PATRICK LAWRENCE : Al-Qaïda arrive à Washington

La visite d’Al-Sharaa à la Maison Blanche nous rappelle l’aversion de longue date de Washington pour les processus démocratiques et pour quiconque – au-delà des frontières de l’Occident et parfois même à l’intérieur de celui-ci – qui les défend.

Je n’aurais jamais cru voir ça, et pourtant, ce jour est arrivé lundi, lorsqu’Ahmed al-Sharaa s’est présenté à la Maison Blanche pour un entretien avec le président Donald Trump et sa clique habituelle de marginaux, censés s’assurer que le trumpiste comprenne au moins un tant soit peu ce qui se dit.

Un terroriste grotesque au milieu de l’élégance rétro du Bureau ovale : qui aurait pu imaginer une scène aussi choquante ?

Les lecteurs attentifs le savent, Al-Sharaa est l’un de ces djihadistes sunnites sanguinaires qui, durant la longue opération secrète menée par l’Occident contre le régime d’Assad en Syrie, avaient la fâcheuse habitude de changer de nom et celui de leurs milices meurtrières dès que le monde découvrait leur identité et l’étendue de leur sauvagerie.

Al-Sharaa était alors connu sous le nom d’Abu Muhammad al-Jolani, un nom de famille qui signifie « Celui du Golan ». Ancien bénéficiaire des largesses de la CIA et du MI6 durant les années où les services de renseignement américains et britanniques finançaient, armaient et entraînaient des tueurs primitifs du même acabit qu’al-Sharaa, il est aujourd’hui président de la Syrie – fruit d’une ultime intervention anglo-américaine qui l’a conduit à Damas il y a un an, le mois prochain.

Al-Sharaa al-Jolani a débuté sa brillante carrière en 2003, lorsqu’à 21 ans, il a rejoint Al-Qaïda en Irak pour lutter contre l’occupation américaine (ce qui, il faut le dire, était en soi une action louable). Il s’est ensuite allié à l’État islamique, par l’intermédiaire du tristement célèbre Abou Bakr al-Baghdadi, afin de propager la barbarie sunnite dans sa Syrie natale.

Après la CIA… Alors que le MI6 transformait les manifestations du « Printemps arabe » en Syrie en un conflit armé sanglant en 2011 (au plus tard début 2012), al-Jolani (comme on l’appelait alors) a contribué à la formation du Front al-Nosra, organisation écran d’Al-Qaïda en Syrie.

Mais dès 2017, la presse se montrait peu flatteuse à l’égard d’al-Nosra, et al-Jolani a rebaptisé l’organisation Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) suite à une fusion avec… voyons voir… si je ne m’abuse, six autres milices salafistes peu recommandables.

HTS a été désignée comme organisation terroriste un an plus tard par les États-Unis et l’ONU ; al-Jolani, faisant l’objet de la même désignation, était visé par une prime de 10 millions de dollars.

Le monde est gouverné par le secret, ai-je conclu depuis longtemps. Et il est difficile de dire quand les puissances invisibles qui déterminent les événements mondiaux ont décidé d’acheter des costumes à al-Jolani, de lui dire de reprendre son ancien nom et de le légitimer.

Opération de réhabilitation

J’ai commencé à soupçonner une opération de réhabilitation lorsqu’en avril 2021, PBS a diffusé la première interview d’al-Jolani jamais réalisée par un média occidental. Dans cet entretien, le terroriste désigné, vêtu d’un blazer bleu et d’une chemise boutonnée, promettait de fonder un « gouvernement de salut » en Syrie. Martin Smith, un correspondant jouissant d’une bonne réputation (du moins jusqu’en avril 2021), acquiesçait avec crédulité.

Trois ans plus tard, al-Jolani menait ses forces lourdement armées dans une marche éclair vers Damas, soutenu, comme toujours, par les puissances occidentales, cette fois par les Turcs et probablement, mais sans preuve formelle, par les Israéliens.

HTS n’avait même pas encore atteint Damas que l’on lisait déjà à quel point tout allait être formidable. Titre du Telegraph du 3 décembre : « Comment les djihadistes syriens “pro-diversité” envisagent de construire un État. »

Les violences sectaires qui ont rythmé la vie d’al-Sharaa pendant toutes ces années n’ont pas cessé depuis qu’il s’est autoproclamé président pour les cinq prochaines années : violences contre les Druzes, les chrétiens et les Alaouites.

Le pays est un véritable champ de bataille, théâtre d’une brutalité orchestrée par les sunnites, si l’on en croit les rares reportages disponibles. Une partie de ces violences serait l’œuvre de salafistes étrangers qui continuent d’opérer – sous la direction d’al-Sharaa ? avec son approbation tacite ? – depuis la chute du régime d’Assad.

L’édition américaine du Spectator a publié lundi un article intéressant de Theo Padnos, qui a passé un an comme prisonnier de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), intitulé : « Le djihadiste que j’ai connu : ma vie de prisonnier d’al-Sharaa ».

Voici l’introduction de Padnos :

« Alors que Washington déroule aujourd’hui le tapis rouge pour l’ancien chef d’Al-Qaïda et désormais président syrien, Ahmed al-Charia, les minorités de Syrie continuent de vivre dans la terreur. Une armée de destruction, mi-Mad Max, mi-Lollapalooza, déferle sur le désert au sud de Damas, la capitale.

Qui a donné l’ordre à ces militants d’agir ? Nul ne le sait. Que veulent-ils ? On l’ignore. Mais, en tant qu’ancien prisonnier de la bande de djihadistes d’al-Charia, je ne peux pas dire que je sois surpris par ce qui se passe en Syrie. »

On ne parle guère de ce qui se passe en Syrie dans la presse américaine grand public. On lit plutôt des articles sur « le parcours de M. Sharaa, de djihadiste déterminé à tuer des soldats américains à dirigeant conciliant, élégant et impeccablement vêtu, courtisant les nations du monde entier » – un article de Roger Cohen paru lundi dans le New York Times sous le titre « Un village syrien et le long chemin vers la Maison-Blanche ».

