Aux États-Unis, l’Ukrainegate, fouillis incompréhensible de mensonges, rumeurs et faits décontextualisés repris par des médias déboussolés, devait atteindre Joe Biden à travers son fils Hunter. Lequel n’est peut-être pas très clean, mais Rudolf Giuliani, missionné par le clan Trump et épaulé par une bande de bras cassés, a été incapable de le prouver.
Le 11 janvier 2021, neuf jours avant l’investiture de Joe Biden et cinq jours après l’attaque contre le Capitole, Steven Mnuchin, le secrétaire au Trésor et l’un des rares responsables de l’administration Trump à avoir servi pendant l’intégralité du mandat présidentiel, a annoncé des sanctions contre sept anciens et actuels responsables ukrainiens qui, selon lui, étaient associés à « un réseau d’influence étrangère lié à la Russie ». Selon ce fidèle parmi les fidèles de Donald Trump, « les campagnes de désinformation russes visant les citoyens américains constituent une menace pour notre démocratie. […] Les États-Unis continueront à défendre agressivement l’intégrité de nos systèmes et processus électoraux. » Cette annonce met fin à un chapitre sordide et surréaliste de l’histoire politique américaine, le dernier acte du scandale de l’« Ukrainegate » qui a déclenché le premier procès en destitution de Donald Trump.
Les propos on ne peut plus clairs de Mnuchin sont également une réprimande à l’ancien maire de New York, Rudy Giuliani, avocat et confident de Donald Trump. Répondant avec un dévouement zélé à l’insistance de l’ancien président, Giuliani s’est lancé dans une quête frénétique de ce que l’on appelle en russe des « kompromat », autrement dit, des renseignements compromettants sur les activités ukrainiennes de Hunter, le fils tourmenté de Joe Biden. Dans son communiqué, le département du Trésor (de l’administration Trump) a en effet souligné que, pour discréditer le candidat démocrate, Giuliani avait « fomenté directement ou indirectement, parrainé, dissimulé ou autrement encouragé une ingérence étrangère cherchant à subvertir l’élection présidentielle américaine de 2020 ». La main gauche a dénoncé la main droite quelques jours à peine avant le départ définitif de Donald Trump vers Mar-a-Lago. Cet imbroglio met en lumière la lutte des autorités ukrainiennes contre la corruption des élites, mais aussi la tendance actuelle des milieux politiques américains à adopter des pratiques dignes d’un régime bananier.
Hunter Biden, boulet politique de Joe ?
Pourtant, en 2019, à plus d’un an des élections présidentielles, les activités ukrainiennes de Hunter Biden semblaient constituer, aux yeux de Trump, l’arme parfaite pour atteindre deux objectifs politiques : impliquer son ennemi, Barack Obama (à travers son vice-président), et les démocrates en général dans une affaire de corruption et liquider la carrière politique de celui qui deviendra son rival, « Sleepy Joe » (Biden ne s’est imposé dans les primaires démocrates qu’à la fin du printemps 2020).
Résumons l’affaire : en 2014, après la révolution de Maïdan et la destitution du président prorusse, Viktor Ianoukovytch, l’administration Obama fait tout son possible pour appuyer le nouveau gouvernement d’Arseni Iatseniouk dans ses tentatives pour instaurer un véritable régime démocratique et se libérer de l’hégémonie russe. C’est Joe Biden, alors vice-président, qui est chargé de mener à bien ce programme car le secrétaire d’État, John Kerry, qui a remplacé Hillary Clinton début 2013, est alors occupé par la gestion de la crise syrienne, les négociations entre Israéliens et Palestiniens et le dossier nucléaire iranien. Une des conditions imposées par les Américains est que l’Ukraine élimine la corruption endémique qui sape aussi bien son économie que ses efforts pour devenir un État de droit et une démocratie libérale. Depuis 2012, le bureau du procureur général à Kiev enquêtait sur Mykola Zlochevsky, propriétaire d’un important groupe dans le secteur de l’énergie, Burisma Holdings, soupçonné de corruption et de fraude fiscale. Des accusations d’autant plus graves que Zlochevsky était un ex-ministre de l’écologie ! Or, au mois d’avril 2014, à l’époque même où Joe Biden est censé mettre la pression sur le gouvernement ukrainien pour poursuivre sa campagne anticorruption, son fils, Hunter, rejoint le conseil d’administration de… Burisma Holdings. Une bonne planque rémunérée quelque 50 000 dollars par mois.
Que Joe Biden permette à son fils de bénéficier d’un tel contrat révèle une erreur de jugement monumentale. En effet, il est plus que probable que le jeune Biden, un homme fragile avec une vie personnelle très compliquée, cherchait à tirer profit de son nom de famille. L’intéressé l’a confirmé dans un entretien accordé début avril 2021 à la BBC à l’occasion de la sortie de son autobiographie, Beautiful Things. « Je pense, avouait-il, qu’ils ont vu que pour eux, mon nom valait de l’or. » D’ailleurs, il a le profil typique de cette catégorie aujourd’hui grandissante d’héritiers nantis et décadents appartenant à des familles de politiciens démocrates comme républicains. Avec un instinct aussi sûr que machiavélique, Trump a compris que Hunter représentait une bombe à retardement pour la campagne électorale des démocrates, puis de son père. On comprend que le citoyen états-unien lambda éprouve de la rancœur en voyant son pays transformé en une version moderne de la Rome impériale tardive, avec une classe de bons à rien avides de plaisirs qui exploitent leur nom de famille pour s’enrichir dans des pays lointains comme l’Ukraine. (D’ailleurs et sans lien avec l’affaire ukrainienne, le tabloïd britannique The Daily Mail a publié le 11 avril des photos de Hunter Biden, nu ou en compagnie de prostituées, avec ce qui ressemble à de la drogue dans le plan). Pour autant, Biden père est-il pris en flagrant délit de conflit d’intérêts, comme Trump voulait le faire croire ?
