Les niveaux catastrophiques d’instabilité qui ont frappé le Soudan du Sud depuis 2013 exigent une restructuration des institutions de gouvernance et de sécurité pour modifier la trajectoire tragique du plus jeune État d’Afrique.
Les Sud-Soudanais célèbrent le 10ème anniversaire de l’indépendance de leur pays avec des sentiments très mitigés. Les enfants nés pendant la période post-indépendance n’ont connu que la misère et les privations, deux sur cinq souffrant de malnutrition.
Les adultes qui ont salué l’indépendance avec enthousiasme en 2011 font probablement partie des 35 % de la population qui sont déplacés ou qui comptent parmi les victimes de la guerre. De larges segments de la population sont traumatisés par les effets de la guerre et présentent des troubles de stress post-traumatique (TSPT). Les combattants de la liberté et les familles des martyrs qui considéraient le statut d’État du Soudan du Sud comme le prix ultime de leurs sacrifices désintéressés se sentiront probablement trahis. Malheureusement, on estime à 400 000 le nombre de Sud-Soudanais (une estimation prudente) qui n’ont pas pu fêter cette victoire, ayant perdu la vie lors des troubles internes actuels. De nombreux membres de la communauté internationale et amis du Soudan du Sud ont sans doute le sentiment que leur bonne volonté a été gaspillée. Malgré ces déceptions, beaucoup seront fiers d’avoir au moins leur propre pays qu’ils pourront réparer un jour.
Qu’est-ce qui a mal tourné ?
Les Sud-Soudanais, ainsi que leurs amis, continuent de poser la question fondamentale de savoir ce qui a mal tourné. Certains théoriciens ont déclaré que le Soudan du Sud était un État défaillant avant même sa naissance et qu’il était donc voué à l’effondrement. D’autres ont attribué ces échecs à la tragédie de la rivalité ethnique entre les Dinka et les Nuer. Pourtant, l’analyse montre que la diversité ethnique n’est pas forcément polarisante. Au contraire, beaucoup dépend de la manière dont cela est géré. Certains l’attribuent à la faiblesse de la structure de l’État et à la dynamique destructrice de la gouvernance néopatrimoniale. L’examen des dix premières années du Soudan du Sud sous l’angle de la gouvernance et de la sécurité permet de mieux comprendre la situation.
Déficit de gouvernance
Au fond, la bonne gouvernance est la gestion efficace du secteur public dans l’intérêt de la population générale, guidée par une vision nationale, une constitution et l’État de droit. Avant l’indépendance, le gouvernement de transition du Soudan du Sud avait formulé une vision nationale 2040 pour le pays :
D’ici 2040, nous aspirons à construire une nation exemplaire : une nation éduquée et informée ; prospère, productive et innovante ; compatissante et tolérante ; libre, juste et pacifique ; démocratique et responsable ; sûre, sécurisée et saine ; et unie et fière.
Dans le cadre de cette vision, le gouvernement a adopté un plan de développement (2011-2013) pour les trois premières années d’indépendance, avec un objectif global :
Faire en sorte que, d’ici 2014, le Soudan du Sud soit une nouvelle nation unie et pacifique, établissant des bases solides pour la bonne gouvernance, la prospérité économique et une meilleure qualité de vie pour tous.
L’un des piliers de ce plan de développement est la gouvernance, qui vise à renforcer les institutions et à améliorer la transparence et la responsabilité avec l’objectif suivant :
Construire un gouvernement démocratique, transparent et responsable, géré par une fonction publique professionnelle et engagée, avec un équilibre efficace des pouvoirs entre les branches exécutive, législative et judiciaire du gouvernement.
Depuis son indépendance, le Soudan du Sud est classé parmi les pays les plus fragiles, les plus corrompus et les plus touchés par les conflits dans le monde. Tous ces résultats s’expliquent par le fait que le Soudan du Sud a toujours été classé dans la catégorie « non libre » et qu’il reste proche du bas de l’indice mondial de liberté de Freedom House.
Les mesures de gouvernance du Soudan du Sud sont non seulement très faibles, mais elles se détériorent et sont bien en dessous de la moyenne du continent. La conclusion inévitable est que les dirigeants du Soudan du Sud après l’indépendance n’ont pas respecté leurs engagements et les attentes des citoyens sud-soudanais. En 2014, date de la fin du premier plan de développement triennal, le Soudan du Sud n’était pas démocratique comme prévu. Au lieu de cela, il a régressé en un État autocratique qui a plongé son peuple dans une pauvreté abjecte et des conditions de vie épouvantables. Sur sa trajectoire actuelle, peu de signes indiquent que le Soudan du Sud va bientôt devenir un gouvernement responsable, transparent et démocratique.
