“Notre pays souffre du chômage, et mon fils rêve comme ses pairs de fonder une famille. C’est mieux de migrer que de rester ici et de voir les gens se développer, alors que lui est impuissant et humilié, parce qu’il n’a pas qui l’aider. Je n’attendrai pas jusqu’à ce qu’il se suicide.” C’est ainsi que Mahmoud résume les raisons qui l’ont poussé à collecter de l’argent pour financer la migration irrégulière de son fils, à travers la Serbie, jusqu’en France, suivant ainsi l’exemple de plusieurs jeunes de Tataouine.
Originaire de Tataouine, Mahmoud* est père de six enfants, quatre garçons et deux filles. Bien qu’il ait plus de 52 ans, il n’a jamais eu d’emploi permanent, car l’activité agricole qu’il a héritée de ses ancêtres se dégrade d’année en année, en raison de la sécheresse et du coût élevé du fourrage. Mahmoud a été contraint de travailler dans la construction, ainsi que dans le transport de marchandises et d’autres occupations occasionnelles qui lui assurent un modeste moyen de subsistance.
Comme Mahmoud, son fils aîné Ahmed*, 18 ans, n’a pas pu trouver un emploi à la hauteur de ses ambitions. Pour ce jeune Tunisien, qui n’a pas les diplômes académiques qui lui permettent de travailler dans les secteurs les plus demandeurs à l’étranger comme la médecine et l’ingénierie, les voies légales pour se rendre en France sont fermées. Il se tourne donc vers la méthode irrégulière, à travers la Turquie, la Serbie et la Hongrie, qui est devenue la voie la plus sûre.
Trouver une immigration discrète et sans risque nécessite de payer des sommes importantes, que Mahmoud n’a pas pu fournir à son fils dans un premier temps. Bien qu’il n’ait pas hésité à vendre un terrain hérité de son grand-père, en plus de quatre brebis qu’il est fatigué de nourrir. Ses cousins sont alors intervenus pour l’aider.
“ Mon fils a souffert à la frontière. Je n’ai pas pu me calmer jusqu’à ce que ses frères me montrent sa photo avec le groupe Al-Kazaoui sur Facebook. Pendant des jours, je suis resté anxieux et effrayé pour sa sécurité, car lorsqu’il m’appelait, il ne me montrait pas où il était.”
Ahmed fait partie des centaines de jeunes de Tataouine qui ont choisi d’emprunter la route serbe vers la France, dans l’espoir de trouver un emploi qui les sauverait. L’un des employés de la municipalité de Tataouine, a déclaré dans une interview accordée à inkyfada, que plus de 5000 autorisations parentales ont été signées pour se rendre en Turquie entre janvier et août 2022.
La situation de la ville et sa localisation : à l’origine de cette envie de partir
En arrivant à Tataouine, en plein après-midi, après environ sept heures de trajet depuis Tunis, la ville était presque vide. Il n’y avait aucune activité économique importante, à l’exception des épiceries et de quelques cafés.
Le lendemain matin, à neuf heures, assis dans un café sur la route principale, à l’entrée de la ville, nous rencontrons Fathi, qui vient de la région de Kalb Rkham, de la délégation de Smar, à environ 50 kilomètres à l’est de la ville de Tataouine. Malgré son large sourire, l’histoire de Fathi est loin d’être joyeuse.
“Je m’excuse pour le retard, c’est hors de mon contrôle. Pour arriver jusqu’ici, il fallait que le taxi se remplisse. Le mouvement s’est beaucoup ralenti ces derniers mois.” explique Fathi.
Walid Helal, propriétaire d’un café depuis 15 ans, partage l’avis de Fathi, il déclare :” Ces derniers mois, le nombre de clients a considérablement diminué, il n’y a plus personne. L’après-midi, mes revenus ont diminué de 250 dinars à environ 70 dinars.”
Dans son enfance, Fathi rêvait d’un avenir meilleur. En grandissant, des obstacles se sont dressés contre lui et a quitté l’école à l’âge de seize ans. Après cela, il a continué à travailler dans différentes professions, jusqu’à ce qu’il décide de se former en hôtellerie.
Avec un certificat d’aptitude professionnelle en gestion hôtelière dans une auberge cinq étoiles, et une qualification professionnelle en restauration, Fathi Twil a commencé à travailler sur l’île de Djerba. Après quelques mois, sa vision a changé, à la suite d’ une querelle avec son patron. Ce dernier lui a fait subir toutes sortes de pressions.
“Les relations entre collègues et patrons sont caractérisées par la domination du fort sur le faible, c’est la mentalité qui prévaut dans tous les secteurs. Cette mentalité m’a poussé à quitter le travail, bien que l’auberge soit bonne et le salaire aussi, mais la maltraitance est insupportable”, dit Fathi.
