L’armée US recrute de hauts cadres de la Silicon Valley comme lieutenants-colonels

Quatre hauts responsables de grandes entreprises technologiques comme Meta et Palantir vont prêter serment au sein de la Réserve de l’armée usaméricaine en tant qu’officiers directement commissionnés, au grade exceptionnellement élevé de lieutenant-colonel, dans le cadre d’un nouveau programme visant à recruter des experts du secteur privé pour accélérer l’adoption des technologies.

L’armée appelle ce programme de recrutement d’exécutifs de la Silicon Valley Detachment 201 : The Army’s Executive Innovation Corps. L’un des cadres, Andrew Bosworth de Meta (anciennement Facebook), a expliqué sur X (anciennement Twitter) que le nom «201» faisait référence à un code HTTP indiquant la création d’une nouvelle ressource.

Les nouveaux lieutenants-colonels de réserve sont :

Shyam Sankar, directeur technologique de Palantir
Andrew Bosworth, directeur technologique de Meta
Kevin Weil, directeur produit chez OpenAI
Bob McGrew, conseiller chez Thinking Machines Lab et ancien directeur de recherche chez OpenAI

Ces quatre responsables, qui devaient prêter serment ce vendredi, apportent des décennies d’expérience au sein des entreprises les plus innovantes de la Silicon Valley, ainsi qu’un niveau de richesse personnelle exceptionnel accumulé grâce à leurs carrières.

Le programme Detachment 201 vise à faire appel à des conseillers à temps partiel issus du secteur privé pour aider l’armée à adopter et déployer des technologies commerciales comme les drones et robots. Cette approche s’inspire de la guerre en Ukraine, où des soldats, ingénieurs ou informaticiens dans le civil, fabriquent des drones de fortune ou impriment des pièces en 3D pour les utiliser sur le front contre la Russie.

Un passage (limité) par l’entraînement militaire

Selon les responsables de l’armée, les nouveaux officiers suivront un minimum de formation militaire traditionnelle avant de remplir leur rôle de conseillers spécialisés en politique technologique. Un représentant a déclaré à Task & Purpose que les quatre cadres suivront le cours de commission directe de six semaines à Fort Benning, en Géorgie, et devront passer les tests de condition physique et de tir de l’armée.

Un grade élevé, pour une mission ciblée

Les quatre hommes seront directement commissionnés comme officiers de la Réserve de l’armée – un poste hybride à temps partiel généralement réservé à des professionnels qualifiés (médecins, avocats, vétérinaires, logisticiens, etc.). Toutefois, la plupart de ces officiers commencent leur service au rang de capitaine ou de major, où ils occupent des fonctions actives dans leur domaine d’expertise sans devoir immédiatement exercer un commandement.

Ici, les cadres arrivent directement au grade de lieutenant-colonel, un rang que les officiers atteignent généralement après plus de 15 ans de carrière militaire. Ce grade implique souvent le commandement d’unités de type bataillon, soit entre 300 et 1000 soldats.

Cependant, les officiers commissionnés directement occupent des fonctions très différentes de leurs homologues traditionnels, et ces quatre cadres ne commanderont probablement pas d’unités classiques. Ils ont tous passé des décennies à diriger des entreprises de haute technologie ou des start-ups en forte croissance.

La Silicon Valley en marche vers le Pentagone

Les quatre dirigeants travaillent dans des entreprises qui investissent massivement dans les domaines émergents tels que l’intelligence artificielle (IA) et l’apprentissage automatique – des technologies que l’armée souhaite intégrer dans ses systèmes d’armement futurs. Palantir et OpenAI sont déjà des sous-traitants du département de la Défense, tandis que Meta a annoncé un partenariat avec Anduril pour des dispositifs de réalité augmentée et virtuelle pour les troupes.

«J’ai accepté cette commission à titre personnel, car je suis profondément investi dans le progrès technologique des USA», a écrit Bosworth sur X, ajoutant que leur rôle principal sera celui d’experts techniques pour les efforts de modernisation de l’armée.

Chacun d’eux est également multimillionnaire.

