et de médicaments acheminées depuis Bamako et destinées à la population de Gao, et depuis la ville algérienne frontalière de Bordj Badji Mokhtar pour celle de Kidal alors que ces zones étaient gouvernées par les groupes djihadistes (au sein desquels le Mujao a été le responsable de l’enlèvement de sept diplomates algériens au consulat de Gao au mois d’avril précédent).

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Dans le cadre de la résolution de conflit, les diplomates algériens interrogent, enfin, les connexions entre les acteurs contestataires en tentant de toujours leur garantir une possibilité de différenciation selon la nature de leurs discours, et leur degré de violence. Une différence est ainsi faite entre groupes islamistes et groupes djihadistes, que ce soit au Mali ou en Libye. Le renoncement à la violence est la condition pour intégrer les négociations, quel que soit leur stade. Une « porte de sortie » est en quelque sorte ménagée par Alger pour prévenir les tentations à la radicalisation [Harchaoui, 2018].

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Ces principes se retrouvent dans la gestion du conflit au nord du Mali. Dès son déclenchement, Alger souhaite s’y impliquer dans la droite ligne de ses responsabilités précédentes en tant que médiateur historique des rébellions. Cependant, en 2012, les changements de contexte sont importants, à la fois pour la région, mais également pour l’Algérie elle-même. Pour la première fois, une « indépendance » est prononcée à sa frontière. Elle est ensuite directement attaquée sur son territoire à In Amenas en janvier 2013. Elle est, enfin, confrontée à une intervention extérieure de la France avec laquelle les relations demeurent difficiles quant à l’approche régionale à favoriser.

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Cette succession d’événements donne l’impression globale d’une Algérie à son tour « menacée », dont les ressorts traditionnels de prévention et d’action semblent s’être affaiblis. Pourtant, face à ces changements, la ligne politique de gestion des conflits fait montre d’une continuité inhérente, parfois peu visible. Le dialogue en reste le fil rouge même lorsqu’il paraît se distendre face à l’action militaire.

2012-2013 : la première tentative de mise en place d’une solution politique pour le nord du Mali, une diplomatie algérienne « marginalisée » ?

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Un des choix diplomatiques marquants de l’Algérie dans cette perspective a été la place accordée au groupe Ansar ed-Dine qui s’établit autour de la personne d’Iyad ag Ghali, face au MNLA, à la fin de l’année 2011. Ce Touareg afaghi de la région de Kidal a été une figure dirigeante de la rébellion des années 1990, le signataire des accords d’Alger pour la région de Kidal (2006), consul du Mali à Djedda (2009) et négociateur dans les enlèvements effectués par Aqmi au Sahara pendant cette même décennie. Sa proximité, certes fluctuante, avec le régime malien, de même que son statut de politicien redouté dans la région font craindre au MNLA une confiscation de sa lutte lorsqu’il se propose d’en prendre la tête. Repoussé, Iyad ag Ghali fonde son propre mouvement et développe pour la première fois dans l’histoire de la contestation nord-malienne un discours islamiste-djihadiste. Il tisse dans cette veine des relations stratégiques avec Aqmi, qui mobilisent même ses connexions familiales avec Abdelkrim « el-targui » chef d’une brigade (seryat) au sein d’Aqmi [Pellerin, 2012].

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Iyad ag Ghali est un acteur bien connu des autorités algériennes qui ont négocié avec lui les accords de Tamanrasset et le Pacte national lors de la rébellion des années 1990. Il a également constitué un contact politique crucial dans le suivi des réalités et des revendications au Nord dans les années 2000. En dépit de sa nature et de ses associations djihadistes, Ansar ed-Dine est donc un groupe dont les dirigeants sont familiers pour Alger et sur lesquels ses autorités pensent être en mesure de continuer à exercer un certain poids.

