Nord du Burkina Faso : ce que cache le jihad

Les violences jihadistes au Sahel de l’Afrique de l’Ouest se sont propagées dans le nord du Burkina Faso. La réponse de Ouagadougou et ses partenaires doit tenir compte des racines sociales et locales de la crise et non uniquement de ses dimensions religieuses et sécuritaires.

Synthèse

Longtemps épargné par les groupes armés actifs au Sahel, le Burkina Faso est confronté à des attaques de plus en plus fréquentes et meurtrières visant la partie nord du pays. Si l’insécurité résulte en grande partie d’une extension du conflit malien, la crise au Nord du Burkina révèle une dynamique sociale endogène. Présenté comme lié aux jihadistes actifs dans le Sahel, le groupe armé Ansarul Islam, qui semble être l’acteur principal de l’insécurité, est avant tout un mouvement de contestation de l’ordre social qui prévaut dans la province du Soum, dans la région burkinabè du Sahel. Malgré une reprise en main de la situation au printemps 2017, la crise est loin d’être terminée. Le Burkina et ses partenaires sont conscients qu’elle exige une réponse globale, et non uniquement militaire, et que sa résolution définitive dépend en partie de la situation au Mali. Mais cette réponse doit surtout tenir compte des dimensions sociales et locales de la crise, qui prévalent sur ses dimensions religieuses ou sécuritaires.

Ansarul Islam, créé par Malam Ibrahim Dicko, un prêcheur originaire du Soum, est né de la contestation de l’organisation sociale en vigueur dans la province. Des années durant, Malam prône l’égalité entre les classes sociales. Il remet en cause la toute-puissance des chefferies coutumières et le monopole de l’autorité religieuse détenu par les familles maraboutiques, qu’il accuse de s’enrichir aux dépens des populations. Cette rhétorique lui vaut un écho considérable, surtout parmi les jeunes et les cadets sociaux. Même s’il perd une grande partie de ses adeptes lorsqu’il bascule dans la lutte armée, il parvient à en conserver suffisamment pour mener une guerre de basse intensité contre les autorités locales et nationales. L’éventualité de sa mort au cours d’opérations militaires menées au printemps 2017, qui n’a pas été prouvée ni confirmée, ne mettrait pas fin à la crise.

” Produit des réalités sociopolitiques et culturelles locales, Ansarul Islam tient au moins autant de l’insurrection sociale que du mouvement islamiste. “

Produit des réalités sociopolitiques et culturelles locales, Ansarul Islam tient au moins autant de l’insurrection sociale que du mouvement islamiste. Il n’est pas tant un groupe critique de la modernité qu’un mouvement qui rejette des traditions perçues comme archaïques. Il exprime les doléances de la majorité silencieuse de la population qui ne détient ni le pouvoir politique, ni l’autorité religieuse. L’islam devient alors un référent de contestation d’une société figée productrice de frustrations. Ansarul Islam n’est pas non plus un groupe de défense des Peul, majoritaires dans le Sahel burkinabè. La revendication ethnique et identitaire est pour le moment marginale dans son discours.

Le rapport distant qu’entretiennent les populations avec l’Etat nourrit également la crise. Le contraste entre le potentiel économique du Nord et le manque de développement alimente un sentiment d’abandon des populations. Comme au Mali, fonctionnaires et forces de sécurité sont plus souvent perçus comme des corps étrangers cherchant à s’enrichir que comme des agents chargés de fournir des services. Les habitants du Soum sont réticents à collaborer avec des forces de sécurité venues d’autres provinces et au comportement parfois brutal.

La crise au Nord du Burkina est beaucoup plus que le simple miroir de la situation au centre du Mali. Certes, le Mali sert de base arrière à Ansarul Islam. Des similarités existent. Mais la poussée de la violence qui se revendique du jihad conduit à négliger la dimension sociale et extrêmement locale des conflits et la capacité des groupes armés à exploiter les clivages qui traversent certaines sociétés. L’insécurité au Nord du Burkina ne résulte pas uniquement d’un déficit de développement, d’une incompréhension entre un Etat central et un territoire lointain ou de l’influence négative d’un voisin en guerre. Elle est surtout le résultat d’une crise profonde qui agite les groupes humains qui habitent les terroirs du Nord. C’est sur ces fractures très locales entre maitres et sujets, dominants et dominés, anciens et modernes que Malam Dicko a bâti sa popularité.

La résolution définitive de la crise dépendra en partie de la stabilisation du Mali ainsi que de la mise en place par le gouvernement et ses partenaires de plans efficaces de développement. Mais elle viendra aussi et surtout de la création de nouveaux équilibres sociaux et d’un règlement par les populations locales de leurs divisions actuelles. Partant de ce constat, le gouvernement pourrait mieux prendre en compte les aspects suivants afin de s’attaquer à la crise :

Développer des réponses qui tiennent compte des dimensions sociales et locales de la crise. Tant que l’ordre social local continuera à produire des frustrations et des conflits, il sera difficile de trouver un règlement définitif de la crise. L’action de l’Etat est toutefois limitée dans ce domaine, car il n’a pas vocation à modifier une organisation sociale qui prévaut depuis des siècles. C’est davantage aux acteurs locaux qu’incombe la tâche de réflexion et de production de solutions adaptées aux spécificités locales, l’Etat et les partenaires internationaux pouvant au mieux stimuler des initiatives de dialogue entre communautés ou générations.

Réduire le fossé entre, d’une part, les forces de sécurité et les autorités étatiques et, d’autre part, la population. Plusieurs mesures peuvent y contribuer : améliorer le renseignement humain et mieux protéger les informateurs ; encourager le recrutement de Peul dans les forces de sécurité et la fonction publique (sans pour autant imposer de quotas) ; renforcer les activités civilo-militaires ; favoriser l’affectation dans la région du Sahel de fonctionnaires et de membres des forces de sécurité parlant le fulfuldé (la langue peul) ; et sanctionner plus sévèrement les comportements abusifs.

Mettre davantage l’accent, dans le programme d’urgence pour la région du Sahel – le volet développement de l’action gouvernementale –, sur la promotion de l’élevage, l’amélioration de la justice et la lutte contre la corruption. Soutenir l’élevage, s’attaquer aux dysfonctionnements dont souffre le système judiciaire et au fléau de la corruption dans l’administration contribuerait à réduire les perceptions négatives de l’Etat en montrant qu’il peut être utile pour ses habitants.

