Deux ans après la chute d’Omar al-Bachir, un sentiment d’inachevé gagne la capitale du rail, où les effets de la crise économique rongent le quotidien des habitants.
La salle d’audience est plongée dans l’ombre et les ventilateurs sont coupés faute d’électricité. Mais ce mercredi 31 mars, le tribunal d’Atbara, à 300 km au nord de Khartoum, fait salle comble pour l’ouverture d’une série de procès impliquant des membres du National Intelligence and Security Service (NISS), les services de renseignement et de sécurité du régime d’Omar al-Bachir, renversé le 11 avril 2019 par l’armée soudanaise sous la pression de la rue.
La séance s’ouvre sur le cas d’Issam Ali Hussein. Le 21 décembre 2018, cet ouvrier de 27 ans était tué en pleine rue d’une balle dans la tête, tandis qu’une foule de protestataires déferlait à travers Atbara. Au total, seize hommes de main et officiers du régime militaro-islamiste sont accusés du meurtre de cinq manifestants tombés lors des premiers jours de la révolte dans cette petite ville des bords du Nil.
Le 17 décembre 2018, les habitants d’Atbara s’étaient soulevés contre le triplement du prix du pain après la décision du gouvernement d’Omar al-Bachir d’annuler les subventions sur le blé. Un électrochoc qui a poussé les travailleurs journaliers, les étudiants de l’université ou des établissements techniques de la ville, les vendeurs ambulants ou les artisans mineurs à défier comme un seul homme les forces de sécurité. « Toute l’exaspération s’est concentrée sur le symbole du pouvoir à Atbara, l’antenne locale du Congrès national [le parti de M. Bachir], qui a été mise à sac et incendiée le 19 décembre », rappelle Magdi el-Gizouli, chercheur au Rift Valley Institute. Une étincelle qui s’est rapidement propagée au reste du pays.
Dans l’histoire du Soudan, Atbara tient une place particulière. Haut lieu du chemin de fer soudanais né sous la colonisation anglo-égyptienne, « ses usines ont attiré des milliers de travailleurs issus des régions marginalisées, des paysans sans terre en quête d’un salaire qui ont formé l’avant-garde de la classe ouvrière soudanaise », poursuit Magdi el-Gizouli. Bastion des premiers syndicats et du Parti communiste, Atbara est devenue au fil des ans le berceau de la contestation au Soudan, se rebellant tour à tour contre les trois dictateurs qui ont dirigé le pays depuis son indépendance, en 1956.
« Simulacre de justice »
Drapée d’un voile pourpre, la procureure présente depuis son pupitre des photos prouvant l’implication des forces de sécurité dans la répression des manifestations « pacifiques », insiste-t-elle, qui se sont déroulées après la prière du vendredi à Atbara. Devant le tribunal, une cinquantaine de manifestants sont tenus à distance par un cordon de police. Issus des comités de résistance d’Atbara, ces jeunes sont venus soutenir le combat des familles des « martyrs ».
« Maintenant, chaque personne dépositaire de l’ordre public devra réfléchir à deux fois avant de tirer sur un manifestant désarmé », lâche Saïd Ali Ahmad, arrêté et jeté en prison pendant trois jours en décembre 2018. Du haut de ses 24 ans, Saïd a l’impression qu’un peu de justice se concrétise enfin au Soudan. « C’est la première fois qu’une telle action judiciaire a lieu hors de Khartoum et la première fois que je vois des gradés des services de sécurité qui doivent rendre des comptes », se réjouit-il.
Mais le chemin est encore long. « Les procès en cours à Atbara sont symboliques mais visent seulement les échelons les plus bas du système Bachir, déplore Magdi el-Gizouli. Ils mettent en cause les pions sans inquiéter les stratèges. » Au moins 177 personnes ont été tuées dans la répression du mouvement, selon Amnesty International, dont une centaine lors de la dispersion brutale du sit-in de Khartoum, le 3 juin 2019, devant le quartier général de l’armée.