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Alors que le MNLA se montre très réticent envers l’influence d’Alger qui condamne sans équivoque la déclaration d’indépendance de l’Azawad, le 6 avril 2012, les contacts sont pourtant maintenus avec le groupe, mais également avec Ansar ed-Dine tout au long de la première année du conflit (2012). En dehors des invitations fréquentes de leurs représentants à Alger, d’autres canaux de relations plus larges sont aussi établis avec la partie étatique malienne, comme en témoigne l’invitation régulière à Alger de Soumeylou Boubèye Maiga, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, mais aussi de contact proche des Algériens après qu’il a dirigé la sécurité d’État malienne jusqu’en 2000. Alger souhaite à terme pouvoir mettre en place des discussions inclusives pour lesquelles Ansar ed-Dine doit se démarquer des pratiques djihadistes d’Aqmi et du Mujao afin d’être considéré comme un interlocuteur « légitime » auprès des autorités maliennes et internationales, et ce en dépit des exactions commises pendant son contrôle des villes du Nord.

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Cette préparation d’une solution politique est d’autant plus nécessaire pour Alger que la Cedeao et l’Union africaine envisagent, à la fin de l’année 2012, le recours à une intervention militaire. L’Algérie, pourtant membre important de l’architecture de Paix et sécurité de l’Union, peine, en effet, à convaincre ses pairs du bien-fondé de sa position, malgré une campagne discrète, mais intense.

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Le poids politique dominant et la maîtrise territoriale acquise par les djihadistes se renversent en 2013, lorsque leur avancée vers le sud du Mali entraîne l’intervention française, sous demande des autorités de transition. Alors que les groupes djihadistes quittent les villes et tentent de se disperser face à la force armée déployée par les troupes de l’opération Serval, un processus de dialogue est entamé sous égide de la Cedeao avec les groupes favorables à des négociations. Il s’agit notamment de procéder rapidement à l’élection d’un président de la République afin de mettre un terme à la période intérimaire. Si cette perspective se rapproche de la position algérienne initiale, la « trahison » par Iyad ag Ghali et ses hommes qui ont choisi le djihad alors qu’elle souhaitait qu’ils prennent part aux négociations laisse l’impression d’une grave erreur d’appréciation commise par Alger.

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Cependant, cette vision unitaire prêtée à l’Algérie ne correspond pas, en réalité, au morcellement des acteurs de sa politique étrangère en plusieurs pôles qui tentent de cohabiter. Plusieurs lignes de séparation sont généralement utilisées pour les distinguer. C’est, en premier lieu, l’aspect générationnel qui est mobilisé : avec, d’un côté, les « anciens » des services de sécurité de l’armée qui ont toujours traité avec les rébellions de façon directe, et qui sont pour maintenir coûte que coûte les relations avec Iyad ag Ghali (il est d’ailleurs souvent décrit comme leur « protégé ») ; face à eux se trouvent les « nouvelles générations », aux profils moins liés à l’appareil militaire ou sécuritaire, qui sont en faveur d’un dialogue intermalien avec les parties qui souhaitent s’y engager. Leur vision correspond ainsi aux négociations multipartites pratiquées au sein des organisations internationales. Cette option est celle choisie par le groupe des « diplomates » par rapport aux « sécurocrates » [Martinez et Boserup, 2016], second type de catégorisation possible. Les figures emblématiques de ce premier groupe sont Abdelkader Messahel, Ramtane Lamamra et Nourredine Ayadi [11]. Ce sont eux qui contribuent à « ramener » l’Algérie au cœur de la gestion diplomatique du conflit malien à partir de 2014. En effet, ils auraient encouragé un certain « pragmatisme » après les attentats de Tamanrasset (mars 2012), et d’In Amenas (janvier 2013).

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Ainsi, les diplomates algériens ne sont pas absents des négociations de Ouagadougou (juin 2013) durant lesquelles leur participation est, certes, discrète, mais leur permet de poursuivre les discussions bilatérales engagées avec les groupes contestataires depuis le début du conflit.

