En 2011, la Tunisie est devenue le berceau du bouleversement connu sous le nom de Printemps arabe – une série de protestations et de soulèvements en faveur de la démocratie qui se sont répandus comme une traînée de poudre dans une grande partie du monde arabe et ont fait tomber les régimes de la région en l’espace de plusieurs mois.
Mais dix ans plus tard, le pays qui est considéré comme la seule réussite du mouvement est en pleine tourmente.
Les tensions sont remontées le 25 juillet après que le président Kais Saied a limogé de manière controversée le Premier ministre Hichem Mechichi et suspendu le Parlement – une décision que les opposants politiques de Saied, en particulier les islamistes du pays, ont considérée comme un “coup d’État dangereux”.
Invoquant les prérogatives constitutionnelles, M. Saied a déclaré que cette décision s’inscrivait dans le cadre d’une série de mesures visant à contrôler le pays après une vague de manifestations de masse.
“Ces actions ont déclenché la pire crise politique en Tunisie depuis la révolution de 2011”, a écrit Ricardo Fabbiani, expert de l’Afrique du Nord au centre de recherche International Crisis Group, dans son évaluation de la situation.
“La direction des événements est incertaine, et l’action du président ressemble à un saut dans l’inconnu.”
C’est l’un des nombreux points chauds en Tunisie, un pays plongé dans une crise sans précédent alimentée par l’instabilité politique, l’agitation sociale et la frustration de la population – nous examinons ici les raisons de cette agitation.
Des promesses non tenues
Le journaliste et écrivain Akram Belkaid, expert des affaires du Moyen-Orient et de l’Afrique, explique que si la Tunisie n’est pas un acteur régional majeur, le pays est considéré comme une lueur d’espoir pour la démocratie dans le monde arabe.
“La Tunisie est le seul pays arabe avec un certain degré de démocratie. Il y a des élections libres, et les gens protestent sans avoir peur d’aller en prison”, a déclaré M. Belkaid à la BBC.
“Il suffit de les comparer avec d’autres pays de la région qui sont engloutis dans une guerre civile ou qui sont des dictatures.”
Certains des problèmes, dit-il, peuvent provenir de ce qui est considéré comme un ensemble de promesses non tenues dans l’ère post-printemps arabe.
“La Tunisie (est perçue comme) le seul succès du printemps arabe, mais il y a encore tellement de travail à faire”, ajoute-t-il.
M. Belkaid estime que la décision du président Saied de limoger le Premier ministre Hichem Mechichi et de suspendre le Parlement pourrait mettre en échec les acquis de la Tunisie.
“Il n’est jamais bon de plier le bras de la démocratie. Une fois qu’on l’a fait, on pourrait être tenté d’aller plus loin”.
Instabilité politique
Le limogeage de M. Mechichi est intervenu après des manifestations de masse dans plusieurs villes tunisiennes, suite à un pic de cas de Covid-19 dans le pays.
Curieusement, les manifestants ont exigé la dissolution du parlement et ont scandé le départ du premier ministre.
“Pour beaucoup, cela ressemble à un nouvel espoir après une année de gouvernance chaotique. Pour d’autres, il s’agit d’une décision constitutionnellement contestable, avec des ramifications potentiellement déstabilisantes et des conséquences d’une grande portée”, explique Rana Jawad, correspondante de la BBC en Afrique du Nord.
Et la crise politique en Tunisie a des racines plus profondes : depuis les manifestations du printemps arabe en janvier 2011, qui ont abouti à l’éviction du président de longue date Zine El Abidine Ben Ali, le pays a connu neuf gouvernements, dont certains n’ont duré que quelques mois.
Saied, un professeur de droit constitutionnel sans expérience politique antérieure, s’est présenté en tant que candidat indépendant et a remporté les élections présidentielles de 2019 par une victoire écrasante.