En 2015, un nouveau procureur, Viktor Chokine, est nommé à Kiev avec la mission de redoubler de zèle dans les enquêtes pour corruption, dont celle sur Zlochevsky. Le mot de « zèle » est le moins apte à décrire cet homme qui a consacré plus de temps à siroter des boissons fraîches dans des banyas qu’à réformer le système judiciaire ukrainien. La seule fois où je l’ai rencontré, fugitivement, dans un hôtel à Kiev, il m’a fait l’impression d’un homme excessivement détendu. Tant qu’il restait procureur, Burisma Holdings ne craignait rien. Hunter Biden non plus. C’est pourtant l’inaction de Chokine sur ce dossier, comme sur bien d’autres, qui pousse Joe Biden, fin 2015, à exiger le limogeage du procureur, conformément à la politique commune de son pays et de l’UE. C’est chose faite par le Parlement ukrainien en mars 2016. Le futur tombeur de Trump n’a donc nullement cherché à protéger Burisma, et par ricochet son fils, des poursuites. Mais Donald Trump va s’employer à faire accroire le contraire.
Les colporteurs de kompromat
C’est ainsi que Giuliani, lancé à la poursuite d’un hypothétique scandale de corruption estampillé Joe Biden, constitue un réseau d’intermédiaires louches et véreux censés lui fournir des renseignements compromettants susceptibles d’être ensuite fourgués aux médias américains. Ce faisant, Giuliani – qui ignorait tout de l’Ukraine et de ses milieux politiques –a créé un véritable marché noir pour les kompromat. Toute une foule d’hommes de main politiques – maîtres-espions liés à la Russie, députés corrompus, anciens procureurs déshonorés… – s’est empressée de répondre à l’appel, chacun cherchant son intérêt particulier. Un ancien diplomate et intermédiaire professionnel, Andrii Telizhenko, a joué le facteur entre eux et Giuliani. Trop heureux d’entrer dans les bonnes grâces de l’ancien maire de New York, de plus en plus obsessionnel et rancunier, ces individus sans scrupules alimentaient son appétit vorace avec un cocktail d’informations véridiques, de faits falsifiés ou spéculatifs et d’allégations invérifiables. J’ai moi-même été appelé à témoigner dans une enquête officielle aux États-Unis après que Telizhenko m’a proposé des pots-de-vin pour que j’entreprenne une opération illégale de lobbying pour les intérêts russes en Ukraine auprès du Sénat américain.
Dans le dispositif monté par Giuliani, un autre acteur clé est Andrii Derkach, un parlementaire ukrainien connu comme prorusse et un authentique disciple de Machiavel. Fils du chef des services de renseignement ukrainiens dans les années 1990, il a été formé à l’académie du KGB à Moscou. Il est lié aux quatre entreprises médiatiques qui ont transmis à la presse américaine le fouillis inextricable de mensonges, de rumeurs et de faits réels décontextualisés supposé répondre à la commande de Trump. Il fait partie des parlementaires sanctionnés par le Trésor américain le 11 janvier avec Telizhenko, le parlementaire Oleksandr Dubinsky, l’ancien législateur et play-boy international, Oleksandr Onyshchenko, aujourd’hui en cavale ; et l’ancien procureur Konstantin Kulyk. Ils sont loin d’incarner l’avant-garde de la démocratie en Ukraine.
L’ingérence, une nouvelle norme ?
Quoique fondé en partie sur des faits réels, l’Ukrainegate, tout comme son grand frère, le Russiagate, révèle les pratiques scandaleuses, non seulement des politiciens américains, mais aussi des médias traditionnels. Ces derniers ont fait preuve d’un sectarisme et d’un manque de professionnalisme affligeants. Les journalistes ont rivalisé à qui mieux mieux pour déformer les faits de base, méconnaître les véritables motivations des différents acteurs et brouiller l’ordre chronologique des événements. Ils ont exhibé leur ignorance totale face aux réalités politiques en Ukraine, mettant dans le même sac des individus qui appartenaient souvent à des factions concurrentes et hostiles. Certes, les affaires de Hunter Biden représentaient une bonne occasion pour noircir la réputation de Joe. Mais autant en 2016, l’entourage de Trump avait eu la main heureuse avec les e-mails de Hillary, autant en 2020 il a été malhabile. L’ingérence russe dans les élections américaines en 2016 se réduisait à un projet de déstabilisation relativement simple dont le but était de créer un maximum de chaos pour un budget minimal. Mais le programme de 2020 visant à exploiter les affaires ukrainiennes de Hunter Biden pour détruire son père a été, selon l’agent d’un service de renseignements occidental, « une opération de désinformation beaucoup trop compliquée et extrêmement confuse qui ne pouvait qu’échouer ».
Qu’elles soient l’œuvre de services de renseignement étrangers ou organisées de connivence avec des politiciens locaux, ces opérations d’ingérence dans des élections occidentales sont appelées à se multiplier, grâce notamment aux médias sociaux qui court-circuitent le filtrage exercé par les médias traditionnels. Difficile de résister à la tentation de peser sur le résultat des urnes pour un investissement modique. De plus, la polarisation partisane exacerbée aux États-Unis oblige les gouvernements étrangers à choisir leur camp, mettant en péril les bonnes relations entre États. La présidence Trump n’a fait qu’exacerber des tendances préexistantes et exposer au grand jour une problématique qui couvait depuis longtemps. Il est tragique, et peut-être ironique, qu’au moment où l’Ukraine tente de stabiliser sa démocratie, elle soit instrumentalisée pour miner le système démocratique américain.