2014-2015 : l’Algérie retrouve sa place de médiateur et de « chef de file » dans une nouvelle configuration internationalisée de négociation à laquelle elle doit s’adapter

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Ces contacts aboutissent finalement, en janvier 2014, à la reconnaissance officielle, par la CMA [12] et la Plateforme [13], de l’Algérie comme « chef de file de la médiation ». Au Nord, le MNLA affaibli n’est plus en mesure de tenir sa position intransigeante face à l’implication algérienne. Après des relations difficiles avec le régime d’Amadou Toumani Touré, marquées par la défiance et les différends dans la lutte contre Aqmi, les nouvelles autorités maliennes d’Ibrahim Boubacar Keïta sollicitent Alger au détriment du Burkina Faso, dont la capacité d’action et la réputation auprès de l’opinion malienne font douter de sa stature de médiateur de long terme. Enfin, la Cedeao et l’ONU peinent à capitaliser sur l’accord signé à Ouagadougou pour entamer de véritables discussions politiques.

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Cette configuration est inédite pour l’Algérie qui doit désormais composer avec d’autres médiateurs africains et internationaux pour traiter du Sahara-Sahel, dossier qu’elle connaît bien. Il s’agit pour elle de se garantir le meilleur positionnement possible pour faire reconnaître et adopter sa vision de la résolution du conflit malien. Celle-ci passe par une unification des acteurs contestataires, ce qui a été réussi, puis par des discussions qu’elle souhaite rapides entre les groupes armés et les autorités. Les acteurs doivent, dans un premier temps, s’accorder sur les grands points concernant le statut et les réalités du Nord qui seront ensuite abordés, dans leur mise en œuvre, sous un format de discussions nationales, une fois la médiation achevée. Les médiateurs algériens (comme internationaux) souhaitent avant tout encadrer de façon forte le volet politique du conflit et le faire avancer pour parer à la grande précarité de la situation sécuritaire, marquée par les attaques djihadistes continues sur les forces françaises et onusiennes de la Minusma. Le règlement politique permettrait ainsi de se focaliser sur la circonscription des menaces portées par ces mêmes groupes, dont l’Algérie craint toujours les répercussions sur son territoire.

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Lors des différentes phases de négociation qui conduisent à la signature de l’accord pour la paix et la réconciliation au Mali le 20 juin 2015, les acteurs de la politique étrangère algérienne oscillent dans leurs façons d’agir entre la nécessité de l’ouverture et de l’interaction envers les autres partenaires africains et internationaux, et le maintien des pratiques de « cadrage » héritées de la gestion unilatérale des médiations précédentes.

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Au rang des adaptations de la diplomatie algérienne à la situation, on peut d’abord mentionner les sessions de travail informelles avec les acteurs du conflit qui ont permis la préparation des négociations. L’élaboration de feuilles de route par les parties étatiques et non étatiques est ainsi vue, par elles, comme un progrès vers leur représentativité et leur possibilité d’expression. Pour la première fois, également, dans le cadre de la médiation, la participation de représentants de la société civile est prévue à l’ouverture du processus.

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Cependant, en pratique, le cadrage des textes comme des acteurs par les diplomates et les représentants de la sécurité algériens se maintient. La société civile qui exprime des vues similaires aux mouvements contestataires sur les réalités socioéconomiques de leur région est rapidement écartée et ses remarques sont marginalisées. L’entrée en négociation est également conditionnée par l’abandon de toute revendication indépendantiste ou allant vers une redéfinition constitutionnelle du statut régional du nord du Mali.

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Par ailleurs, les possibilités de discussions sur le contenu politique des différends sont perçues par les parties maliennes comme contraintes par les acteurs diplomatiques de la médiation. Elles se déroulent dans des schémas trop importants en nombre d’acteurs présents, trop impersonnels, qui ressemblent de fait à des « grandes messes » plutôt qu’à des réunions de travail. Les rencontres directes entre les acteurs maliens sont rares, en dehors de l’aspect informel des échanges dans les couloirs. Les discussions se font de façon parallèle avec les acteurs maliens, jamais réunis ensemble et toujours encadrés par le médiateur algérien.