Œuvrer, à long terme, au renforcement de la coopération judiciaire et policière entre le Mali et le Burkina, afin de faciliter la conduite d’enquêtes qui ont des ramifications dans ces deux pays, la gestion des prisonniers et des suspects et leur comparution devant la justice.

I. Introduction

En 2015, le Burkina entre dans la catégorie des pays sahéliens victimes des groupes armés et criminels basés essentiellement au Mali, mais opérant dans plusieurs pays de la région. Au nord du pays, la région du Sahel, frontalière du Mali et du Niger, est la zone la plus touchée par les attaques. Pourtant, il faudra l’attaque de Nassoumbou, dans la province du Soum, en décembre 2016 pour que les autorités burkinabè prennent enfin conscience que la crise ne relève pas d’un problème exclusivement malien, mais également de dynamiques endogènes.
Ce rapport se focalise sur la province du Soum, épicentre du conflit et lieu de naissance du groupe Ansarul Islam dirigé par Malam Ibrahim Dicko, mais il évoque aussi les autres provinces de la région du Sahel (l’Oudalan, le Séno et le Yagha) ainsi que les autres régions frontalières, qui sont également vulnérables.

La province du Soum est majoritairement peuplée de Peul, second groupe ethnique du Burkina. D’après le recensement de 2006, dont les chiffres sont à prendre avec précaution, 56 pour cent des habitants de la région du Sahel ont pour langue maternelle le fulfuldé (la langue peul). Plusieurs interlocuteurs estiment que la proportion de Peul dans la région du Sahel avoisine les 70-75 pour cent.
Le grand groupe ethnique peul est subdivisé principalement entre Peul issus des classes nobles et descendants d’esclaves, appelés Rimaibé. Les Rimaibé sont les descendants des populations autochtones qui ont été réduites en esclavage par les Peul et assimilées. Aujourd’hui, Peul et Rimaibé sont inclus dans le même grand groupe ethnique peul : ils partagent la même culture, la même langue et ont souvent des patronymes identiques. Le clivage reste néanmoins marqué : « chacun connait sa place », comme le résume un représentant peul.

Dans la province du Soum, les habitants autochtones, les Kurumba, aussi appelés Fulsé, sont minoritaires. Des Mossi (l’ethnie majoritaire au Burkina) et des membres d’autres groupes vivent également dans la province.

” L’histoire pré-coloniale de la région du Sahel explique son organisation sociopolitique actuelle. “

L’histoire pré-coloniale de la région du Sahel explique son organisation sociopolitique actuelle.
Entre les XVème et XVIIIème siècles, l’arrivée des éleveurs peul originaires du delta intérieur du Niger conduit à l’éviction des agriculteurs sédentaires du pouvoir et à l’établissement de la domination peul. Cela aboutit à la création d’une organisation sociale hiérarchisée entre nobles et familles princières, familles maraboutiques, artisans, forgerons, tisserands, griots, descendants d’esclaves, etc. Les Peul ne parviennent jamais à former une entité politique unique,

mais ils utilisent l’islam comme outil d’émancipation par rapport aux peuples sédentaires animistes. Ceci rappelle la situation actuelle où des groupes majoritairement peul entrent en lutte armée contre un pouvoir central dominé par les Bambara au Mali et par les Mossi au Burkina. L’enjeu actuel de la révolte sociale dans la province du Soum n’est donc pas la restauration d’un Empire du Macina dont ils n’ont jamais fait partie, ou d’un royaume du Jelgooji qui n’a jamais existé en tant qu’entité politique unifiée, mais plutôt la poursuite sous d’autres formes des luttes passées et un reflet des divisions qui ont agité la province à travers l’histoire.

Ce rapport, qui s’inscrit dans la continuité des travaux de Crisis Group sur les réponses à apporter à la montée de l’extrémisme violent, analyse les causes profondes d’une crise qui trouve ses racines dans un ordre social figé et inégalitaire.

Il souligne la nécessité d’apporter une réponse qui ne soit pas seulement militaire et qui s’inscrive dans la durée et tienne compte des dimensions sociales. Il fournit également une évaluation de la réponse militaire mise en œuvre depuis le début de l’année 2017. Malgré les opérations militaires et la reprise en main de la situation, les autorités et leurs partenaires devraient avoir le triomphe modeste : les attaques continuent, et quand bien même Malam serait mort, les groupes jihadistes savent, mieux que les armées qui les combattent, s’adapter à une nouvelle donne. Ce travail repose sur une cinquantaine d’entretiens avec des forces de sécurité, des autorités locales et nationales, des membres du gouvernement et de l’opposition, des représentants de la société civile, des chercheurs et des habitants de la province du Soum. Ces entretiens ont été menés principalement en janvier et en mai 2017 à Ouagadougou et à Djibo.

II. Les racines sociales de la crise

A. Malam Ibrahim Dicko, de la radio au jihad

La crise du Soum s’articule autour d’une figure de la région, fondateur d’Ansarul Islam, Malam Ibrahim Dicko. De son vrai nom Boureima Dicko, issu d’une famille de marabouts et originaire de la localité de Soboulé, dans la province du Soum, il est (ou était) âgé d’une quarantaine d’années. Malam, dont la santé est fragile, étudie à l’école classique et à l’école coranique au Burkina et au Mali, puis il enseigne au Niger.
En 2009, il commence à prêcher dans de nombreux villages du Soum, où il établit des représentations locales, ainsi que dans deux radios très connues, La Voix du Soum et La radio lutte contre la désertification (LRCD). Il prêche dans une mosquée du vendredi à Djibo, aujourd’hui fermée.

En 2012, son association, al-Irchad, est officiellement reconnue par les autorités.
Malam est écouté dans toute la province, notamment grâce à ses talents d’orateur et à son discours contestataire (voir section II.B). Il finance facilement la diffusion radiophonique quasi quotidienne de ses prêches, ce qui suppose une aide financière extérieure. Le gouvernement de transition au Burkina bloque les financements dédiés à la construction de plusieurs mosquées, ce qui alimente la rancœur de Malam et ses adeptes envers les fils de marabouts et les princes du Soum, accusés de jouer de leur influence à Ouagadougou pour empêcher la construction de mosquées liées à al-Irchad.