Depuis plus de quatre ans, le jeune homme n’a pas pu continuer à travailler dans le secteur hôtelier. Il a récemment décidé de travailler dans une entreprise de restauration dans le désert, et ce malgré les conditions climatiques et le nombre d’heures qui dépasse 12 heures par jour. Il raconte: “En novembre dernier, j’ai travaillé dans une entreprise de restauration. J’ai à peine pu terminer mon 14ème jour de travail parce que mon patron me traitait mal et m’exploitait.”
Se déplaçant entre l’hôtel et le désert, Fathi a finalement décidé d’ouvrir son propre restaurant. Quelques mois après, il fait faillite et est contraint de fermer. Il déclare à ce sujet :”Je voulais développer mon entreprise, mais je n’avais pas assez d’argent. Je ne pouvais pas obtenir de prêt, car personne ne croyait à la réussite d’un projet à Tataouine. Tout le monde s’est dit prêt à m’aider si je décidais d’immigrer clandestinement, car c’était un projet plus sûr.”
Aujourd’hui, Fathi a plus que jamais l’intention d’émigrer, en suivant le chemin de ses trois frères, en France. Tous trois ont réussi à décrocher des emplois dans le secteur de la boulangerie à Paris, avec un salaire qu’ils jugent bon. Son frère aîné est parti en 2005, les autres l’ont suivi en passant par la Serbie en mai et en juin.
Bien qu’il préfère travailler dans l’hôtellerie en France, Fathi ne voit aucun problème à rejoindre le secteur de la boulangerie avec ses frères. Pour lui, l’important est de ne pas rester en Tunisie. Il ne voit pas non plus de risque à émigrer par la route serbe, rassuré par l’expérience de ses deux frères. Il confirme qu’ils sont arrivés en France en 20 et 17 jours, respectivement, pour un coût total de 5500 et 4500 euros.
“Ce n’est pas donné d’avoir des connaissances permettant de saisir des opportunités de migrer, de manière à minimiser les risques. Ce en empruntant ce que l’on appelle le mi-irrégulier ou le mi-secret. En sachant qu’il existe une immigration, qui se fait explicitement, de la Tunisie vers la Turquie, puis vers la Serbie.” explique Mehdi Mabrouk, professeur de sociologie, spécialiste de l’immigration et auteur du livre “sel et voile”. (livre disponible en arabe seulement)
Selon Mehdi Mabrouk, Tataouine possède un patrimoine historique et une connaissance précise du commerce frontalier et de la contrebande. Il affirme qu’elle fait partie des zones spéciales qui disposent de réseaux de contrebandiers transfrontaliers, contrairement à la côte tunisienne, par exemple, et à l’île de Kerkennah où il existe un réseau de rabatteurs qui rassemblent les demandeurs d’immigration irrégulière.
“Ces réseaux, qu’ils soient moyens ou petits, changent à mesure que l’on va vers le sud. La tendance est aux réseaux transfrontaliers, et il y a des passeurs libyens, égyptiens et turcs, par exemple.” ajoute Mehdi Mabrouk.
Il poursuit : ”les intermédiaires spécialisés dans les zones frontalières se sont multipliés après l’effondrement du système frontalier en Libye et en Tunisie. Il existe des réseaux transcontinentaux qui utilisent désormais des outils de communication tels que Whatsapp et Facebook. Ces réseaux travaillent souvent avec les forces de l’ordre et ont maintenant tendance à offrir des services de passage maritime, aérien et terrestre.”
Comment travaillent les passeurs ?
“De Belgrade, je voulais aller à Subotica, mais on me l’a déconseillé. Il y a des restrictions de circulation pour les étrangers en raison des intentions d’émigration illégale. J’ai séjourné en juillet 2021 dans un hôtel, et c’était exceptionnel. Après minuit, l’hôtel se transforme en une agence d’émigration irrégulière, les passeurs viennent soumettre leurs demandes et coordonner les voyages”, raconte Houssem, un jeune Tunisien résidant en Grande-Bretagne, qui a vécu en Serbie en 2021.
A Belgrade, Houssem a rencontré un passeur turc d’une cinquantaine d’années. Ce dernier offre un voyage de Belgrade à Rennes, en voiture, pour 1200 euros la personne.
“A Subotica, les zones sont divisées entre différentes nationalités : turcs, serbes, afghans et arabes. Par exemple, il est interdit à un Arabe d’emprunter la route afghane. Une fois, un Tunisien a essayé de passer par une route afghane, il a été battu et dépouillé de ses vêtements.” raconte Houssem.