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Les Algériens qui mettent à disposition infrastructures et hébergements pendant ces mois de négociation ont donc une certaine maîtrise des formats, des lieux et des temps de rencontre, mais aussi une capacité d’action sur l’élaboration des textes. Si les feuilles de route ont permis aux acteurs de délivrer clairement leurs attentes, les amendements qu’ils vont proposer par la suite ne sont que peu pris en compte par les médiateurs, tant algériens qu’internationaux, en vue de la rédaction du texte final. L’usage d’experts et de techniciens pour les aider à formuler leurs positions est, certes, acté, mais verrouillé à des profils « classiques » de techniciens internationaux familiers des processus de paix, sans réelle prise en compte d’autres acteurs de la médiation auxquels font appel les acteurs du conflit comme les ONG spécialisées, ou des universitaires. De plus, l’influence des services sécuritaires algériens se maintient par la présence de techniciens davantage impliqués dans l’analyse du contenu des revendications des différents acteurs que dans un travail de conseil.

Des acteurs saharo-sahéliens qui tentent de résister à la médiation algérienne et internationale, ou du moins de la contourner

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Face à cet encadrement par les médiateurs, les acteurs contestataires, qui bénéficient toujours d’une certaine puissance armée sur le terrain, tentent de contrer ou du moins de contourner leurs influences trop pesantes, ou les demandes trop pressantes à la signature définitive du texte qui, pour eux, n’a pas été assez discuté. Cette velléité de résistance s’illustre, par exemple, dans le choix des cadres responsables des négociations au sein du MNLA. Guidées par l’expérience et les observations tirées des rébellions précédentes, les personnalités choisies doivent être en mesure de parer aux pressions exercées par les « sécurocrates » algériens (capacité pour les familles et les proches de continuer à vivre en Algérie, accusations de connexion avec les trafics et les groupes djihadistes) et d’en être suffisamment émancipées.

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Des médiateurs extérieurs, vus comme plus « neutres » que les États engagés dans le processus depuis 2013, ont également été sollicités à l’instar de la Suisse ou de la communauté catholique Sant’Egidio. La visite de Bilal ag Achérif au Maroc et son entretien avec le roi Mohammed VI (février 2014) furent un temps utilisés comme le signe d’une « résistance » sinon ultime, du moins médiatique.

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Enfin, les discussions à Alger ont été menées par les groupes contestataires selon une logique de cloisonnement des informations envers leurs différents interlocuteurs algériens comme internationaux. Les « offres » des différents médiateurs ont également été mises en concurrence afin de combler le déficit en termes de gains politiques dans le contenu de l’accord. La signature des groupes contestataires est donc, jusqu’au dernier moment, liée à l’obtention de différentes garanties auprès des acteurs de la médiation sur, par exemple, les modalités de l’aide au développement envisagée par la suite. Il s’agit pour les groupes, une fois « signataires », d’assurer leur inclusion politique et économique au niveau national, mais surtout local afin de conserver leur assise territoriale dans un contexte concurrentiel.

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La signature en deux temps de l’accord, d’abord par la partie gouvernementale et la Plateforme, en mai, puis par la CMA, en juin 2015, illustre à la fois la capacité de résistance développée par les acteurs contestataires sahéliens, mais aussi, malgré les retards et les critiques, la prégnance de l’influence algérienne qui a atteint son objectif initial de faire signer un texte qui correspond à sa vision de la solution politique. L’Algérie est parvenue à s’insérer dans l’internationalisation des réponses au conflit malien en maintenant, en filigrane, sa vision. Elle a continué pour cela de mobiliser ses relations individuelles et communautaires établies de longue date, même si elles ont pu connaître des moments d’altération. Plus qu’une refonte de ses relations au nord du Mali, s’est fait jour la nécessité d’une réactualisation et d’une revivification de ses contacts face aux nouvelles générations d’acteurs contestataires qui ont émergé et dont l’autonomie de pensée, d’action et de connexions internationales est plus importante. Enfin, plus qu’un affaiblissement de la puissance algérienne, on peut évoquer dans le cas du nord du Mali, une inflexion de certaines de ses pratiques avec l’influence plus prononcée, par moments, des diplomates algériens sur les acteurs sécuritaires.