” Le caractère radical du discours de Malam conduit les autorités locales, coutumières et religieuses à tirer la sonnette d’alarme, mais aucune action préventive n’est véritablement entreprise. “

Le caractère radical du discours de Malam conduit les autorités locales, coutumières et religieuses à tirer la sonnette d’alarme, mais aucune action préventive n’est véritablement entreprise.
Malam aurait un temps été sous la surveillance des services de sécurité du régime de Blaise Compaoré, mais ils ont pu perdre sa trace à la suite de la déstabilisation de l’appareil sécuritaire provoquée par la chute du régime. Il est arrêté en septembre 2013 à Tessalit, dans le Nord du Mali, par l’opération française Serval, avec une importante somme en euros d’après certaines sources. Après un passage en prison à Bamako, il est relâché courant 2015. Il aurait rencontré au Mali son mentor Hamadoun Koufa, le chef du Front de libération du Macina, un groupe armé opérant dans le centre du Mali, courant 2015.

Au début de l’année 2016, l’émir de Djibo et le grand imam, dont Malam a épousé la fille, le désavouent.
Il répudie ensuite sa femme et prend le maquis, perdant alors la plupart de ses adeptes. Seul un cercle restreint de fidèles le suit pour aller s’entrainer au Mali. Il cherche alors à éliminer ses anciens camarades. L’action d’Ansarul Islam est fortement imprégnée d’une logique de règlements de comptes, ce qui fait craindre à un élu local que le « cycle de vengeance » ne s’installe dans la durée. L’attaque du poste militaire de Nassoumbou le 16 décembre 2016, qui aurait été menée par Ansarul Islam et l’Etat islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et qui a couté la vie à douze soldats burkinabè, permet à Ansarul Islam d’officialiser son existence.

En juin 2017, une publication d’une page Facebook non authentifiée se revendiquant d’Ansarul Islam affirme que Jafar Dicko, qui serait le frère cadet de Malam, prend sa succession à la tête du mouvement. Cette information corrobore le sentiment des sources sécuritaires burkinabè, selon lesquelles Malam aurait été blessé lors des offensives militaires du printemps et il aurait succombé à ses blessures. En l’absence de preuve formelle ou d’infirmation ou de confirmation par Ansarul Islam, le doute subsiste.
B. La contestation d’un ordre social figé et inégalitaire

Que Malam soit mort ou vivant, ses idées et son discours de contestation se sont répandus et installés dans la province. Il dénonce tout d’abord l’enrichissement des familles maraboutiques, qui utilisent leur statut de seules détentrices de l’autorité religieuse pour extorquer de l’argent à la population. Cette contestation reflète le clivage entre les familles maraboutiques traditionnelles, qui ont une légitimité historique et au sein desquelles l’imamat se transmet de manière héréditaire, et une nouvelle génération d’érudits musulmans, qui estiment que l’autorité religieuse ne doit plus être l’apanage d’une minorité. Malam conteste ainsi le fait que seuls les imams issus de ces familles sont habilités à diriger la prière ou à donner des avis en matière de religion, d’autant plus qu’ils n’ont pas toujours les connaissances requises. La maitrise de l’arabe confère à cette nouvelle génération d’érudits une crédibilité aux yeux de la population. Malam dénonce aussi la toute-puissance des chefferies coutumières.

Cette contestation de l’ordre établi entraine la remise en cause de pratiques traditionnelles qui, d’après Malam, ne sont pas prescrites par l’islam, telles que le don d’argent aux marabouts lors de cérémonies, la dot ou l’organisation de fêtes coûteuses pour célébrer mariages et baptêmes. Un mariage peut coûter jusqu’à 500 000 francs CFA (760 euros), soit dix fois plus que le salaire minimum mensuel en ville.

Cette rhétorique suscite l’adhésion des plus modestes, car elle leur retire un fardeau financier. Malam conteste également les rapports hiérarchiques entre les descendants de maitres, les Peul, et les descendants d’esclaves, les Rimaibé. Si l’esclavage a été aboli lors de la colonisation, le clivage reste marqué entre ces deux groupes.

Pour justifier son discours contestataire, Malam affirme que celui-ci est en adéquation avec un islam pur, non perverti par les traditions. Il dénonce par exemple les inégalités sociales comme étant contraires à l’islam. L’islam sert alors à contester un ordre social figé et inégalitaire et des pratiques qui ne sont plus en adéquation avec les aspirations de la population. Dans cette région, la religion musulmane est davantage présente en tant que tradition qu’en tant que pratique religieuse per se. Il n’est pas rare de trouver des princes qui consomment de l’alcool et il est interdit de se saluer en disant « salam aleikoum » dans la cour des chefs.

” S’il est composé majoritairement de Peul et de Rimaibé, le mouvement de Malam ne comporte pas une forte dimension ethnique. “

S’il est composé majoritairement de Peul et de Rimaibé, le mouvement de Malam ne comporte pas une forte dimension ethnique. Son discours mentionne certes la nécessité pour les Peul de se défendre face aux trop nombreuses vexations qu’ils ont subies, bien qu’il ne le dise pas ouvertement dans ses prêches. Mais lorsqu’il prône l’égalité entre Peul et Rimaibé, il cherche à gommer les clivages ethniques.
De plus, il n’y aurait pas que des Peul et des Rimaibé dans son mouvement. La plupart de ses adhérents sont Peul et Rimaibé avant tout car ses prêches sont en fulfuldé et la majorité des habitants du Sahel burkinabè sont issus de ces communautés, toutes deux fulanophones. Malam affirme également que « nous sommes les Rimaibé des Blancs », ce qui révèle une dimension anti-occidentale peu surprenante.

Dès 2009-2010, le discours de Malam rencontre un écho considérable dans toute la province du Soum. Anecdote révélatrice de son succès, un ancien élu de la province raconte qu’un militant de son parti suggère un jour de reporter leur réunion, car « c’est l’heure d’écouter Malam ».
Malam perd ensuite la plupart de ses adeptes lorsqu’il bascule dans la violence, ce qui suggère que si son discours a du succès, peu de gens pensent que la solution passe par les armes. Certaines de ses idées sont désormais bien implantées dans la province du Soum. Depuis peu, il est par exemple rare de célébrer un mariage en organisant une fête dansante avec flûtes et percussions comme le veut la tradition peul.