Outre les choix politiques qui ont conduit à ces résultats, ce déficit de gouvernance a été causé par les défauts structurels de la Constitution. Le processus de rédaction de la Constitution de transition de 2011 était centré sur le régime et exclusif, s’écartant des aspirations et des intérêts des citoyens. Ce processus a donné naissance à une Constitution dépourvue de contrôles des pouvoirs et accordant des pouvoirs exclusifs au président. Il a également adopté un système unitaire centralisé au lieu d’un système fédéral, malgré une forte préférence populaire pour le fédéralisme. Ces failles dans la Constitution ont constitué une base défectueuse pour le statut d’État du Soudan du Sud, ce qui a conduit au déficit de gouvernance persistant auquel le pays a été confronté.
Un secteur de la sécurité fracturé et prédateur
Le Soudan du Sud a accédé au statut d’État avec de vastes ressources (nationales et internationales) destinées au secteur de la sécurité. Ces dépenses sont colossales par rapport à l’emploi global du secteur public et nettement supérieures aux dépenses moyennes en Afrique subsaharienne. Outre ces dépenses expansives, les forces de sécurité sont composées de factions militaires antagonistes et non professionnelles. Ces factions sont largement dominées par les deux principaux groupes ethniques qui font allégeance à leurs chefs ethniques plutôt qu’à l’État. Ce niveau de dépenses en matière de sécurité a évincé des ressources bien nécessaires pour d’autres secteurs tels que la santé, l’éducation et les infrastructures.
Malgré, ou peut-être à cause de, ces dépenses démesurées en matière de sécurité, la guerre civile a éclaté en 2013, moins de trois ans après l’indépendance. Pourtant, les niveaux de sécurité personnelle et de sécurité nationale avaient déjà baissé avant cette date. Une grande partie de cette menace provient des forces de sécurité elles-mêmes. Cette attitude prédatrice à l’égard des civils était évidente avant l’année 2013, reflétant un souci d’enrichissement personnel plutôt que de service au public.
Ce résultat met également en évidence l’absence d’un cadre stratégique pour la gestion du secteur de la sécurité. Cela a été démontré par la mise en œuvre inefficace et axée sur la recherche de rentes de la stratégie de Désarmement, de Démobilisation et de Réintégration (DDR) poursuivie à la fois pendant l’Accord de paix global (APG) de 2005 et pendant la transition vers un État en 2011. Cette stratégie de DDR s’est diversement concentrée sur le regroupement ethnique et l’intégration de groupes armés rivaux dans une « grande tente », indépendamment des qualifications, ce qui a sapé l’éthique d’une armée nationale. Elle a aussi, parfois, forcé certaines communautés à désarmer tout en permettant aux communautés voisines de conserver leurs armes, ce qui a accentué la vulnérabilité et les perceptions d’inégalité.
La fragmentation des forces armées, associée à leur loyauté envers des dirigeants politiques spécifiques, héritage de la lutte pour l’indépendance, a permis à la nouvelle nation d’être capturée par une « classe d’armes ». Cette incapacité à démêler la politisation de l’armée et la militarisation de la politique a réduit les institutions de sécurité nationale du nouvel État à des milices à base ethnique. Elle a également enraciné la méfiance au sein des forces de sécurité et a placé le nouveau pays sur la voie de conflits violents récurrents. Même avec la volonté politique requise, cette composition et cette structure défectueuses du secteur de la sécurité rendent les réformes extrêmement difficiles. Cette réalité se manifeste par l’échec et la résistance des parties à l’accord de paix de 2018 à mettre en œuvre ses dispositions sécuritaires.
En résumé, le Soudan du Sud n’a pas été une nation pacifique ou sûre comme le prévoit la vision 2040. Il n’y a pas non plus de signes indiquant que cette tendance va changer à court terme. Cette mauvaise gestion du secteur de la sécurité a contribué à saper la légitimité et la viabilité de l’État du Soudan du Sud et à éroder la confiance des citoyens dans le gouvernement.
Regard sur l’avenir
Lorsque les dirigeants politiques du Soudan du Sud ont signé le fragile accord de paix de 2018, le pays était confronté à trois scénarios : statu quo, apatridie et stabilité. Ceux-ci restent pertinents aujourd’hui, et le statu quo devrait prévaloir dans un avenir prévisible. Ce scénario – caractérisé par le principe « pas de paix, pas de guerre » – continuera à servir les intérêts des dirigeants en place qui restent au pouvoir grâce à des accords de partage du pouvoir plutôt que par les urnes. Ce scénario n’est toutefois pas tenable et il aggravera certainement les souffrances de la population du Soudan du Sud.
Pour que le Soudan du Sud puisse faire la transition vers un État viable et atténuer les souffrances de ses citoyens, les interventions stratégiques suivantes sont essentielles :
« Changer de dirigeant n’est pas une panacée pour relever les défis fondamentaux auxquels le Soudan du Sud est confronté. Cela nécessitera un leadership non seulement nouveau mais aussi stratégique et visionnaire ».
