Eric Zemmour a déclaré sur CNews voir un problème « fondamental » entre l’islam et la France. Notre contributeur revient sur cet affrontement entre droit divin et droit positif.
Il y aurait beaucoup à dire sur le face à face entre Eric Zemmour et Mohamed Sifaoui. Passionnant à certains égards, et très décevant à d’autres. Mais le point sur lequel j’aimerais revenir est une phrase de notre célèbre polémiste qui a hélas été peu commentée, phrase parfaitement exacte mais dangereusement incomplète. Très dangereusement.
Eric Zemmour a déclaré : « Qu’est-ce que c’est que l’islam ? C’est une libération. Mais une libération de la loi des hommes pour se soumettre à la loi de Dieu. Qu’est-ce que c’est que la France ? C’est aussi une libération. Mais une libération de la loi de Dieu pour se soumettre à la loi des hommes. Et ça, c’est un antagonisme fondamental. » (à 31:15 dans la vidéo).
Islam et République antagonistes?
C’est l’opposition du droit divin et du droit positif. Qui décide du droit, Dieu ou les hommes ? Quelle est la source de la légitimité, la puissance ou le consensus librement défini ? Opposition irréconciliable. La formule de Zemmour est claire, élégante, juste. Elle rend intelligible ce que beaucoup perçoivent par intuition, et qui est en effet au cœur de l’un des principaux enjeux actuels pour l’avenir de notre civilisation. Mais posé ainsi, le constat ne peut conduire qu’à l’affrontement. Et c’est bien d’ailleurs ce que craint et annonce Eric Zemmour : pour lui, l’islam et la République ne peuvent que se combattre jusqu’à la disparition de l’un des deux.
Pourtant, il y a des musulmans républicains. Comme le soulignait Driss Ghali après le discours de Zemmour à la Convention de la Droite, ils sont l’angle mort de sa réflexion. Mais si Zemmour ne les voit pas, c’est peut-être parce que dans son analyse du face à face entre le droit divin et le droit positif, il oublie le droit naturel, qui est le dépassement de l’un comme de l’autre.
Précisons tout de suite que le droit naturel dont je parle n’est pas l’état de nature, ni une justification systématique de la tradition qui aboutirait rapidement à une impasse logique. Le barrage du castor n’est pas contre-nature, alors si l’homme est lui aussi une partie de la nature, pourquoi ses œuvres ne seraient-elles pas naturelles, comme le barrage du castor, le nid de l’oiseau, ou la complexe et colossale forteresse de la fourmi ? Toute innovation n’est pas forcément mauvaise, toute innovation n’est pas forcément bonne. Il est dans la nature de l’homme de changer la nature, et peut-être même de changer sa nature, mais tout changement n’est pas forcément pour le meilleur. La dictature de Néron était postérieure à la république de Cicéron, et se voulait plus moderne, elle n’était pas meilleure.
Parole divine contre arbitraire des hommes
Le droit divin affirme que Dieu décide de la loi, fixée par sa seule volonté et légitime du seul fait de sa divinité. Le droit positif affirme que l’Homme décide de la loi, et pose en actes cette décision – d’où le terme « positif ». Le droit naturel, en revanche, affirme que si Dieu ou l’Homme décident des lois qu’ils se donnent (ou imposent), ni l’un ni l’autre ne peuvent décider de ce que la loi devrait être : ils ne peuvent que se rapprocher ou s’éloigner de cet idéal, qui est « en soi », indépendamment que ce que l’un ou l’autre peuvent souhaiter, indépendamment de leur volonté ou de leurs actes.
Pour le droit divin, le Bien est ce que Dieu veut qu’il soit. Pour le droit positif, le Bien est une construction sociale contingente. Pour le droit naturel, le Bien est, tout simplement. Le droit naturel ne se satisfait ni de l’arbitraire despotique de la puissance divine, dans lequel il voit une tyrannie, ni de l’arbitraire fluctuant du consensus humain, dans lequel il ne voit que l’air du temps. Il respecte la volonté divine et le consensus humain dans la mesure où ceux-ci tendent à se rapprocher du Bien.