Son discours séduit particulièrement la jeunesse et les cadets sociaux puisque Malam se place en « défenseur des pauvres » et en « libérateur » pour alléger le poids de traditions perçues comme archaïques et contraignantes.
En toute logique, les Rimaibé, basse couche de la société peul du Soum, sont très sensibles à son discours prônant l’égalité. Son succès reflète un clivage générationnel entre les anciens, généralement enclins à préserver la tradition, et les jeunes, prompts à bousculer le statu quo pour trouver leur place. Le même ancien élu raconte que lors d’une célébration de la Tabaski, un jeune proche de Malam critique la pratique habituelle selon laquelle l’imam doit d’abord sacrifier son mouton avant que chacun puisse en faire de même. Des proches de l’imam lui rétorquent qu’il n’est qu’un « petit » qui ne peut se permettre de parler ainsi à l’imam.

Parmi les adeptes de Malam lorsqu’il est à la tête de l’association al-Irchad se trouvent également des fonctionnaires, notamment des enseignants. Al-Irchad a aidé certains d’entre eux à solder leurs prêts, car ceux-ci sont contraires à l’islam.
Par ailleurs, des enseignants seraient impliqués dans la contrebande de produits illicites, ce qui expliquerait la volonté d’Ansarul Islam de les éliminer pour éviter qu’ils ne dénoncent leurs anciens camarades. Tout ceci nourrit l’impression qu’Ansarul Islam cible l’école. Or, si quelques écoles ont effectivement été menacées (sans revendication toutefois), les attaques contre les enseignants semblent obéir davantage à une logique de représailles contre d’anciens camarades (et potentiels informateurs auprès des forces de sécurité) qu’à une volonté délibérée d’attaquer l’école occidentale. L’enseignant assassiné début mars 2017, Salif Badini, était un ancien membre d’al-Irchad et il serait devenu un informateur des forces de sécurité.

Le phénomène Ansarul Islam est donc un produit des réalités sociopolitiques et culturelles de la province du Soum. Il reflète les doléances de la majorité silencieuse de la population qui ne détient ni le pouvoir politique, ni l’autorité religieuse. Il ne s’agit donc pas d’une contestation islamiste de la modernité, mais bien d’un rejet de traditions qui perpétuent une société figée productrice de frustrations. Ce phénomène au fort ancrage local semble ensuite avoir été récupéré par des groupes actifs au Mali voisin, ce qui lui donne des ramifications régionales.
C. Un rapport distant à l’Etat

La perception d’un Etat distant, incapable de fournir des services, explique aussi l’essor du mouvement de Malam. La population a le sentiment que la région du Sahel est délaissée par l’Etat et que ses potentialités économiques ne sont pas mises en valeur. Pourtant, en matière de taux de pauvreté individuelle, le Sahel burkinabè est la deuxième région la moins pauvre du Burkina.

C’est d’ailleurs l’existence de richesses agricoles, pastorales et minières qui, par son contraste avec le sous-développement, crée de la frustration.

Faiblesse des infrastructures, routières en particulier, nombre limité de centres de santé et d’écoles, manque d’eau et d’électricité : « tous les indicateurs sont au rouge ».
La sècheresse et la faible profondeur des nappes phréatiques mettent en difficulté les principales activités de la région que sont l’agriculture et l’élevage. Djibo, le chef-lieu de la province, abrite le plus grand marché à bétail du pays, mais la ville attend toujours le bitume. Le boom minier montre aux populations que les richesses dont regorge leur sous-sol sont exploitées par des étrangers sans qu’aucun bénéfice ne leur revienne. La demande de plusieurs interlocuteurs à Djibo d’ériger la province du Soum en région administrative afin de favoriser le désenclavement est révélatrice de ce sentiment d’abandon par l’Etat.

Ces difficultés sont aggravées par la crise humanitaire provoquée par la montée de l’insécurité.
” Les populations de la région burkinabè du Sahel ont une vision négative de l’Etat. “

Les populations de la région burkinabè du Sahel ont une vision négative de l’Etat. Comme le résume un ancien élu, « les gens ont tellement peur des autorités ». Ils perçoivent l’Etat comme une entité chargée non pas de servir, mais de se servir, parfois en usant de la force.
Historiquement réticents à envoyer leurs enfants à l’école dite française, il est souvent plus difficile pour les Peul de naviguer à travers un système administratif calqué sur le modèle français, et de connaitre et revendiquer leurs droits. Peu de fonctionnaires et de forces de sécurité envoyés dans la région du Sahel maitrisent le fulfuldé (la langue peul). Cette barrière linguistique creuse le fossé entre l’administration et les administrés. Des habitants du Soum soulignent la difficulté d’obtenir des documents d’état civil ou l’incapacité des autorités à aider les bergers victimes de vol de bétail. Si les fonctionnaires ont longtemps perçu leur affectation dans le Sahel burkinabè comme une sanction, beaucoup se sont enrichis grâce aux trafics, à la corruption et au racket.

Au-delà de la seule région du Sahel, il existe chez les Peul, présents dans tout le Burkina, un sentiment de victimisation. Des membres de la communauté se plaignent d’être sous-représentés parmi l’élite politique et administrative, et déplorent le fait que, selon eux, les institutions de l’Etat (justice, administration, forces de sécurité) favorisent les autres communautés en cas de conflit.

Ce rapport difficile à l’Etat complique la lutte contre Ansarul Islam. Les forces de sécurité éprouvaient au départ toutes les difficultés à obtenir la collaboration de la population, soit parce que certains sont des sympathisants du mouvement, soit parce qu’elle se refuse à dénoncer un fils du terroir, ou enfin parce qu’Ansarul Islam a instauré un climat de terreur. Le renforcement de la présence militaire a quelque peu rassuré, et plusieurs interlocuteurs affirment que la collaboration entre forces de sécurité et population s’améliore tout doucement. Les forces de sécurité se font par exemple plus discrètes lorsqu’elles entrent en contact avec leurs informateurs.
La méfiance reste néanmoins de mise, et Ansarul Islam aurait encore des partisans dans les villages. Les forces de sécurité se plaignent toujours du manque d’adhésion et de coopération des populations.

Des craintes existent quant au comportement des forces de sécurité, craintes qui pourraient se multiplier avec le renforcement de la présence militaire. Des interlocuteurs déplorent des arrestations arbitraires ou des mauvais traitements, qui peuvent renforcer le sentiment d’injustice et d’aliénation envers l’Etat.
Les forces de sécurité expliquent qu’elles arrêtent parfois tout un groupe pour éviter que ceux qui ne sont pas arrêtés soient perçus comme des informateurs et deviennent des cibles d’Ansarul Islam.

