Les pertes d’armes alimentent les groupes militants en Afrique

La perte de munitions et d’autres matériels létaux par les forces armées et les opérations de paix africaines est un facteur clé du maintien des groupes militants à l’origine de l’instabilité sur le continent.

En l’espace d’une semaine, en février 2021, des militants de l’État islamique en Afrique de l’Ouest (EIAO) ont envahi les bases militaires nigérianes des villes de Marte et de Dikwa, dans l’État de Borno. Plus de 20 soldats ont été tués dans ces attaques. Les militants ont probablement saisi au moins une demi-douzaine de véhicules et des centaines d’armes. Les incidents ont été importants mais non exceptionnels.

La perte d’équipement appartenant aux contingents (EAC) est devenue une vulnérabilité critique pour les armées nationales et les opérations de paix en Afrique. Des groupes armés non étatiques ont régulièrement pris pour cible et se sont emparés des camps des forces de maintien de la paix et des forces armées nationales pour saisir du matériel létal et non létal. Ce matériel représente une source importante d’armement pour les groupes militants africains, alimentant ainsi l’instabilité sur le continent.

« Les groupes armés non étatiques ont régulièrement pris pour cible et se sont emparés des camps des forces de maintien de la paix et des forces armées nationales pour saisir du matériel létal et non létal». 

Dans le cadre de son initiative « Faire taire les armes » (désormais prolongée jusqu’en 2030), la Commission de l’Union africaine a reconnu, dans une étude conjointe avec le Small Arms Survey, que les pertes d’équipements appartenant aux contingents lors des opérations de paix constituaient un problème important. Les principales sources d’armes illicites en Afrique, selon l’étude, sont les stocks nationaux et les forces de maintien de la paix. Ces détournements d’armes sont en grande partie dus aux pertes sur le champ de bataille, à la mauvaise gestion, au vol et à la corruption.

Cela contribue directement à renforcer la capacité des groupes extrémistes violents. Al Shabaab a obtenu une quantité importante matériel létal grâce aux attaques menées contre la Mission de l’UA en Somalie (AMISOM), tout comme le Front de libération du Macina (FLM) et d’autres groupes armés en ont obtenu de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et de la Force conjointe du Groupe des cinq pour le Sahel (FC-G5S).

La perte d’équipement appartenant aux contingents (EAC) s’est produite dans au moins 20 opérations de paix dans 18 pays africains. Au cours des dix dernières années à elles seules, le matériel létal perdu comprend plusieurs millions de munitions, des milliers d’armes légères et de petit calibre et probablement des centaines de systèmes d’armes lourdes. Le matériel non létal, comme les véhicules et les motos non armés, les uniformes, les équipements de communication et le carburant, a également toujours été une cible. Les groupes armés utilisent ce matériel contre les forces de maintien de la paix et les forces armées dans des embuscades complexes, perpétuant ainsi le cycle des pertes de munitions.

Pour des raisons très différentes, l’Union européenne (UE), la Chine et la Russie semblent prêtes à augmenter leurs fournitures de matériel létal aux gouvernements africains. Si les mesures de contrôle des équipements appartenant aux contingents ne sont pas renforcées, ces flux d’armes pourraient contribuer à une plus grande instabilité.

Perte de matériel létal dans le bassin du lac Tchad

Les attaques menées par Boko Haram et l’EIAO contre les forces de sécurité dans le bassin du lac Tchad soulignent la gravité de ce défi. Ces groupes ont soutenu leurs insurrections pendant des années en utilisant des quantités massives d’équipements saisis auprès des forces armées du Nigeria, du Cameroun, du Tchad et du Niger. Les bases militaires du bassin du lac Tchad ont été attaquées et pillées. Boko Haram et l’EIAO ont également obtenu du matériel létal des forces de sécurité en transit lors d’attaques contre des patrouilles, des convois (de fournitures et de mouvements de troupes) et lors de missions d’escorte.

L’Ensemble de données Sauvegarde des Stocks du Secteur de la Sécurité (S4) a enregistré plus de 700 attaques signalées contre la Force opérationnelle interarmées multinationale (MNJTF) et les unités militaires adjacentes depuis 2015. La MNJTF est composée d’environ 10 000 soldats du Nigeria, du Tchad, du Cameroun, du Niger et du Bénin. Des forces de sécurité supplémentaires provenant des quatre pays riverains du lac Tchad sont également déployées dans la zone de d’opération (ZDR) de la MNJTF.

Pertes Materielles dans le Bassin du Lac Tchad

Malgré cette présence importante de personnel militaire, Boko Haram et l’EIAO ont réussi à attaquer de nombreux sites fixes dans la région. Des sections ont été ciblées aux points de contrôle. Les pelotons ont été ciblés aux avant-postes. Les compagnies ont été ciblées sur les bases d’opérations avancées, et les bataillons sur les quartiers généraux de secteur. Et des dizaines de sites supposés sûrs, petits et grands, ont été envahis et leurs entrepôts pillés.