Un article publié sur le site de la radio nationale serbe le 3 août 2022 intitulé ” Korović : L’augmentation du nombre d’immigrés en Serbie, les passeurs posent un grand problème “.”
En effet, les zones d’influence de la frontière serbo-hongroise sont le théâtre de nombreux conflits, certaines zones étant plus stratégiques que d’autres. Parfois, des affrontements armés éclatent entre réseaux de passeurs, comme ce fut le cas début juillet. Le journal serbe “Pravda” attribue ce qui s’est passé à la mauvaise gestion de la question des migrants par le gouvernement serbe. Il déclare : “Cette politique désastreuse a atteint son apogée ces deux dernières semaines, d’abord avec un conflit armé entre passeurs, qui a fait deux victimes, et maintenant avec la découverte d’une grande quantité d’armes parmi les migrants.”
Fathi Twil nous raconte l’incident en se basant sur les propos de ses amis qui étaient présents. Al-Kazaoui passe clandestinement six ou sept voitures par jour, chacune transportant plus de 20 personnes. Le groupe d’Al-Kazaoui, l’un des plus importants passeurs de la région, a été attaqué, par balles, par les Afghans, qui cherchent à contrôler l’endroit, puisqu’il est plus proche de la frontière et détient l’emplacement le plus stratégique.
Al-Kazaoui est un surnom originaire de Casablanca, au Maroc. Ses caractéristiques et sa localisation sont inconnues, mais les jeunes de Tataouine le connaissent sous le nom de Yassine El-Maghribi El-Kazaoui sur Facebook. Ces jeunes font confiance à ses services car il garantit la protection de ses clients, et les livre à leur destination dans des conditions sûres.
Al-Kazaoui publie fréquemment les visages et les noms des arrivants sur sa page Facebook. Ses services se sont développés rapidement ces derniers temps, en raison de ce que Fathi Twil attribue à l’augmentation du nombre de personnes souhaitant émigrer via la Serbie.
Le 3 août, le site web de la radio serbe a publié un article soulignant l’augmentation du nombre de réfugiés et de migrants en Serbie au cours de l’été, affirmant que leur nombre a doublé par rapport à la fin de l’année dernière et que “les citoyens serbes peuvent désormais voir ces personnes le long de l’autoroute dans les zones frontalières.”
Le même article indique que les Afghans sont majoritaires et constituent environ 40 % du nombre total, suivis par les migrants syriens, pakistanais, bengalis, irakiens et autres ressortissants du Moyen-Orient.
Migrer au moindre coût
Dans un autre café à l’entrée de la ville, nous avons appelé Jasser Chibani qui réside actuellement à Paris. Jasser considère qu’il a été intelligent et qu’il a réussi à migrer avec le moins de frais et de dégâts possibles, contrairement à beaucoup. Alors que d’autres paient plus de 5500 euros pour aller en France, Jasser a réussi à partir avec seulement 1800 euros. “Je voulais partir, et je devais le faire avec le moins de frais possible” dit Jasser.
Il poursuit : “Comme les autres, j’ai réservé un billet pour la Turquie et une réservation dans un hôtel quatre étoiles. Mais j’ai annulé la réservation et je suis resté trois jours dans un hôtel à 20 euros la nuit dans la région d’Aksaray. Là, j’ai trouvé un grand nombre de Tunisiens et notamment en provenance de Tataouine.”
Alors qu’il se trouvait à Aksaray, Jasser a rencontré un groupe de jeunes de Tataouine dans un café lorsque la nouvelle a commencé à se répandre que l’aéroport serbe avait pris des mesures pour empêcher les Tunisiens d’entrer dans le pays. Mais cela ne l’a pas empêché de poursuivre son projet. Il a appelé un de ses amis à Tataouine pour lui réserver un billet d’avion pour la Serbie, ainsi qu’une réservation dans un hôtel.
Les migrants qui passent par la route serbe annulent souvent les réservations d’hôtel avant d’arriver sur place. Les autorités chargées de la sécurité à l’aéroport serbe, étant au courant de ce problème, contactent les hôtels pour vérifier la validité de la réservation. S’ils constatent qu’elle est annulée, ils renvoient directement les voyageurs de l’aéroport.
Après avoir pris connaissance de cette procédure, Jasser n’a pas annulé sa réservation. Parmi les sept personnes qui l’accompagnaient, Jasser est le seul qui a pu entrer en Serbie. Les autres passagers ont été renvoyés au centre de détention turque.
Après avoir quitté l’aéroport serbe, Jasser a pris un taxi jusqu’à l’hôtel, où il a passé la nuit. Le lendemain matin, il s’est rendu à la gare routière en direction de Subotica, à la frontière serbo-hongroise.