Que cela soit ou non avéré, il n’en demeure pas moins que les habitants du Soum se sentent stigmatisés et c’est cette perception qui constitue un réel danger.
D. Une province frontalière du Mali particulièrement vulnérable

La situation dans la province du Soum rappelle à certains égards ce qui se déroule dans le centre du Mali, pays avec lequel le Burkina partage une frontière de plus de 1 000 kilomètres. Le chef islamiste Hamadoun Kouffa et Malam Ibrahim Dicko, qui se connaissent, ont des trajectoires et des discours similaires. Tous deux ont prêché dans les villages et à la radio et critiquent l’ordre social, les élites locales et l’Etat.

La situation au Burkina est toutefois différente de celle qui prévaut au Mali. Les groupes radicaux au centre du Mali semblent recruter davantage chez les pasteurs nomades libres que chez les Rimaibé, et ils cherchent à élargir leur audience en diffusant des prêches dans d’autres langues que le fulfuldé. La crise dans la province du Soum est restée, jusqu’à présent, de faible intensité. S’il a instauré un climat de terreur, Ansarul Islam n’est pas parvenu à faire basculer toute la province dans la violence généralisée. La propension des Burkinabè du Soum à prendre les armes semble pour le moment limitée.

Il y a eu plusieurs tentatives d’implantation de cellules terroristes au Burkina. A l’Ouest, dans la zone où a eu lieu l’attaque de Samorogouan (région des Hauts-Bassins) en octobre 2015, la Katiba Ansar Dine Sud a essayé, sans succès, de créer une cellule. A l’Est, des éléments d’al-Mourabitoune, groupe né d’une dissidence d’al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et dirigé par Mokhtar Belmokhtar, auraient tenté de s’implanter dans la forêt de la Tapoa. Mais parce qu’ils maitrisent moins bien la forêt que le désert, et parce que la coopération militaire entre le Niger et le Burkina fonctionne mieux que celle entre le Mali et le Burkina (voir la section III. C.), ils ont échoué. Leur échec est aussi dû au fait que, contrairement à celles du Soum, les sociétés qui peuplent l’Est et l’Ouest du Burkina sont plus stables et ne sont pas prêtes à entrer en guerre.

Il est faux de percevoir la situation dans le Nord du Burkina comme une extension du conflit malien, même si celui-ci rend plus disponibles les armes de guerre et offre une base de repli aux hommes d’Ansarul Islam. La crise dans le Soum n’est pas le simple miroir de la situation au centre du Mali. Elle relève avant tout d’une forte dynamique endogène. Plusieurs facteurs de vulnérabilité expliquent pourquoi cette province est, de loin, la plus affectée du Burkina Faso.
” L’absence d’un contre-discours et l’affaiblissement des responsables religieux et coutumiers permettent à la rhétorique de Malam de gagner du terrain. “

Dans le Soum, les autorités coutumières et religieuses ne se sont pas autant impliquées dans la lutte contre le radicalisme.
Contrairement à la province voisine du Séno, le Soum comprend moins d’intellectuels et d’érudits musulmans capables de combattre les idées qui encouragent la violence ou l’intolérance. L’absence d’un pouvoir coutumier central, les fortes rivalités entre les trois chefferies (Djibo, Baraboulé et Tongomayel) et leur politisation compliquent davantage leur rôle.

L’absence d’un contre-discours et l’affaiblissement des responsables religieux et coutumiers permettent à la rhétorique de Malam de gagner du terrain.

La province du Soum souffre particulièrement du manque de développement et d’infrastructures. En comparaison, Dori, capitale de la province du Séno, a reçu plus d’investissements parce qu’elle est le chef-lieu de la région et que la fête nationale du 11 Décembre y a été célébrée en 2013. Dori dispose d’un centre hospitalier régional, alors que l’enlèvement de Ken Elliot, un médecin australo-burkinabè réputé, en janvier 2016 a réduit l’offre de soins à Djibo.

Enfin, Djibo est plus proche de la frontière malienne (environ 60 kilomètres) que ne l’est Dori (environ 160 kilomètres). Le Soum manque également de figures politiques d’envergure nationale issues de la province, tandis que le Séno a longtemps rayonné grâce au charisme de l’ancien maire de Dori, feu Hama Arba Diallo.

Des raisons historiques expliquent également la vulnérabilité de la province du Soum. Le clivage entre Peul et Rimaibé y étant davantage marqué que dans les provinces voisines du Séno et du Yagha, la contestation des inégalités sociales y rencontre logiquement un écho plus important. Les émirats du Séno et du Yagha étaient plus homogènes que celui du Jelgooji (l’actuel Soum), traversé par des divisions entre familles et chefferies. Dans ces deux émirats, la pénétration plus ancienne de l’islam lui permet de mieux résister aux influences extérieures.

La géographie compte également : il est plus difficile de se cacher dans les grandes plaines du Séno et du Yagha que dans la forêt située entre Djibo et la frontière malienne. Enfin, la prévalence de l’animisme à l’Est et à l’Ouest du Burkina, alors que la région du Sahel est islamisée à 95 pour cent, peut également expliquer pourquoi un discours qui utilise l’islam comme outil de contestation trouve davantage d’écho dans le Sahel burkinabè.

III. Un effort militaire considérable

Fin 2016 et début 2017, les attaques dans la province du Soum se sont multipliées, au point que l’Etat semblait en passe de perdre une partie du Nord. Depuis le printemps 2017, les forces de sécurité ont amorcé une reprise en main, mais la menace n’a pas été éradiquée, comme le montre la persistance des assassinats ciblés et la multiplication des attaques (voir la chronologie en annexe C). La lente et difficile recomposition de l’appareil sécuritaire à la suite de la chute du régime Compaoré explique les difficultés à fournir une réponse adéquate. Le renforcement de la coopération régionale est un élément essentiel de cette réponse.
A. Le Sahel burkinabè sous la menace

Au printemps 2017, le renforcement de la présence militaire au Nord et les opérations menées avec le Mali et les forces françaises de l’opération Barkhane permettent à l’armée burkinabè de reprendre l’ascendant et de rassurer quelque peu les populations.
Les visites dans la région de plusieurs ministres envoient un signal fort que l’Etat ne se retire pas. Même l’opposition reconnait des « avancées dans la lutte contre le terrorisme ». Mais il n’est pas évident pour les forces de sécurité de maintenir la pression et d’inscrire leur présence dans la durée.