Un peu d’optimisme, Roger !

Ou encore, un article de Christina Goldbaum paru le même jour dans le même journal :

« La rencontre de M. al-Sharaa à Washington est la dernière étape de la transformation de l’ancien chef rebelle islamiste, autrefois désigné comme terroriste par les États-Unis, qui avaient mis sa tête à prix pour 10 millions de dollars. »

Élégant ? Conciliant ? Impeccablement vêtu ? Non, non, et ces costumes me semblent de piètre qualité. La dernière étape de sa transformation ?

Vous voyez où je veux en venir, j’espère. Considérez ce criminel tel que le présentent ceux qui le soutiennent et ne vous préoccupez plus de ce qui s’est passé durant ce long périple, des décapitations ou des financeurs.

Mme Goldbaum nous informe qu’al-Sharaa s’est rendu à Washington cette semaine « pour signer un accord visant à rejoindre 88 autres pays au sein de la coalition internationale contre l’État islamique, toujours actif en Syrie ». Hein ?!

Al-Sharaa, bien connu des membres de l’État islamique, était inscrit sur la liste des terroristes jusqu’à ce que le département du Trésor le retire vendredi dernier ; la Syrie est toujours considérée comme un État soutenant le terrorisme. Et al-Sharaa se retrouve dans le Bureau ovale pour une sorte de cérémonie d’enrôlement ?

L’ère du secret absolu

À l’ère du secret absolu, nous ne saurons peut-être jamais pourquoi Trump et son entourage ont reçu al-Sharaa dans le Bureau ovale. Mon hypothèse : lundi, la question était de savoir comment al-Sharaa allait gérer – ou plutôt comment on lui dirait de gérer – ses relations avec Israël, étant donné que l’objectif de l’État sioniste est de réduire ce qui est encore officiellement appelé la République arabe syrienne à un amas de ruines, dans le cadre de sa « guerre sur sept fronts ».

En bref, al-Sharaa est désormais un instrument pleinement opérationnel de l’empire et de ses ramifications. Il est destiné à servir un objectif précis.

Tandis que je contemplais le spectacle de ce meurtrier salafiste affalé dans un de ces fauteuils Empire, face à Trump, je réalisai que j’avais vu maintes fois au cours de ma longue vie ce jour que je pensais ne jamais voir.

J’avais tout simplement oublié un instant l’histoire du déclin de la république américaine depuis que les victoires de 1945 lui avaient conféré un pouvoir qu’elle n’aurait jamais su gérer avec sagesse.

Autrement dit, il n’y a pas lieu de se dire « horrifié ». Al-Charia est un cas flagrant, amené à Washington par l’homme le plus odieux ayant jamais occupé la Maison-Blanche, mais il fait partie d’une longue lignée de dictateurs et autres individus abjects à avoir cet honneur.

Il est peut-être, oserais-je dire, le plus brutal d’entre eux, mais pas le pire pour autant.

Prenons le shah d’Iran, pour un exemple du début de l’après-guerre. Le président Harry Truman l’accueillit à la Maison-Blanche en 1949, deux ans seulement après le début de la Guerre froide qu’il avait lui-même déclenchée, et quatre ans avant que la CIA et les Britanniques ne destituent Mohammad Mossadegh, élu démocratiquement, à Téhéran.

Quatre autres présidents l’invitèrent à cinq reprises : John F. Kennedy en 1962, Richard Nixon en 1969 et 1973, Gerald Ford en 1975 et Jimmy Carter en 1977.

En 1970, ce fut au tour de Suharto. Nixon le reçut en visite d’État cette année-là, cinq ans après que les rivières indonésiennes eurent été rougies par le sang d’un million de personnes – selon les dernières estimations – défendant la fierté que l’inimitable Sukarno leur avait inculquée lors de l’indépendance.

Lorsque Reagan reçut Suharto à la Maison-Blanche, il organisa un dîner d’État et loua ce dictateur impitoyable pour « son leadership sage et inébranlable ».

Augusto Pinochet fut l’invité de Carter en 1977, quatre ans après le coup d’État qui renversa le président chilien Salvador Allende. Efraín Ríos Montt arriva à l’invitation de Reagan en 1982, alors qu’il était, en tant que pire dictateur militaire du Guatemala, en pleine campagne de terreur et de génocide qui a profondément marqué la population maya du Guatemala.

Etc., malheureusement.

Tous ces individus, et bien d’autres encore, avaient un but précis, tout comme al-Sharaa. Si nous insistons sur notre horreur face à la présence d’al-Sharaa dans le Bureau ovale cette semaine, il nous incombe également d’être horrifiés par la conduite de l’empire américain à l’étranger au cours des huit dernières décennies.

Saisissons cette occasion pour prendre conscience de la préférence de nos prétendus dirigeants pour toutes sortes de massacres, de tyrans, de génocidaires et de dictateurs, et de l’aversion de nos cliques politiques pour la démocratie, ses processus et quiconque – hors des frontières de l’Occident et parfois même en son sein – les défend.

Ces personnes ne sont ni des aberrations ni des erreurs de jugement. Elles sont les figures emblématiques de la politique étrangère américaine. L’Amérique en a créé certaines. Elle a assurément créé l’homme qui se proclame aujourd’hui président de la Syrie.

Non, Ahmed al-Sharaa est bien nous, et nous devons enfin accepter la réalité dont il n’est que la plus récente manifestation.