Inclure le leadership. Le processus de transition vers le statut d’État a été gâché par la relation de travail morbide inscrite dans le modèle de leadership partagé entre le président Salva Kiir et le vice-président Riek Machar, qui est ancrée dans une histoire de rancunes et de luttes de pouvoir. Cette présidence partagée, dictée par les accords de partage du pouvoir négociés au fil des ans, s’est avérée déterminante pour la sécurité du Soudan du Sud. Ce cycle ne peut être brisé qu’en permettant aux citoyens d’élire les leaders de leur choix lors des élections de 2023, comme le prévoit l’accord de paix. Si tous deux choisissaient de concourir pour la présidence lors de ces élections, l’un d’entre eux pourrait l’emporter, probablement le président en exercice. Toutefois, compte tenu de l’histoire mouvementée entre ces dirigeants et leurs circonscriptions ethniques, les élections seraient considérées comme un jeu à somme nulle. Ce processus serait donc probablement entaché de divisions, de violences et d’une méfiance et d’un antagonisme accrus.
Une autre option consiste à organiser des élections sans les deux leaders. Cette option repose sur le fait qu’ils acceptent volontairement de ne pas se présenter mais de permettre à leurs partis d’élire d’autres candidats à la présidence. Cette option est peu probable, mais elle est possible si les deux dirigeants étaient incités à l’accepter. Si cette option est poursuivie, elle offrirait une lueur d’espoir pour produire le leadership global si nécessaire.
La mise en garde de cette option est que changer de dirigeants n’est pas une panacée pour relever les défis fondamentaux auxquels le Soudan du Sud est confronté. Cela nécessitera un leadership non seulement nouveau mais aussi stratégique et visionnaire. La communauté internationale et les amis du Soudan du Sud doivent donc exercer la pression nécessaire sur les deux dirigeants, non seulement pour qu’ils s’abstiennent de se présenter aux élections de 2023, mais aussi pour qu’ils travaillent ensemble à la promotion d’une campagne nationale en faveur de la cohésion sociale, de la réconciliation et de la guérison de la nation.
Constitution centrée sur le peuple. Le processus d’élaboration d’une constitution permanente prévu par l’accord de paix de 2018 offre une occasion en or de tirer les leçons des erreurs passées et d’adopter un processus centré sur le peuple, inclusif et participatif qui implique toutes les parties prenantes. Si ce processus est bien géré, il pourrait corriger les défauts fondamentaux de la Constitution actuelle. Il s’agit notamment de maintenir la séparation des pouvoirs, d’établir des contrôles clairs sur l’exécutif, d’adopter un système fédéral décentralisé et de forger un nouveau contrat social, ce qui est essentiel pour maintenir la paix, la stabilité et la viabilité de l’État du Soudan du Sud. Le lancement par Kiir du processus d’élaboration d’une constitution permanente ouvre la voie à la correction de ces défauts. Pour ce faire, il faudra impliquer une plus grande représentation des intérêts que ceux qui ont généré la Constitution actuelle ou les accords de paix ultérieurs qui n’ont fait que consolider le statu quo.
Stratégie de sécurité nationale. L’état actuel du secteur de la sécurité est une recette pour un cycle de conflits violents et de fragilité. La restructuration de ce secteur nécessite un cadre permettant de construire une nouvelle force de sécurité nationale à partir d’une table rase. Ce cadre éclairerait les décisions stratégiques relatives à la taille des forces, à la structure du secteur de la sécurité, à la division du travail, aux mécanismes de prise de décision et de contrôle, au contrôle civil, au DDR et à l’allocation des ressources. Elle permettrait également d’élaborer une stratégie de sécurité nationale fondée sur une vision et des valeurs nationales communes, sur les intérêts de la sécurité nationale, sur un audit approfondi du secteur de la sécurité et sur une évaluation des menaces et des opportunités en matière de sécurité. Le processus d’élaboration d’un tel cadre doit être inclusif, participatif et axé sur les personnes, en mettant l’accent sur la sécurité des citoyens plutôt que sur celle des régimes. L’accord de paix de 2018 reconnaît la nécessité d’un tel cadre en prévoyant l’élaboration d’un livre blanc sur la défense et la sécurité pour guider la reconstruction du secteur de la sécurité. Malheureusement, cette disposition n’a pas été respectée jusqu’à présent.
Justice transitionnelle. Dix ans après son indépendance, le Soudan du Sud est dans un état grave. La Commission des droits de l’homme au Soudan du Sud, créée par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, a observé que si l’accord de paix a permis une accalmie des combats au niveau national, 75% du pays reste en proie à une violence brutale au niveau local. En outre, la Commission note que « plus de deux ans après la signature de l’accord de paix revitalisé […], le Soudan du Sud a fait peu de progrès concertés dans la mise en place des mécanismes de justice transitionnelle » prévus par l’accord. Pour changer cette trajectoire descendante tout en offrant l’espace et les garanties nécessaires à toutes les parties, des remèdes transformateurs seront nécessaires. La décision du gouvernement, après deux ans de retard, de lancer le processus d’établissement de la Cour hybride conjointe Union africaine-Soudan du Sud est un pas dans la bonne direction pour traiter les blessures du passé et l’héritage des violations flagrantes des droits humains. Aujourd’hui, cette rhétorique politique doit être mise en pratique.