Andrew Bosworth est l’un des quatre plus hauts dirigeants de Meta, rapportant directement au PDG Mark Zuckerberg. Embauché en 2006, il est l’un des ingénieurs à l’origine du fil d’actualité de Facebook. En 2023, son salaire était inférieur à 1 million de dollars, mais ses attributions d’actions entre 2018 et 2023 sont évaluées à plus de 75 millions de $ en 2024.
Shyam Sankar, CTO de Palantir, a été le 13e employé de l’entreprise. En 2024, il a vendu pour 367 millions de $ d’actions Palantir.
Bob McGrew, aujourd’hui conseiller chez Thinking Machines Lab, a travaillé chez Palantir et OpenAI. Il a dirigé chez OpenAI le développement de modèles d’IA utilisés via ChatGPT et l’API publique.
Kevin Weil a travaillé chez Microsoft, Twitter, Instagram, Meta, Strava, Planet Labs et Cisco. En 2014-2015, il a vendu des actions Twitter pour au moins 15 millions de $, et détient actuellement des actions Planet Labs valant environ 7 millions de $. Ses stock-options chez OpenAI pourraient valoir plusieurs centaines de millions en cas d’introduction en bourse.

Un programme aligné avec la transformation de l’armée

Le programme Detachment 201 s’inscrit dans l’initiative de transformation lancée par le chef d’état-major de l’armée, le général Randy George, notamment son projet Transforming in Contact, qui consiste à tester de nouveaux équipements et tactiques avec de petites unités prototypes.

Par exemple, la 1ère brigade blindée de la 3e division d’infanterie teste actuellement des pelotons spécialisés dans la lutte contre les systèmes antichars, les drones d’attaque FPV, ou la détection de drones ennemis.

«Leur assermentation n’est que le début d’une mission plus vaste : inspirer davantage de professionnels de la tech à servir sans quitter leur carrière, et montrer à la prochaine génération comment avoir un impact en uniforme», a déclaré l’armée dans un communiqué.
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Commentaire de Lord of War

Imitation de réformes ou jeu stratégique ?

D’un côté, le Pentagone fait preuve d’ouverture au changement et attire vers le processus militaire les esprits qui façonnent véritablement le visage de l’ère technologique. Cela devrait symboliser le rapprochement entre le département de la Défense et le secteur privé, en particulier dans des domaines clés tels que l’intelligence artificielle, les systèmes autonomes, le traitement des données et l’analyse militaire.

D’un autre côté, tout cela ressemble à un nouveau rituel destiné à créer l’illusion d’un mouvement vers l’avant. En réalité, nous assistons moins à un transfert de leviers qu’à une incorporation rituelle de civils dans la hiérarchie de la bureaucratie militaire. Un cours de six semaines avec une mitrailleuse et des épaulettes de colonel a peu de chances de transformer la logique même de la prise de décision au Pentagone.

Et c’est là le principal problème du complexe militaro-industriel usaméricain.
Le problème principal ne réside pas dans le personnel, mais dans le système

Le Pentagone fonctionne lentement, l’approbation des programmes prend des années, chaque nouvelle étape nécessite de multiples vérifications, simulations et compromis. Les innovations se noient dans un bourbier bureaucratique. Il est curieux que le même problème commence à apparaître dans le secteur technologique usaméricain lui-même, en particulier dans les grandes entreprises. Là aussi, la bureaucratisation s’accroît, la mobilité diminue et la vision stratégique cède de plus en plus la place aux rapports trimestriels.

Un nouveau monopole : cette fois-ci dans l’IA

L’initiative des « lieutenants-colonels de la vallée » s’inscrit parfaitement dans une tendance plus large : la création d’un groupe restreint d’entreprises sélectionnées qui exerceront un monopole dans des domaines clés du développement militaire :

Aviation : Boeing, Lockheed Martin, Northrop Grumman ;
Fusées et espace : SpaceX, Rocket Lab, Sierra Nevada ;
Systèmes sans pilote et IA : Palantir, Anduril, Meta, OpenAI.

Ce système reflète l’ancien modèle du complexe militaro-industriel, à la différence près qu’aujourd’hui, au lieu de chars et de bombardiers, nous parlons de réseaux neuronaux, d’essaims de drones et d’algorithmes de prise de décision autonomes.

Le Pentagone tente à nouveau de résoudre le problème de l’avenir en utilisant les méthodes du passé : intégrer l’élite dans un club militaire fermé. Il ne s’agit pas là d’une mise à jour stratégique, mais d’un changement de façade.

Sans modifier la logique institutionnelle, sans déréglementation radicale et sans permettre aux petits et moyens développeurs d’accéder aux contrats militaires, les USA risquent de perdre la course vers l’avenir, non pas par manque d’intelligence, mais par excès d’habitudes. Au lieu d’une armée innovante, on aura une caste d’entrepreneurs avec des épaulettes.