En se rapprochant des régimes en place au Sahel, comme lui proches de Moscou, le maréchal libyen joue sur plusieurs tableaux. Mais il cherche avant tout à consolider son pouvoir face aux autorités de l’Ouest et à se poser en partenaire incontournable, y compris pour les Occidentaux.
La visite à Ouagadougou, le 9 juillet, de Saddam Haftar, le plus jeune des six fils du maréchal qui règne sur plus de la moitié de la Libye, n’est pas passée inaperçue malgré ses airs de discrétion. L’héritier putatif des domaines de son père a déjà été chargé de missions diplomatiques, tout comme ses autres frères. Mais il a l’ascendant sur le champ militaire, car il a été promu, le 15 mai, chef d’état-major des forces terrestres de l’autoproclamée Armée nationale libyenne de son père.
Le calendrier n’est pas anodin. La visite a eu lieu trois jours après la création de la Confédération des États du Sahel entre les régimes militaristes qui ont mis la main sur le pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger. De Benghazi à Bamako, les gradés aux commandes ne manquent pas de points communs, ayant saisi le pouvoir à des gouvernements civils jugés sous emprise et inaptes à faire face aux guerres qui mettent la région à feu, conflits nourris par la chute de Kadhafi, fin 2011.
Une coopération sécuritaire logique
Politiques, journalistes, militants… Ce qui s’oppose à leur vision et à leurs méthodes est jeté dans le fourre-tout du “terrorisme” avec les ennemis déclarés des militaires : les djihadistes et les islamistes radicaux. Ceux-ci, mobiles, organisés en réseaux, savent autant jouer avec l’environnement vaste et hostile du Sahel qu’avec les porosités frontalières accrues par l’instabilité politique des quatre États : la mise en place d’une coopération sécuritaire efficace apparaît logique, voire indispensable. Et Saddam Haftar, tout-puissant dans l’armée de son père, était en effet désigné pour aller la conclure avec l’AES.
« Les fils d’Haftar servent tous sa diplomatie, mais Saddam est le grand sécuritaire et il est chargé de la zone frontalière sud où de multiples groupes armés tentent de s’inviter. Il s’occupait du dossier soudanais et avait notamment rencontré le Tchadien Idriss Déby avant sa mort », rappelle Jalel Harchaoui, politologue spécialiste de la Libye.
De Benghazi à Bamako, c’est aussi une diagonale russe qui ne cesse de s’affirmer plus vite, plus haut et plus fort contre ses ennemis occidentaux déclarés : la France, dont les armées ont été expulsées de la zone, et les États-Unis en train de plier bagages. Le port en eaux profondes de Tobrouk, à l’est de Benghazi, sous contrôle d’Haftar, devient ainsi la porte du Kremlin pour ses ambitions africaines et à son Africa Corps, obéissant au ministère de la Défense, qui a supplanté le groupe paramilitaire Wagner.
Corridor russe
Rapidement accessible depuis la mer Noire, le port de Tobrouk est un hub bien plus pratique que ne l’était la République centrafricaine enclavée, la première cible russe atteinte en 2018. Moscou est soupçonné depuis longtemps de chercher à ouvrir une base navale à Tobrouk comme elle l’a fait en Syrie, à Tartous, et s’y comporte désormais comme si le pacte était officieusement conclu, ses navires de guerre s’y succédant à un rythme soutenu. En avril, plusieurs d’entre eux y ont été filmés, débarquant des milliers de tonnes d’armements sans aucun souci de discrétion.
« On se demandait à qui était destiné ce matériel, indique la professeure Virginie Collombier, responsable de la Plateforme Libye à l’Université LUISS Guido Carli de Rome. Une certaine quantité est vraisemblablement restée en Libye, mais une grosse partie est descendue pour être transportée en direction du Burkina Faso, sur la route importante Burkina-Niger-Mali et de l’autre côté vers le Soudan. La Russie a en effet intérêt d’utiliser la Libye comme plateforme et tremplin vers les pays du Sahel. Et la visite de Saddam à Ouagadougou y est sans doute aussi liée. » Haftar se ferait-il le valet de porte de Poutine ?
À bien des égards, la diplomatie déployée par Khalifa Haftar est contradictoire : au Soudan, il soutient ainsi les forces du général dissident Hemetti contre celles du général Burhan, le chef de l’État qu’appuie l’Égypte, grand soutien de Benghazi. Il a accueilli sur ses bases des militaires français aussi bien que les mercenaires russes de l’ex-Wagner, et cherche à maintenir des bonnes relations avec Paris tout en se donnant à Moscou.
Il se rapproche ces derniers temps des Turcs, pourtant parrains de ses rivaux de Tripoli, mais alléchés par des perspectives de contrats prometteurs pour la reconstruction et le développement de la région. Et ce défenseur ardent – en mots – de la cause palestinienne aurait même envoyé en ambassade secrète le même fils Saddam en Israël, en novembre 2021, selon des médias israéliens sérieux.