Ces saisies de systèmes d’armes et de munitions ont permis aux militants du bassin du lac Tchad de poursuivre leurs opérations à un rythme soutenu. Bien que ces groupes produisent quelques armes légères artisanales et se procurent un approvisionnement limité en matériel létal sur les marchés illicites, les insurrections persistent largement sans soutien extérieur. De plus, Boko Haram et l’EIAO n’ont pas limité leurs saisies aux armes légères et de petit calibre. Ils ont également saisi de l’artillerie et de nombreux véhicules blindés.

Les détails sur le statut, les méthodes d’acquisition illicites et les quantités des stocks de matériel énumérés ci-dessus sont difficiles à vérifier. Les gouvernements ont des raisons de nier et d’obscurcir les pertes, et les groupes armés ont des raisons d’exagérer leurs saisies. Les données recueillies à partir de rapports de source ouverte suggèrent un instantané incomplet qui ne représente probablement qu’une fraction des pertes réelles.

Le matériel non létal saisi auprès des gouvernements du bassin du lac Tchad – uniformes, équipements de communication, véhicules civils – a également eu de graves répercussions sur la protection des forces. Les groupes militants ont utilisé des véhicules civils comme engins explosifs improvisés. En outre, ils ont utilisé des véhicules et des uniformes militaires capturés pour camoufler leurs activités et renforcer l’efficacité de leurs attaques en rendant leurs cibles moins vigilantes.

Détournement d’armes et de munitions d’autres opérations de paix

D’autres opérations de paix et forces armées ont subi des pertes de matériel létal au profit de groupes militants dans des circonstances similaires à celles de la MNJTF.

Ce problème n’est pas propre à l’Afrique ni aux pays africains contributeurs de troupes et de police (P/CT/CP). Par exemple, de nombreux pays européens ont perdu un matériel considérable, y compris des véhicules blindés, lors des missions de l’ONU en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Les P/CT/CP d’Asie et d’Amérique du Sud ont subi des pertes d’armes et de munitions lors d’opérations de paix dans les Caraïbes, au Moyen-Orient et en Asie. Mais étant donné le nombre d’opérations de paix entreprises en Afrique – et le grand nombre de pays africains participant à des opérations de paix sur le continent – les pertes de matériel létal constituent un défi qui exige l’attention des décideurs politiques et des professionnels de la sécurité africains.

« Les mauvaises pratiques en matière de gestion des armes et des munitions restent une préoccupation sérieuse sur le continent ».

La perte d’équipement ne signifie pas qu’un P/CT/CP spécifique manque de capacité ou ne prend pas sa mission au sérieux. Le maintien de la paix est difficile et le personnel en uniforme déployé pour ces missions est souvent confronté à de graves risques. De nombreux P/CT/CP africains ont acquis la réputation d’être des gardiens de la paix efficaces et ont perdu des soldats après avoir été attaqués.

Néanmoins, les mauvaises pratiques en matière de gestion des armes et des munitions restent très préoccupantes sur le continent. Des équipements inopérants ou insuffisants, une corruption endémique, une baisse du moral et une diminution de l’état de préparation au combat sont souvent la cause principale des pertes d’équipements appartenant aux contingents. Les pratiques inadéquates en matière de sécurité du périmètre ainsi que le manque de formation, de procédures opérationnelles standard efficaces, de mécanismes de surveillance et de normes de responsabilité aggravent encore la situation.

Nombreux sont les soldats qui disent ne pas avoir été suffisamment équipés en gilets pare-balles, munitions et autres fournitures. La corruption dans les achats d’équipement est également répandue et contribue à expliquer pourquoi le matériel manque parfois. Les retenues sur les salaires et les avantages sociaux, ainsi que les déploiements plus longs que prévu, ont tous des effets néfastes sur le moral et l’esprit de corps.

Conventions et cadres actuels

Les décideurs et les praticiens des communautés de la maîtrise des armements et des opérations de paix reconnaissent de plus en plus l’importance cruciale d’atténuer les pertes d’équipements appartenant aux contingents.

La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), par exemple, ont conclu des conventions juridiquement contraignantes sur le contrôle des armes – avec des références explicites aux opérations de paix – qui sont entrées en vigueur en 2009 et 2017, respectivement. Leurs 26 Etats membres représentent certains des P/CT/CP les plus actifs dans les missions de paix de l’ONU et de l’Afrique.

Les exigences en matière de rapports pour la CEDEAO et la CEEAC fournissent des mesures de contrôle qui devraient être utilisées de manière agressive. Par exemple, la convention de la CEDEAO stipule que ses 15 membres doivent signaler toutes les armes légères et de petit calibre – ainsi que leurs pièces, accessoires et munitions – qu’ils fournissent. En outre, ils doivent signaler ce qu’ils réapprovisionnent, récupèrent ou détruisent pendant leur déploiement. Malheureusement, ces procédures ne sont pas uniformément respectées. Si cette convention était rigoureusement respectée, le processus de responsabilité et d’enquête du secrétariat serait beaucoup plus efficace.