La saison des pluies, qui entre juillet et octobre rend les routes impraticables et isole les populations, n’a pas entrainé l’accalmie que certains observateurs attendaient.

Il ne faut pas sous-estimer la capacité des groupes jihadistes à se reconstituer, à remplacer un chef défunt et à élaborer de nouvelles stratégies et de nouveaux modes d’action.
Même si Ansarul Islam est affaibli, il peut encore disposer d’un vivier de recrutement. Les membres restants pourraient être encore plus déterminés. La possible mort de leur fondateur pourrait les galvaniser, les rendre plus violents et moins enclins au compromis. « Il faut faire attention à la façon dont on tue le monstre », comme le dit une source sécuritaire. La peur et la menace demeurent, comme le montrent la multiplication des assassinats ciblés et des attaques, avec un mode d’action inédit au Burkina : l’usage d’engins explosifs improvisés, utilisés pour la première fois en août 2017.

En outre, les effectifs supplémentaires envoyés dans le Soum sont autant de soldats en moins pour protéger les autres régions, et les attaques pourraient donc se déplacer. Les enlèvements de fonctionnaires en mai 2017 dans l’Oudalan et les attaques contre deux postes de gendarmerie à l’Ouest (Djibasso et Toéni) en septembre 2017 pourraient indiquer que la menace se déplace, ou que de nouveaux groupes pourraient profiter du fait que toute l’attention est concentrée sur le Soum pour frapper ailleurs.

” Ansarul Islam est à la fois un mouvement local et un groupe qui entretient des liens, certes troubles, avec les jihadistes actifs dans le Sahel. “

Ansarul Islam est à la fois un mouvement local et un groupe qui entretient des liens, certes troubles, avec les jihadistes actifs dans le Sahel. Si Malam est (ou était) proche d’Hamadoun Kouffa, ses liens avec la nouvelle coalition affiliée à al-Qaeda et dirigée par Iyad ag Ghali, le Jamaat Nosrat al-Islam wal Muslimin, (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, GSIM), ne sont pas clairs. Certaines sources affirment qu’il aurait désavoué cette alliance, d’autres estiment que le GSIM n’aurait pas voulu de lui, car il n’était pas assez puissant.
Il y aurait eu des divergences entre Kouffa et Malam, parce que le premier aurait été jaloux de la montée en puissance de son « petit », et qu’il aurait désapprouvé les assassinats d’anciens camarades de Malam au nom de l’interdiction de tuer des musulmans.

Une publication par une page Facebook attribuée à Ansarul Islam le 12 septembre 2017, dans laquelle Ansarul Islam dénonce la mort de musulmans dans l’attentat de Ouagadougou de mi-août 2017, laisse suggérer de fortes divergences entre Ansarul Islam et le GSIM. Cette information doit cependant être prise avec précaution, la page Facebook n’ayant pas été authentifiée.

Au début de l’année 2017, Malam semblait se rapprocher de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), avec lequel il aurait mené l’attaque de Nassoumbou.
Mais Ansarul Islam utilise le centre du Mali comme base arrière et doit nécessairement avoir des liens avec les groupes qui opèrent dans cette région.

Il est possible qu’Ansarul Islam évolue entre les deux pôles que sont le GSIM et l’EIGS, sans avoir fait de choix clair.

Ansarul Islam revendique rarement ses attaques et ne dispose pas d’un canal officiel de communication. Il est difficile de lui attribuer tous les incidents sécuritaires dans la région du Sahel. Le groupe n’a pas l’apanage de la violence. Banditisme et criminalité affectent également la région. L’insécurité est exacerbée par la circulation d’armes légères provenant de l’Algérie, de la Libye et du Mali, favorisée par les trafics qui transitent entre autres par Boulikessi, localité malienne proche de la frontière.
La somme de 300 000 francs CFA ou deux génisses permettent d’acquérir une kalachnikov.

La présence des Koglweogo, groupes d’autodéfense villageois présents dans de nombreuses localités du pays afin de lutter contre le banditisme, l’insécurité et le vol de bétail, suscite des craintes. Lorsqu’ils sont composés de natifs des villages où ils opèrent, leur présence ne semble pas poser de problèmes.
Mais des Koglweogo provenant d’autres régions du Burkina ont été chassés de Kerboulé (une localité qui abrite un site d’orpaillage à 60 kilomètres de Djibo) par des hommes armés (possiblement liés à Ansarul Islam). Des affrontements entre Koglweogo et autres groupes armés ne sont pas à exclure. L’existence des Ruga, groupes d’éleveurs peul armés de fusils de chasse chargés de retrouver les troupeaux égarés ou volés, pourrait complexifier cette équation sécuritaire, même si rien ne permet pour l’instant de dire qu’ils constituent un risque particulier.

B. Un appareil sécuritaire en recomposition

Les troubles politiques qu’a connus le Burkina depuis la chute de Blaise Compaoré en octobre 2014 ont désorganisé l’appareil sécuritaire. La diplomatie Compaoré permettait de contenir de nombreux groupes armés hors du territoire burkinabè en faisant preuve de bienveillance à l’égard de certains d’entre eux. Le système de renseignement reposait davantage sur des hommes et leurs réseaux que sur des institutions. Créée en octobre 2015, l’Agence nationale du renseignement (ANR) est une « grosse machine [qui] n’a pas encore vraiment démarré », même si elle a commencé à centraliser le renseignement.
Le démantèlement du Régiment de sécurité présidentielle (RSP), unité privilégiée de l’armée sous Compaoré, a également déstabilisé l’appareil sécuritaire.

A long terme, le principal défi pour les forces de sécurité burkinabè est de s’adapter aux nouvelles menaces. La guerre asymétrique contre des groupes armés non étatiques requiert des moyens et des stratégies bien différentes de la guerre conventionnelle. Les forces de sécurité sont davantage habituées à rester dans les casernes qu’à aller au combat, le Burkina n’ayant jamais mené de guerre contre un autre pays (à part les deux brefs épisodes de conflit armé avec le Mali en 1974 et 1985), ni connu de conflit civil. Favoriser une culture de combat et de sacrifice, aux antipodes d’une « armée d’apparat », prendra forcément du temps.