Bien sûr, la divinité peut être un guide. Encore faut-il pour cela une inspiration qui élève l’âme vers la vérité, et non des vérités assénées qui écrasent l’âme. Une révélation qui soit un support et non une cage, un point de départ et non d’arrivée, une boussole et non un chemin tout tracé. Les athées peuvent le comprendre en pensant à ce qu’a écrit Jung sur la sagesse de l’inconscient, et sur la fonction transcendante. Pour les croyants, c’est ce qu’évoquent Platon dans le Phèdre et Aristote dans l’Ethique à Eudème : l’enthousiasme. Être habité par la présence d’un dieu. Ainsi Plutarque écrivait, au sujet de la Pythie : « ce n’est pas au dieu qu’appartiennent la voix, le son, le style, les vers, mais à la femme. Lui, allume la lumière dans son âme pour lui faire percevoir la vérité. » (1) A la prophétesse ensuite de décrire ce qu’elle aura entr’aperçu, avec ses mots, selon son caractère propre, ses connaissances et sa culture.
Bien sûr aussi, même contingentes la culture et l’époque sont des médiations nécessaires pour nous relier au réel. Elles sont aussi indispensables pour permettre la confrontation des idées, or ce n’est que par la rencontre avec les pensées des autres que l’on peut apprendre à penser par soi-même, à penser librement plutôt qu’à penser n’importe comment. Et la culture est l’écoute des pensées des générations passées. Comme les arts tendant vers le Beau, l’art de la pensée suppose un apprentissage préalable pour déployer ensuite sa pleine créativité et tendre vers le Vrai. Oui, nos langages sont des constructions socio-culturelles sans cesse évolutives, imparfaites, et en partie arbitraires. Mais nos langages peuvent dire des choses magnifiques, et magnifiquement vraies – même si certaines vérités sont indicibles, pouvant peut-être être évoquées, mais certainement pas décrites. La médiation de l’apprentissage et de la culture sont aussi nécessaires que nécessairement contingents.
Mais le Bien, le Vrai, le Juste ne le sont pas. Ils ne sont décidés par personne. Ils sont.
Vertu d’humanité
Le droit naturel n’a-t-il pas raison ? Nous savons depuis Auschwitz que « je n’ai fait qu’obéir aux ordres » n’est pas une justification valable. Nous savons qu’un gouvernement juridiquement légitime peut nous conduire à l’horreur. Nous savons aussi depuis les sacrifices humains qu’un ordre que l’on croit d’origine divine peut être abject. Tezcatlipoca et Moloch.
Il ne s’agit pas seulement du face à face entre Créon et Antigone, lois contingentes contre lois éternelles. Dans l’Iliade, Homère nous décrit Zeus pesant les destins des héros. Lorsque le Dieu Suprême voudrait intervenir pour sauver Sarpédon, fils qu’il aime et qui doit mourir, Héra et Athéna le rappellent à son devoir : sa souveraineté ne lui donne pas le droit de faire ce qu’il veut, mais l’obligation d’être le garant de ce qui doit être. Non un destin arbitraire – la Grèce est un permanent refus de l’arbitraire – mais le Télos d’Aristote, l’accomplissement de la nature des choses. Et Zeus se conforme au résultat de la pesée. Et nous, qui ne sommes qu’humains, quelle balance pouvons-nous tenir pour prendre nos décisions ?
Dans son texte, Driss Ghali se demandait : « qui suis-je moi, simple mortel, pour m’opposer à un dessein qui relève du divin ? » Je partage ici la réponse que je lui ai proposée : « Une conscience, un être libre, digne, et donc responsable. Le divin, s’il est digne de sa divinité et de ta vénération, ne te demandera jamais de trahir ta conscience, mais de l’assumer. Un dieu qui n’attendrait pas de toi cette noblesse de cœur et d’âme, un dieu qui ne te pousserait pas à être le meilleur de toi-même, ne serait pas un dieu. Et n’aurait pas été capable de créer l’univers qui t’a fait tel que tu es, homme, debout. »
Il y a ce que Kant appelait le sens moral : « deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » C’est le ren de Confucius, la vertu d’humanité. Ce qui fait, écrivait Mencius, que lorsque nous voyons un enfant inconnu en équilibre instable sur la margelle d’un puits, nous avons le réflexe de tendre les bras pour le rattraper. Pur instinct, qui ne dit pas que l’homme serait naturellement bon, mais qu’il possède naturellement en lui une propension au Bien. Charge à l’éducation et au travail personnel de la cultiver.
C’est cette qualité viscérale qui a permis à Abraham de plaider avec Yahvé : « Faire mourir le juste avec le méchant, en sorte qu’il en soit du juste comme du méchant, loin de toi cette manière d’agir ! Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre n’exercera-t-il pas la justice ? » Abraham fait bien référence à la justice en tant que telle, et au fait que le jugement de Dieu pourrait être – mais ne sera pas, espère-t-il – différent de ce qui est juste. C’est sur le droit naturel que s’appuie le patriarche, pour contrer ce qu’il pourrait y avoir d’arbitraire dans le droit divin. « Voici, j’ai osé parler au Seigneur, moi qui ne suis que poudre et cendre. (…) Que le Seigneur ne s’irrite point, et je parlerai. » Et le Seigneur ne s’irrite pas, et donne raison à Abraham.