« Tout le monde connaît les commanditaires de ce massacre intervenu après la chute de Bachir. Le principal accusé, c’est Hemetti [Mohamed Hamdan Daglo, commandant des Forces de soutien rapide et vice-président du Conseil souverain], mais c’est le numéro deux de l’Etat. Le gouvernement multiplie les commissions d’enquête mais c’est un moyen de gagner du temps. C’est un simulacre de justice », accuse le chercheur.
Pour Saïd Ali Ahmad, le Soudan connaît des transformations incontestables : « Il y a deux ans, si on s’était rassemblés comme aujourd’hui, des pick-up auraient débarqué, les hommes du NISS nous auraient frappés. » Il dit soutenir les autorités de transition, issues d’un pacte entre l’armée et une coalition de partis civils. « Ce n’est pas possible de réparer la situation du jour au lendemain. On a besoin de temps », conclut-il, rappelant que des élections doivent se tenir à la fin de la période de transition, repoussée jusqu’en 2024.
Un pays en faillite
Tous ici ne partagent pas son optimisme. A Atbara comme dans les autres villes du pays, les effets de la crise économique rongent le quotidien des habitants. Après la chute de Bachir, le gouvernement militaro-civil a hérité d’un pays en faillite, dont la situation s’est encore aggravée sous l’effet de la pandémie de Covid-19. Autrefois fierté nationale, la capitale du rail fait aujourd’hui grise mine. L’industrie ferroviaire est en berne, les usines de ciment tournent au ralenti, le taux de chômage galope, comme l’inflation. La ruée vers l’or amorcée dans les années 2010 et les investissements agricoles du Golfe n’ont pas tenu leurs promesses.
« On a gagné en liberté d’expression, de pensée, de réunion. Mais de quelle liberté parle-t-on quand on ne peut pas accéder aux services de base ? Vous êtes libres de penser mais pas de manger », se plaint Azza Salah, membre d’un comité de résistance d’Atbara. Ces groupes de jeunes révolutionnaires ont été un maillon essentiel dans l’organisation du soulèvement. Aujourd’hui, ils sont à l’origine d’une myriade de petites initiatives pour tenter d’alléger le poids de la crise. Ils organisent des marchés coopératifs où les produits sont vendus à des prix raisonnables, s’échinent à assurer l’approvisionnement des habitants en eau, luttent contre les pénuries de gaz ou de pain.
Suivant les recommandations du Fonds monétaire international (FMI), le gouvernement a adopté une série de réformes pour tenter de réintégrer la scène économique internationale. Le Soudan a d’ailleurs été rayé de la liste américaine des pays soutenant le terrorisme et, grâce à d’importants prêts américains, il a pu commencer à éponger sa dette auprès des bailleurs de fonds internationaux. Mais la cure d’austérité incarnée par la fin des subventions sur la farine ou le carburant passe mal. L’adoption d’un taux de change flottant, en février, a de fortes répercussions sur les ménages modestes ; et les coupures d’électricité, les pénuries d’essence ou de médicaments sont incessantes.
Pour Badreddin Omar, un militant politique, ce sont les militaires au pouvoir qui « pourrissent la situation ». L’homme de 39 ans était parmi ceux qui avaient embarqué dans un train, le 23 avril 2019, en direction du sit-in de Khartoum, pour donner un second souffle au mouvement. « Après la chute de Bachir, nous avions une seule demande : un gouvernement 100 % civil. La signature d’un accord avec les militaires fut une désillusion. Le rôle de l’armée c’est de protéger les frontières, pas d’entrer en politique. »
La situation économique exsangue nourrit chez certains un sentiment d’amertume confinant à la nostalgie. De bon matin, sur le quai de la gare d’Atbara, des familles s’empressent de monter dans le seul train de la journée desservant la capitale. Au moment de hisser ses valises dans le wagon, Doha Ibrahim laisse paraître son mécontentement. « C’est bientôt le ramadan, je ne vois pas comment on va pouvoir faire manger tout le monde. Toute cette révolution pour quoi ? Au moins sous Bachir on avait du pain », lâche-t-elle, ses deux enfants sous le bras. Depuis quelques mois, à nouveau, des manifestations éclatent régulièrement, pour protester cette fois contre la cherté de la vie.