Pour le grand spécialiste du monde musulman Gilles Kepel, trois événements survenus en 2020 bouleversent le Moyen-Orient : le retrait des forces américaines, la pandémie et la chute du cours du pétrole. Le résultat en est une alliance surprenante entre sunnites et chiites qui, dirigée par Recep Erdogan, devient une menace pour l’Europe.
Causeur. En 2018, vous avez publié Sortir du chaos. À la lecture de votre nouveau livre, Le Prophète et la Pandémie, on a l’impression que nous nous y sommes plutôt enfoncés…
Gilles Kepel. C’est précisément la raison pour laquelle j’ai écrit ce nouveau livre ! Sortir du chaos mettait un demi-siècle en perspective à partir des trois générations du djihadisme que j’avais identifiées comme l’élément structurant des évolutions de cette période. Puis en 2020, la pandémie a donné un coup d’accélérateur à des mutations déjà en œuvre, les rendant plus claires, plus évidentes. Sur le plan géopolitique, elles avaient fait jaillir une nouvelle ligne de faille dans la région : l’axe fréro-chiite d’un côté ; l’alliance d’Abraham entre Israël et les pays du Golfe de l’autre. Et la volonté de Trump de se retirer de la région et de déléguer la gestion des conflits au Moyen-Orient à des alliés (qui n’étaient plus seulement Israël) n’a fait que renforcer ce nouveau clivage, car elle a permis l’émergence de cette alliance bizarre entre la Turquie, l’Iran et le Qatar, le cœur de l’axe fréro-chiite.
Pourquoi la Turquie sunnite s’allie-t-elle avec l’Iran chiite ?
La Turquie se positionne en tant qu’acteur clé de l’islam politique, en soutien à ceux que Bernard Rougier appelle les « entrepreneurs de colère ». Cela explique pourquoi la plupart des Frères musulmans chassés d’Égypte et d’autres pays trouvent refuge en Turquie et financement au Qatar. Cela explique aussi l’intérêt iranien. La Turquie est devenue le lieu d’où les Frères Musulmans s’organisent pour la conquête de l’Europe. En France, par exemple, c’est dans des mosquées turques gérées par les instances d’État que s’expriment les formes d’islam sécessionnistes. Il y a toute une pression de l’islam politique en Europe de l’Ouest, relayée par la Turquie, qui passe par l’appui aux mosquées fréristes et aux idéologues djihado-salafistes, et également par les consignes de vote. Ce dernier facteur est particulièrement significatif en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique où la population turque est très importante et attentive aux consignes d’Erdogan. Cet axe fréro-chiite était bien moins structuré en 2018.
Un autre phénomène important de cette année Covid est la chute du cours du pétrole. Quel en est l’impact géopolitique ?
Même si aujourd’hui le pétrole remonte, 2020 a été une année catastrophique pour les producteurs et par conséquent pour le Moyen-Orient. Les États pétroliers, l’Arabie saoudite en tête, connaissaient déjà la malédiction du pétrole qui détruit les sociétés en créant une classe de rentiers oisifs. La chute brutale du cours a été un coup de semonce : il faut préparer la suite. Cela a accéléré les accords d’Abraham entre Israël et les Émirats et le Bahreïn. Les monarchies pétrolières souhaitent investir massivement dans la technologie israélienne pour préparer l’après-pétrole. Pour les Saoudiens, c’est plus complexe, car ils ont une population importante à nourrir.
Le prince, Mohammed Ben Salmane, mise sur une jeunesse qu’il veut « dé-wahhabiser » afin de la rendre plus entrepreneuriale. S’il est en train de créer la nouvelle ville futuriste, Neom, dans la région du nord-ouest saoudien, dont personne n’avait entendu parler, ce n’est pas seulement parce qu’il y a de l’hydrogène vert, de l’eau, du vent, du soleil, mais aussi parce que c’est à côté de la frontière israélienne. En résumé, les sunnites pétrolifères acceptent de reconnaître Israël afin de passer à l’après-pétrole. C’est le grand changement par rapport à Sortir du chaos.
Quelles sont les conséquences de la dimension sanitaire de la pandémie ?
Le renforcement de la Chine qui en profite pour gagner la Troisième Guerre mondiale contre les États-Unis sans coup férir. Aux Émirats, tout le monde a été vacciné avec le vaccin Sinopharm. En Iran, étouffé par les sanctions imposées par Trump et ravagé par le coronavirus, la Chine investit 400 milliards de dollars en échange d’une présence militaire chinoise et le droit d’acheter du pétrole et du gaz moins cher qu’au prix de marché. Mais attention ! Si la Chine a une politique beaucoup plus assertive dans la région, elle ne prend pas de risques, et se garde bien d’intervenir en Syrie.
L’Europe doit-elle s’inquiéter des changements au Moyen-Orient ?
Pour répondre, il suffit de penser à la réislamisation de Sainte-Sophie par Erdogan, un vrai message crypté envoyé à l’Europe. Il le fait le 24 juillet, date anniversaire du traité de Lausanne de 1923 par lequel Atatürk, grâce à une mobilisation militaire, a cassé le traité de Sèvres qui avait découpé l’Anatolie en petits morceaux pour le plus grand profit des Européens. C’est ce même Atatürk qui en 1934 a laïcisé la mosquée, donnant Sainte-Sophie en cadeau à l’humanité. Ainsi, Erdogan suit Atatürk sur le plan militaire en défaisant son travail sur le plan laïque.
La cérémonie du 24 juillet permet à Erdogan de s’inscrire dans l’histoire et d’apparaître comme le nouveau sultan Mehmet le Conquérant, tout en développant son côté « entrepreneur de colère ». Enfin, Erdogan bénéficie du soutien des Iraniens et de l’axe fréro-chiite. Ali Akbar Velayti, conseiller de l’ayatollah Khamenei, proclame que « Sainte-Sophie restera une mosquée jusqu’au jour de l’apocalypse ». Somme toute, Erdogan devient le champion de l’islam en colère contre l’Occident et la chrétienté, et prend la tête de la croisade contre « Macron l’islamophobe » à l’occasion de la republication des caricatures par Charlie le 2 septembre dernier.
Après la polémique sur l’entrisme islamo-gauchiste à l’université, pensez-vous que ce terme correspond à une réalité ?
L’islamo-gauchisme, dont l’idéal type est Tariq Ramadan, vient de la fusion opérée par la révolution iranienne entre la revendication anti-impérialiste et le langage islamiste. La publication en persan des Damnés de la terre, de Franz Fanon, traduit les « oppresseurs » par les « arrogants » et les « opprimés » par un terme coranique qui veut dire les « déshérités ». Le nouveau clivage n’est plus un clivage de classes, mais un clivage à base de définitions religieuses entre les bons musulmans et tous ceux qui sont leurs ennemis, le vocabulaire de l’islam politique se substituant à celui du marxisme. Cette traduction sera ensuite reprise en arabe et portée par la révolution islamique. Quant à la polémique, il faut dire que Mme Vidal n’a pas été d’une habileté extrême, surtout qu’elle avait dit le contraire une semaine avant. Reste que, quand la conférence des présidents d’université dit que l’islamo-gauchisme n’existe pas, c’est parce que ses membres sont élus par des maîtres de conférences islamo-gauchistes.