La France a déjà choisi
Dans ce qu’il a de meilleur, l’Occident repose sur trois piliers : l’Antiquité, la Chrétienté et les Lumières. Les trois ont fait le choix du droit naturel. La France a fait ce choix. La République a fait ce choix : c’est le choix de l’intérêt général, plutôt que de la seule conciliation bâtarde des intérêts particuliers. C’est le choix qui permet de dépasser les rivalités entre individus ou entre communautés, à l’américaine, pour essayer malgré les erreurs de construire ce qui est bénéfique à tous. C’est le choix du débat et de la démocratie, pour que la confrontation des points de vue nourrisse la connaissance et la conscience, et que du vote en conscience puisse émerger non un simple compromis, mais un pas à faire ensemble vers la vérité et le bien. Avec des erreurs en chemin, inévitables. Des égarements, des prudences excessives et des enthousiasmes malvenus, des lenteurs tragiques et des accélérations fautives imposant des demi-tours nécessaires. Mais la dignité de s’être tenus debout, ensemble, devant les difficultés, les incertitudes et les choix. Imparfaits mais responsables.
Je ne partage certes pas toutes les positions d’Eric Zemmour, mais je ne doute pas de la sincérité de son amour pour la France. Je l’invite donc à méditer ceci : l’émancipation que porte la république, non pas abstraite et hors-sol mais française, n’est pas l’errance au gré des caprices du moment. C’est la liberté et le devoir de penser par soi-même. Ce n’est pas une perpétuelle révolte adolescente, mais une position d’adulte qui assume sans se défausser : sapere aude.
L’exotisme n’est pas un gage de vertu
Cela suppose à la fois l’humilité et le discernement. Plutarque refuse l’opposition binaire Bien/Mal, mais parle de trois termes : le Bien, le Désir du Bien, le Mal. Nous ne pouvons pas connaître le Bien : nous ne sommes pas des Dieux. Nous ne pouvons qu’essayer de suivre le Désir du Bien : sens moral, vertu d’humanité. Parfois, les chemins que d’autres choisiront pour suivre ce désir du Bien me sembleront étranges, et seront pourtant légitimes. Mais il y a aussi des choix malfaisants, et des chemins qui ne conduisent qu’à l’abîme. L’exotisme n’est pas un gage de vertu.
Quant à ceux qui disent parler au nom des Dieux, dès lors qu’ils se bardent de certitudes et s’enferment dans leurs proclamations autoréférentes, dès lors qu’ils se prétendent détenteurs du Bien, ils renoncent au Désir du Bien, et à la voix de leur conscience. Il ne font pas qu’abdiquer la liberté de penser par eux-mêmes, ils en fuient la responsabilité.
Eric Zemmour a raison sur un point : si la seule alternative est entre l’arbitraire du droit divin autoréférent et l’arbitraire du droit positif tout aussi autoréférent, nous allons à la guerre, et ce sera une guerre entre deux barbaries, donc une guerre sans pitié, sauvage et cruelle. Mais il a oublié le troisième terme du choix : essayer, avec nos moyens et malgré nos limites, de tendre vers le bien, le beau, le vrai.
Musulmans et non-musulmans, croyants et incroyants, français « de souche » ou « de branche », qu’importe, nous avons en commun la conscience morale et l’impérieux devoir de nous en servir. Le devoir de réfléchir, de ressentir, de nous appuyer sur notre intelligence, notre intuition et notre cœur, de débattre, et de décider. Non pour défendre les intérêts de tel ou tel groupe, ou par soumission à je ne sais quel ordre qui se voudrait supérieur à tout, mais pour essayer avec toute notre âme de tendre vers ce qui est authentiquement bon.
Parce qu’aucun dogme ni aucun relativisme ne nous permettront jamais de fuir le regard de notre propre conscience. Parce qu’il s’agit là de la liberté, de la dignité et de la responsabilité inhérentes à notre nature humaine. Parce qu’il nous faut, de toute urgence, entendre à notre tour l’appel d’Athéna aux juges de l’Aréopage : « Relevez-vous, maintenant. Et que chacun se prononce selon ce que sa conscience lui dit être juste. »