Les soldats burkinabè ont toutefois l’expérience du combat lors de déploiements en opérations extérieures dans des terrains parfois difficiles (Darfour, Nord-Mali).
” Tant que les forces armées n’infiltrent pas les populations, comme le font les groupes jihadistes, ces derniers conserveront un avantage. “

Deux éléments qui font défaut et sont indispensables à la lutte contre les groupes armés sont les moyens aériens et le renseignement. Les avions de reconnaissance burkinabè, non armés, peuvent seulement signaler une menace ; dans une zone reculée, il faudra plusieurs heures de route pour atteindre le lieu donné. Des hélicoptères de combat sont également nécessaires. Mais au-delà de l’équipement, c’est surtout la formation qui est indispensable. Plus simplement, les forces armées déployées au Nord manquent de motos afin de pouvoir circuler en brousse avec la même aisance que leurs ennemis. Le renseignement humain, quant à lui, fait encore défaut. Tant que les forces armées n’infiltrent pas les populations, comme le font les groupes jihadistes, ces derniers conserveront un avantage.

En outre, les forces de sécurité burkinabè souffrent de problèmes plus anciens. Le clivage générationnel nuit à la cohésion : la troupe, jeune et mécontente de ses conditions matérielles, perçoit la hiérarchie comme ayant été compromise sous l’ancien régime, peu motivée pour sortir des bureaux climatisés et incapable de s’adapter aux nouvelles menaces. Les jeunes sous-officiers déplorent la faiblesse de la communication de l’état-major et son usage limité des nouvelles technologies, alors que la communication est un élément clé de la lutte contre le terrorisme.

La gestion des ressources humaines est une autre faiblesse : les officiers d’administration ne sont pas assez nombreux, les compétences manquent, créant des frustrations notamment en matière d’avancement.
La pyramide des grades est inversée : l’armée compte trop de colonels-majors et pas assez de sous-officiers. Enfin, la rivalité historique entre police et gendarmerie nuit à leur efficacité. Ces deux corps sont déployés à la fois en milieux urbains et ruraux et leurs tâches se chevauchent.

Toutes ces défaillances, qui devront être réglées dans le cadre de la réforme du secteur de la sécurité, expliquent en partie la difficulté qu’éprouvent les forces de sécurité burkinabè à lutter efficacement contre Ansarul Islam.
C. La coopération régionale et internationale

S’adapter aux menaces transfrontalières implique de renforcer la coopération régionale et internationale. S’ils reconnaissent tous que l’aide de la France est indispensable, les militaires burkinabè souhaitent « se débrouiller seuls », car « personne ne va mourir à [leur] place ».

Une partie de l’opinion publique éprouve un sentiment de méfiance à l’égard de la France. Certains l’accusent de mener un double jeu vis-à-vis des groupes armés, notamment les Touareg du Nord-Mali. Il en résulte une volonté de diversifier les partenariats, en se tournant vers les Etats-Unis, l’Allemagne, la Russie ou l’Europe de l’Est.

La coopération régionale avec le Mali et le Niger a été renforcée. S’il a enfin été formalisé, le droit de poursuite peut poser problème en raison d’une communication parfois défaillante et de risques d’accrochage entre les armées.
Les pays de la région, encouragés par la France, tentent surtout de renforcer la coopération régionale à travers le projet de force conjointe du G5 Sahel (Burkina, Mali, Niger, Tchad, Mauritanie). Cette force suscite cependant peu d’engouement de la part des officiers burkinabè. Il s’agit essentiellement de « réunions à n’en plus finir », selon une source sécuritaire. Les Burkinabè estiment que le Tchad et la Mauritanie sont trop loin pour être concernés par les mêmes menaces. En outre, le financement de la force n’est pas encore sécurisé.

La dynamique tripartite Burkina-Mali-Niger, qui se dessine avec le projet de déploiement d’une des trois composantes de la force du G5 dans la zone des trois frontières, appelée Liptako-Gourma, suscite quant à elle davantage d’optimisme. Les Burkinabè considèrent qu’il est plus efficace de travailler à trois qu’à cinq. La force sera déployée dans le Liptako-Gourma mais n’atteindra pas la province du Soum, qui reste un problème burkinabo-malien.

” La création de la force conjointe du G5 pose la question de la coordination avec la Minusma. “

Par ailleurs, les militaires burkinabè sont sceptiques quant à l’efficacité de la mission onusienne au Mali, la Minusma, car ils considèrent que son mandat est inadéquat.

La création de la force conjointe du G5 pose la question de la coordination avec la Minusma, qui compte déjà plus de 15 000 soldats et policiers et coûte près d’un milliard de dollars par an. Cela fait courir le risque d’un enchevêtrement complexe de forces militaires qui limiterait leur efficacité. En outre, le mandat de la force conjointe, ciblant « les groupes terroristes » et « d’autres groupes criminels organisés », reste flou, ce qui lui compliquerait davantage la tâche.

La coopération ne se passe pas aussi bien avec le Mali qu’avec le Niger. Il existe dans les milieux sécuritaires burkinabè un sentiment d’agacement envers le voisin malien, qu’ils accusent de ne pas lutter assez efficacement contre les groupes armés actifs sur son territoire, entrainant des débordements côté burkinabè.
Une source sécuritaire déplore la présence de certains groupes armés proches ou soutenus par Bamako aux frontières du Burkina. Les relations difficiles entre le Burkina et le Mali datent de l’ère Compaoré, lorsque des membres de groupes armés maliens, à commencer par le chef d’Ansar Dine, le Touareg Iyad ag Ghali, circulaient librement à Ouagadougou. En outre, les militaires burkinabè voient leurs homologues maliens comme des « flemmards » qui ont intégré l’armée pour obtenir une rente et non pour défendre le pays. A l’inverse, le Niger est perçu positivement, car il déploie les moyens nécessaires pour empêcher les groupes armés de proliférer sur son territoire, et les militaires burkinabè font l’éloge de leurs homologues nigériens pour leur volontarisme et leur efficacité.

IV. Apporter une réponse globale et durable

Après des mois de déni, les autorités burkinabè ont finalement pris conscience, début 2017, de la nécessité d’aller au-delà de l’action militaire et d’apporter une réponse globale à la crise. Celle-ci se matérialise notamment par le lancement d’un programme de développement d’urgence pour la région du Sahel visant à construire des infrastructures et à réduire la pauvreté. Les efforts de développement ne suffiront toutefois pas à résoudre une crise dont les racines, très locales, sont ancrées dans l’ordre social propre à la société peul de la province du Soum. Plusieurs éléments peuvent être mieux pris en compte afin de renforcer cette réponse.