« En fait, il cherche autant à se poser en homme d’État reçu à l’international, qu’à servir son alliance avec la Russie et à se poser comme l’intermédiaire incontournable pour la zone sahélienne avec ce message aux Occidentaux : “Vous êtes contraints de quitter le Sahel et moi qui lutte comme vous contre le terrorisme, je parle avec ces régimes. J’ai l’oreille du Kremlin et je peux faire valoir vos intérêts auprès de ces parties avec lesquelles vous ne communiquez plus” », analyse Jalel Harchaoui. Sa position pourrait ainsi s’accorder avec la nouvelle stratégie africaine que la France compte mettre en œuvre pour remédier à la perte de nombre de ses positions, tout en voyant avec anxiété le Tchad du nouveau Déby, case devenue essentielle à son jeu africain, se rapprocher dangereusement de Moscou.
Des initiatives qui fâchent au Caire et à Moscou
La France « a créé un « Commandement pour l’Afrique » confié, le 26 juin, au général Pascal Lanni. Sa mission : nouer des « partenariats de sécurité avec les pays qui le demanderont », afin d’abord de collecter du renseignement pour la lutte antiterroriste, rapportait Le Canard enchaîné dans son édition du 14 juillet. La réorientation africaine de la France fera-t-elle d’Haftar une de ses cartes maîtresses dans la moitié nord du continent ? Complexe, le jeu d’équilibriste du maréchal, qui prolonge sa géopolitique locale de partenariats opportunistes et qui lui a jusqu’à présent réussi, n’est pas sans risque, car à vouloir avoir l’oreille de chacun, on finit par devenir suspect aux yeux de tous, comme l’a montré le cas du petit Qatar.
Et Haftar fâche au Caire, qui voit dans cette attitude un manque de loyauté, comme à Moscou qui voudrait un maréchal plus docile : ces capitales pourraient être tentées de lui trouver un remplaçant. Sur l’autre flanc, son alliance devenue stratégique avec Poutine a incité ses anciens appuis en Occident, en premier lieu la France, à prendre des distances avec lui depuis la réactivation du conflit ukrainien en 2022. Mais Haftar tient une carte maîtresse, persuadé, sans doute avec raison, que personne ne serait capable de lui trouver un remplaçant sur la scène libyenne actuelle.
La visite de Saddam Haftar à Ouagadougou vise donc autant à faire du maréchal le trait d’union d’une alliance sécuritaire de Moscou à Conakry, l’intermédiaire incontournable dans la région pour les puissances internationales qui y ont des intérêts, qu’à construire la légitimité de son pouvoir auprès de chefs d’États putschistes, en quête de la même légitimation internationale, et en projetant régionalement son influence.
« Depuis 2011, la Libye a perdu l’influence extérieure qu’elle avait sous Kadhafi. Beaucoup de mes interlocuteurs libyens s’en désolent et ses acteurs ont perdu la faculté de comprendre et d’interagir avec leur environnement régional, en Afrique du Nord et au-delà sur le continent, ce qui est une grosse lacune. Or, avec cet épisode, c’est la première fois que l’on voit une projection régionale diplomatique de cet ordre », analyse Virginie Collombier.
Saddam pour la sécurité, Belkacem pour l’économie
Certes, les responsables libyens, de l’Est comme de l’Ouest, multiplient les visites internationales et reçoivent des norias de diplomates. Mais le calcul est à portée interne, avec l’objectif de s’assurer une légitimité politique, des partenariats économiques et la permanence du soutien de leurs parrains étrangers, l’Égypte, la Russie et les Émirats côté Benghazi, la Turquie et dans une moindre mesure l’Algérie et le Qatar côté Tripoli.
Et la chercheuse de conclure : « La prise de cette case vide est un mouvement de la stratégie globale d’Haftar qui vise à s’assurer le contrôle d’un certain nombre de leviers essentiels. Ainsi, ayant la main depuis longtemps sur le levier sécuritaire, il fait de son armée le pilier central de l’économie sur le modèle égyptien. L’économie clandestine est aussi en son pouvoir et il s’investit jusque dans l’humanitaire, son fils Belkacem ayant été placé à la tête du fonds pour le développement et la reconstruction après l’inondation catastrophique de Derna de septembre 2023, avec des enjeux économiques énormes derrière. Dans un contexte où tout le monde s’attend à voir le maréchal de 80 ans, victime d’un AVC en 2018, disparaître du jour au lendemain, et où personne ne peut savoir ce qui se passera le jour d’après, le père et ses fils essaient de cadenasser le plus possible les différents rouages essentiels au contrôle des parties du pays en leur pouvoir”.