Les cadres de contrôle des armes légères du Centre régional sur les armes légères dans la région des Grands Lacs, la Corne de l’Afrique et les États limitrophes (RECSA) et de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) devraient être renforcés. Ils contiennent des dispositions relatives à l’élimination des armes à feu confisquées ou sans licence qui, si elles étaient utilisées plus efficacement, pourraient contribuer à lutter contre la remise en circulation du matériel létal récupéré dans le cadre de ces missions. Leurs protocoles ne comportent toutefois pas de procédures explicites pour la gestion des armes et des munitions dans les opérations de paix, ce qui laisse un angle mort.

Améliorer les pratiques actuelles

Les pratiques actuelles n’ont pas permis d’endiguer le flux de matériel létal à destination des groupes armés auxquels les soldats et les forces de maintien de la paix sont confrontés sur le champ de bataille. Sans un changement significatif, fournir davantage d’armes aux États qui combattent les groupes armés non étatiques risque d’exacerber les conflits au lieu de les résoudre. La dégradation et la prévention de la capacité des groupes militants à détourner les équipements appartenant aux contingents nécessiteront des efforts et des ressources aux niveaux tactique, opérationnel et stratégique.

Sur le terrain, les ajustements tactiques pour une meilleure protection des forces et des équipements sont essentiels pour éviter les pertes sur le champ de bataille. Les P/CT/CP doivent renforcer la sécurité du périmètre de leurs sites fixes. Les soldats doivent être plus conscients et mieux réagir face à un ennemi rompu à l’art de la tromperie (comme le fait de rouler dans des véhicules militaires capturés et de porter des uniformes volés). La conception et la mise en place de bermes et de barrages routiers peuvent être réalisées à peu de frais, tout comme la formation des sentinelles chargées de distinguer les amis des ennemis.

« Les ajustements tactiques pour une meilleure protection des forces et des équipements sont essentiels pour prévenir les pertes sur le champ de bataille ».

Dans certains contextes contestés, les missions peuvent bénéficier de la limitation des défenses fixes et des positions statiques, qui permettent de surveiller constamment les mouvements des troupes. Les unités mobiles en patrouille quasi permanente limitent les vulnérabilités associées aux stratégies de base permanente et peuvent accroître la protection des civils et des forces de maintien de la paix en couvrant une plus grande zone. Opérer à partir d’une posture mobile présente des défis logistiques en matière de réapprovisionnement. Cependant, ceux-ci peuvent être surmontés grâce à un investissement plus important et à un rôle élargi des unités logistiques militaires responsables de l’approvisionnement, du transport à l’intérieur et à l’extérieur de la zone d’opération, de la maintenance et des réparations, ainsi que de leur propre capacité de soutien logistique autonome.

Étant donné que les armes légères et de petit calibre illicites circulent déjà dans les zones touchées par le conflit, les mandats des missions devraient inclure des interventions visant à couper les sources d’armes à feu illicites par des mesures préalables au déploiement. Il s’agit notamment de :

Formation spécifique à la mission en matière de gestion des armes et des munitions
Marquage et enregistrement électronique de toutes les armes
Gestion ou destruction efficace de toutes les armes légères et de petit calibre récupérées.

De même, les établissements africains d’enseignement militaire professionnel ont un rôle à jouer. Les programmes de base des Académies militaires et les cours spécialisés des Écoles de commandement et d’état-major ainsi que des Écoles de guerre et de défense doivent mettre l’accent sur la protection des forces et la logistique sur tout le continent.

Les pays fournisseurs de troupes peuvent encore améliorer la gestion des armes et des munitions dans le cadre des ressources existantes en ajustant les politiques opérationnelles. La répression de la corruption permettra d’améliorer les plans d’approvisionnement sans augmenter les budgets de la défense. La rotation du personnel en uniforme hors des zones de conflit dans les limites de leur période de service prévue améliorera le moral. Une plus grande transparence et une plus grande fidélité aux systèmes de paiement et de prestations réduiront la propension des troupes à détourner ou à abandonner du matériel.

Sur le plan stratégique, les organisations africaines et internationales devraient tirer davantage parti des cadres de contrôle des armements existant sur le continent, tels que les conventions de la CEDEAO et de la CEEAC. Une application plus robuste et uniforme des mesures de contrôle prévues par ces conventions permettrait de renforcer la surveillance et le professionnalisme. En outre, cela permettrait de soutenir la FC-G5S et la MNJTF, qui sont nouvelles dans les opérations de paix et ne disposent pas de leurs propres protocoles de contrôle des armements.

L’UA doit également profiter des réunions qu’elle tient depuis longtemps avec ses huit communautés économiques régionales et la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL), le mécanisme sous-régional de contrôle des armements (SARCOM) et RECSA pour mieux comprendre l’ampleur et la portée des pertes de matériel. L’initiative « Faire taire les armes » de l’UA pourrait y contribuer, notamment en évaluant le défi que représente la sécurisation des systèmes d’armes lourdes.

Un meilleur contrôle de ces moyens létaux contribuera à la fois à rendre les opérations de sécurité plus efficaces sur le continent et à réduire une ressource essentielle pour les groupes militants.