La réponse apportée par le gouvernement doit tenir compte des dimensions sociales et locales de la crise. L’idéologie d’Ansarul Islam repose sur la contestation d’une organisation sociale productrice de frustrations et de conflits. L’Etat n’a cependant pas vocation à s’impliquer dans ces dynamiques socio-culturelles ou à bouleverser des équilibres sociaux anciens. Il faut peut-être mobiliser davantage les acteurs locaux pour trouver des solutions adaptées à une crise profondément enracinée dans des dynamiques locales. L’Etat et les partenaires internationaux ne trouveront pas les solutions à des questions qui touchent à l’intimité des sociétés du Nord du Burkina Faso. Ils peuvent au mieux stimuler des initiatives de dialogue entre communautés et générations afin de permettre à ces dernières de trouver des solutions à leur propre crise.

Il importe de réduire le fossé entre, d’une part, les forces de sécurité et les autorités et, d’autre part, la population. Le renforcement de la présence militaire ne sera pas véritablement efficace tant que les populations ne collaboreront pas avec les forces de sécurité. A court terme, ces dernières devraient privilégier le renseignement humain et s’imbriquer au sein de la population, par exemple en rémunérant davantage d’individus et d’unités équipés de téléphones mobiles pour qu’ils puissent communiquer des informations, tout en prêtant une attention particulière à leur protection.

L’envoi de troupes et de fonctionnaires parlant le fulfuldé (la langue peul) permettrait également de réduire la barrière linguistique.

A long terme, la méfiance pourrait être atténuée si davantage de Peul étaient recrutés au sein des forces de sécurité et de la fonction publique. Il ne s’agit pas d’imposer des quotas ou de mener une politique de discrimination positive, porteuse des dangers de l’ethnicisme, mais d’encourager l’engagement par exemple en rendant plus accessibles les concours d’entrée, sans oublier la vocation traditionnellement limitée des Peul à intégrer les forces de sécurité ou la fonction publique.

” Renforcer les activités civilo-militaires permettrait de mettre à contribution les forces de sécurité et de réduire un peu la méfiance de la population en montrant qu’elles peuvent être utiles. “

Renforcer les activités civilo-militaires permettrait de mettre à contribution les forces de sécurité et de réduire un peu la méfiance de la population en montrant qu’elles peuvent être utiles.

Enfin, les arrestations doivent respecter les procédures et les droits, et les comportements abusifs des forces de sécurité et des fonctionnaires – racket, intimidations, arrestations arbitraires, abus physiques – doivent être plus sévèrement sanctionnés.

Une régulation à minima du discours religieux, dans laquelle les autorités religieuses et coutumières pourraient jouer un rôle clé, peut être envisagée afin de lutter contre les propos intolérants et haineux. Ceci nécessite d’améliorer la connaissance du paysage religieux afin de lutter contre de tels propos, de soutenir davantage l’enseignement islamique et d’investir dans la formation des imams et des érudits musulmans afin de leur fournir les outils pour combattre les idées qui encouragent la violence ou l’intolérance. La légitimité des religieux et des coutumiers étant parfois contestée, l’enjeu est également de s’assurer que leur représentativité soit suffisante, qu’ils ne soient pas perçus comme ayant été compromis ou étant à la solde de l’Etat, et que la jeunesse sente que ses intérêts y sont défendus. Les autorités étatiques pourraient favoriser l’installation à Djibo d’une section de l’Union fraternelle des croyants, une association basée à Dori chargée de promouvoir la tolérance et le dialogue religieux.

Le programme d’urgence pour la région du Sahel devrait mettre davantage l’accent sur la promotion de l’élevage, l’amélioration de la justice et la lutte contre la corruption.
La perception que l’Etat ne fait rien pour soutenir l’élevage, la principale activité économique de la région, renforce le sentiment d’aliénation. Les éleveurs étant majoritairement peul, ce sentiment pourrait prendre une connotation ethnique. Il faudrait par exemple accroitre les zones de pâturage et le nombre de puits et mieux valoriser les pistes à bétail.

Les infrastructures doivent également être au cœur des politiques de développement. Par exemple, la création d’un hôpital régional à Djibo, sur le modèle de celui de Dori, renforcerait l’offre de soins dans la capitale provinciale. Les défaillances de la justice et la corruption au sein de l’administration sont des doléances fréquemment exprimées par la population. Mieux prendre en compte ces deux aspects enverrait également le signal que l’Etat peut jouer un rôle utile et positif sur la vie quotidienne des habitants du Sahel burkinabè.

La coopération judiciaire et policière entre le Mali et le Burkina devrait être renforcée, afin que les autorités de ces pays soient systématiquement informées lorsque l’un de leurs ressortissants est arrêté dans l’autre pays.
Il ne suffit pas d’arrêter les membres des groupes jihadistes, il faut également mener des enquêtes à travers plusieurs pays puis les faire comparaitre devant la justice. L’enjeu de cette coopération est de les empêcher d’exploiter le manque de coordination entre pays pour passer entre les mailles du filet. Si la coopération policière s’est améliorée, beaucoup de progrès restent à faire en matière judiciaire.

Par ailleurs, les forces de sécurité déployées au Nord ont urgemment besoin de motos supplémentaires afin de se déplacer plus aisément en brousse, et de meilleurs moyens de communication afin de faire circuler l’information. Les forces armées burkinabè pourraient aussi mieux communiquer auprès de l’opinion publique nationale sur les progrès accomplis.
V. Conclusion

Il est encore trop tôt pour évaluer l’efficacité à long terme de la réponse mise en œuvre par le gouvernement. Mais, déjà, l’accalmie attendue en raison de la saison des pluies (de juillet à octobre), qui aurait dû entraver les déplacements et réduire les attaques, ne s’est pas produite. Plusieurs nouvelles attaques meurtrières se sont déroulées au Nord du Burkina en juillet, août et septembre. L’affaiblissement de ce groupe armé ou le décès de son fondateur ne suffiront pas à régler la crise sécuritaire et sociale du Nord du Burkina. Celle-ci perdurera tant que les causes profondes qui ont permis son essor existeront, et avec elles la possibilité d’une extension de la crise à d’autres provinces.