Les spécialistes du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord de BBC Monitoring, Samia Hosny et Amira Fathalia, soulignent que le président bénéficie toujours d’un soutien populaire considérable.
“Saied est arrivé au pouvoir sur une vague de soutien populaire, remportant plus de 72% des voix, ce qui reflète le mécontentement des gens à l’égard de l’establishment politique du pays”, ont-elles déclaré.
“Il dispose d’une grande base de soutien parmi les jeunes Tunisiens qui ont été désillusionnés par la politique partisane”.
Le président Kais Saied a nommé le PM Mechichi en juillet 2020, après la démission de son prédécesseur Elyes Fakhfakh – qui n’était au pouvoir que depuis cinq mois.
Le nouveau PM et le président étaient souvent en désaccord.
Un autre problème dans le paysage politique tunisien est que le président et le parlement sont tous deux élus au suffrage universel.
Les dernières élections législatives, également en 2019, n’ont pas permis à un parti d’obtenir une majorité globale, ce qui a contraint à un gouvernement de coalition composé de partis issus de tout l’éventail politique – et ayant parfois des points de vue opposés dans différents domaines politiques.
Ces derniers jours, le président Saied a également publié un décret présidentiel pour limoger officiellement des ministres clés, notamment ceux chargés de l’intérieur, de la défense et de la justice, et a rapidement nommé le chef de la sécurité présidentielle pour superviser le ministère de l’intérieur, qui était auparavant dirigé par Mechichi.
Il a également averti toute personne “payant” des gens pour se mobiliser contre ses décisions et ceux qui envisageraient de recourir à la violence que les forces armées “répondraient par les balles”.
“Si les affrontements entre partisans ont été limités jusqu’à présent, le risque d’une escalade de la violence dans les prochains jours ne peut être exclu”, a observé Ricardo Fabbiani, chercheur à International Crisis Group.
Une économie en plein désarroi
L’économie tunisienne était déjà en difficulté avant l’arrivée de Covid-19, mais l’impact de la pandémie sur l’économie nationale et sur les petites entreprises locales n’a pas du tout aidé.
Le chômage a grimpé à près de 18 %, selon les statistiques officielles, et le chômage des jeunes a bondi au-dessus de 36 % à la fin de 2020.
L’un des plus gros problèmes est que le tourisme, un secteur crucial pour l’économie tunisienne, a été particulièrement touché par Covid-19. Le secteur manufacturier a également été durement touché.
En conséquence, en 2020, l’économie tunisienne s’est contractée de près de 9 %,
“La Tunisie est un pays pauvre qui a besoin d’investissements”, explique Akram Belkaid. “La situation économique est très difficile et s’est aggravée au cours des derniers mois”.
Mais là encore, les problèmes de l’économie bloquée sont peut-être plus profonds.
“Les gens attendent des emplois depuis la révolution et les questions économiques n’ont toujours pas été abordées”, ajoute. l’analyste.
Les malheurs de la pandémie
Les Tunisiens sont également de plus en plus frustrés par la réponse de leur gouvernement à la pandémie de Covid-19.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le pays a le taux de mortalité par coronavirus le plus élevé par habitant en Afrique et au Moyen-Orient.
La publication scientifique en ligne Our World in Data, qui suit les déploiements de vaccins dans le monde, estime que moins de 8 % d’une population de 11,9 millions d’habitants étaient entièrement vaccinés au 25 juillet.
Une semaine auparavant, la Tunisie a enregistré son plus grand nombre de décès quotidiens depuis le début de la pandémie.
“Nous sommes dans une situation catastrophique… Le système de santé s’est effondré, nous ne pouvons trouver un lit dans les hôpitaux qu’avec beaucoup de difficultés”, a récemment déclaré Nisaf Ben Alaya, porte-parole du ministère de la Santé.
“Nous avons du mal à fournir de l’oxygène, les médecins souffrent d’une fatigue sans précédent”, a-t-elle ajouté.