2016-2018 : face à l’instabilité latente, le choix d’un exercice ciblé de la puissance régionale algérienne dans son voisinage saharo-sahélien

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Face à l’instabilité latente du contexte régional, la politique étrangère algérienne choisit ses domaines et ses degrés d’implication sur les questions où sa voix a une chance de s’imposer, et dont les répercussions directes contre son territoire peuvent être mesurées.

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Après la signature de l’accord au Mali, et bien que membre important de son comité de suivi, l’Algérie s’est ainsi tournée plus résolument vers la médiation en Libye. On y retrouve, dans son action, les mêmes caractères structurants qu’au Mali : l’attachement à dialoguer avec toutes les parties au conflit, y compris avec les Frères musulmans considérés pourtant comme des « terroristes » par les autres États impliqués dans les négociations que sont l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ; mais aussi la volonté d’une solution inclusive qui suit la vision onusienne, et dont la capacité algérienne de contacts a même contribué à l’établissement à travers la signature de l’accord de Skhirat en 2015. Enfin, le cas libyen illustre une nouvelle fois le scepticisme d’Alger pour les réponses aux composantes militaires trop prononcées à ses frontières, comme celles portées par le général Haftar ; de même que sa réticence à voir se pérenniser les influences étrangères (notamment française, égyptienne et émiratie) en Libye sous couvert d’assistance technique au général [Harchaoui, 2018].

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À ce titre-là, le choix diplomatique algérien du dialogue et de la relation aux parties est utilisé comme contrepoids à l’approche de la coopération militaire qui tend actuellement à être privilégiée au Sahara-Sahel sous impulsion de Paris, et qui doit se concrétiser à travers le G5 Sahel (qui réunit la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad). Cette initiative associée par Alger de façon beaucoup trop proche à la défense des intérêts français se voit opposer depuis sa création, en 2014, une fin de non-recevoir ferme. Si l’impératif sécuritaire demeure le mètre étalon actuel de l’exercice de la puissance algérienne, il sert avant tout à éloigner les dangers proches de ses frontières – physiques comme politiques.

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Enfin, l’Algérie est évidemment touchée par d’autres préoccupations régionales plus larges comme la gestion des migrations qui illustre la même tension entre adéquation avec les considérations internationales et prééminence nationale. Le ministre algérien des Affaires étrangères, Abdelkader Messahel, a ainsi récemment appelé à « un partage équitable au niveau international quant à l’accueil des réfugiés, leur protection, mais aussi la recherche de solutions durables en leur faveur », étant donné que la majorité des réfugiés et déplacés se trouvent, selon l’ONU, dans des pays pauvres [14]. En pratique, les autorités algériennes ont cependant fait le choix d’une approche nationale répressive marquée par les rapatriements et les expulsions aux frontières [15] qui rendent délicats les rapports à ce sujet avec le Niger, notamment, ainsi qu’avec la diaspora malienne.
Conclusion

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Avec la disparition de la Libye de Kadhafi, l’Algérie est devenue sans équivoque l’État maghrébin à la diplomatie la plus compétente sur le Sahara-Sahel. En effet, elle s’appuie sur un maillage régional social, économique, politique issu de la géographie et de l’histoire qui lui assure un degré de maîtrise des réalités locales encore loin d’être atteint par les autres États de la région ou de l’extérieur.

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Néanmoins, la fin de la rivalité avec la Libye a en réalité fait entrer l’Algérie dans une nouvelle phase de compétition dans laquelle le Sahara-Sahel est désormais un espace d’influence internationalisé, où l’exercice de la puissance ne se fait que dans la combinaison des contacts, des approches, des visions, mêlant formel et informel, au risque d’ébranler certains réflexes et certaines postures même constitués d’expérience et d’ancrage.

Notes

[1]
Le nombre de Touareg en Libye toutes origines confondues varie entre 60 000 et 250 000 sans qu’il n’y ait jamais eu de recensement officiel sous le régime précédent [Murray, 2017, p. 4].
[2]
Entretien conseiller technique au cabinet du président de la Haute autorité à la consolidation de la paix, ancien cadre de la rébellion des années 1990. Niamey, février 2016.
[3]
Entretien ancien président du MNJ. Niamey, mars 2016.
[4]
Article du quotidien algérien El Watan, entretien avec Brahim ag Bahanga : « Aqmi s’est bien équipée grâce au Mali et certains États occidentaux », publié le 29 août 2011.
[5]
Selon l’article de l’hebdomadaire Jeune Afrique, « Rébellion du MNLA au Mali : Ag Najem, ou la soif de vengeance », publié le 27 janvier 2012. Ag Najim est colonel de l’armée libyenne jusqu’en juillet 2011 et son départ de Bani Walid. Son père est tué en 1963 dans la première contestation postindépendance. Il s’installe à vingt ans en Libye et est envoyé combattre au Liban puis au Tchad, avant de revenir au Mali participer à la rébellion des années 1990. Il s’engage par la suite définitivement dans l’armée libyenne du fait de sa déception face à ­l’accord de paix signé, et devient commandant d’une unité d’élite à Sabha. À son retour, ag Najim installe son camp à Zakak, près de la frontière algérienne où il réunit 400 combattants et un armement important (BM 21, BTR 60, missiles sol-sol) [Pellerin, 2012, p. 841].
[6]
Article du journal malien L’Essor, « Ex-combattants de retour de Libye, premiers contacts officiels », publié le 21 octobre 2011.
[7]
L’armée nigérienne essaie ainsi de surveiller et d’encadrer la circulation des armes et des hommes. Cependant, les « revenants » peuvent aisément éviter les camps de transit, installés notamment à Agadez, d’autant plus que beaucoup d’entre eux rejoignent leur cercle familial. Par ailleurs, les hommes mobilisés sont certes importants pour les troupes nigériennes (1 200) mais peinent à contrôler la région d’Arlit où ils sont déployés [ICG, 2013, p. 41].
[8]
Article du journal algérien L’Expression DZ, « L’armée boucle les frontières à Adrar et Tamanrasset », publié le 20 juillet 2017.
[9]
D’après la question n° 50166 posée à l’Assemblée nationale française, le 18 février 2014, le survol n’aurait été autorisé par les autorités algériennes que pour les « avions non armés », en raison des délais contraints par le lancement de l’opération Serval. Les « différentes escales techniques nécessaires au transit aérien vers la bande sahélo-saharienne (ravitaillement en vol, transport logistique, convoyage de chasseurs) » ont-elles été accordées comme il est généralement d’usage entre les deux pays ?
[10]
Article de El Watan, « Haftar se plaint des “incursions” de l’armée algérienne en Libye », 9 septembre 2018.
[11]
Respectivement actuel ministre algérien des Affaires étrangères chargé pendant quinze ans des Affaires africaines ; ministre algérien des Affaires étrangères (2013-2017) en charge du processus de paix pour le Mali ; ancien ambassadeur algérien au Mali en 2010 puis haut cadre chargé du dialogue inclusif intermalien.
[12]
Alliance des groupes rebelles qui se forme à l’été 2014 en prévision des négociations d’Alger. Elle rassemble le MNLA, le HCUA et une aile du MAA.
[13]
« Plateforme des mouvements du 14 juin 2014 d’Alger » ou « Plateforme des mouvements d’autodéfense ». Elle réunit les groupes armés progouvernementaux qui faisaient face à la Coordination des mouvements de l’Azawad lors des négociations d’Alger.
[14]
Article de RFI, « L’Algérie réclame plus d’équité dans la gestion internationale des migrants », mis en ligne le 2 octobre 2018.
[15]
Article de El Watan, Point de vue du sociologue et directeur de recherche au CREAD Mohamed Saîb Musette : « Quelle politique migratoire pour l’Algérie ? », 22 septembre 2018.