A Subotica, il a séjourné à l’hôtel Rooms Stefan. D’après lui, c’est un hôtel réservé aux migrants. Il y a trouvé pas moins de 250 tunisien·nes. Il explique : “J’entendais souvent le terme ‘livraison’ et ‘traversée’. Je ne réalisais pas leur signification. A l’époque, la livraison coûtait 3000 dollars alors que la traversée en coûtait 1000”
La livraison représente le fait de conduire les migrants de Subotica à la frontière hongroise ou autrichienne sans avoir à marcher ou à prendre les transports publics. La traversée représente le passage de la frontière hongroise à travers une rivière et une forêt. Ensuite, poursuivre le trajet en prenant les transports publics, sans l’aide de passeurs.
Jasser a passé deux jours à l’hôtel, après quoi il a décidé de tenter sa chance avec 1000 dollars pour traverser la route Kazaoui. Le troisième jour, il prépare son sac, et part en taxi avec trois autres personnes jusqu’au point de rencontre des passeurs, où un accord est conclu. Il part ensuite rejoindre le camp avant de commencer la traversée.
“Je suis parti avec les hommes d’al-Kazaoui, et ils m’ont bien traité. J’étais soulagé après avoir su que la sécurité des migrants était leur priorité absolue.” Il poursuit : “Ses services sont meilleurs que ceux de l’ambassade de France en Tunisie. Il offre une protection, un magasin de nourriture à proximité de la forêt, ainsi qu’un guide dans les bois.”
Dès que le soleil s’est couché, les migrants ont fait la queue pour acquérir un reçu en fonction du chemin qu’ils voulaient traverser. Jasser a obtenu un reçu au montant de 1000 euros qui lui permet de traverser la forêt de manière illimitée, jusqu’à ce qu’il réussisse. Ceci est différent de la migration maritime, où le paiement est effectué à chaque tentative, quel que soit le résultat de la fois précédente.
Cette nuit-là, Jasser se rend à la rivière, où il doit atteindre l’autre rive qui marque le début de l’État hongrois. Jasser raconte que la forêt n’est pas grande. À bord d’un bateau électrique, ils traversent une distance d’environ 100 mètres pour se retrouver dans une forêt. Ils poursuivent ensuite leur chemin à pied pendant environ une heure et demie, après quoi ils se reposent pour manger et fumer.
Après la traversée de la forêt, ils se retrouvent face à deux clôtures qui délimitent la frontière serbo-hongroise, où les passeurs ont taillé une entrée. Après avoir passé les clôtures, les voyageurs doivent marcher discrètement le long d’une autoroute qui représente la ligne de démarcation militaire entre les deux pays.
La première tentative de Jasser ne s’est pas déroulée comme prévu. Ils ont été arrêtés par la sécurité hongroise et photographiés pendant leur arrestation, qui a duré trente minutes, puis renvoyés près de la zone de sécurité frontalière serbe. Jasser est retourné à l’hôtel. Vers six heures du matin, désireux de dormir un peu, ses compagnons l’ont informé qu’ils allaient tenter une autre traversée cette nuit-là.
Cette fois, Jasser a eu de la chance et a réussi à échapper au contrôle des autorités frontalières. De Subotica, il est arrivé dans la ville hongroise de Szeged, où il a pris un taxi pour la capitale Budapest pour 250 euros, accompagné de trois autres migrants.
À Budapest, un Égyptien s’occupe de la réservation en ligne de billets de train pour les migrants, qui n’ont souvent pas de carte de crédit. L’Egyptien prend 15, 30 ou 50 dollars par billet. Jasser, cependant, ne lui a pas demandé, mais a appelé son cousin, qui lui a réservé un billet directement pour Bratislava. Lorsqu’il y est arrivé, il raconte que la ville était envahie par la police.
De Bratislava, il prend le train pour Břeclav, en République tchèque. Là, il appelle un de ses amis pour réserver un billet de train pour Vienne. Une fois en Autriche, il se sent soulagé car le plus dur est passé. Son objectif est plus proche que jamais. Il peut maintenant se reposer, organiser ses pensées, manger et boire tranquillement à la gare. De là, le train repart vers la France, mais après un voyage de huit heures, il se retrouve à Zurich, en Suisse.
Il a été placé en détention mais il dit avoir été très bien traité. Les autorités l’ont interrogé sur sa religion afin de lui fournir de la nourriture halal. Le lendemain matin, on lui a rendu ses papiers et demandé de quitter le territoire suisse. Jasser est retourné à Salzbourg, où son oncle est venu le chercher pour l’emmener en voiture à Paris.
Selon lui, Jasser mène actuellement une vie tranquille en France. Il travaille dans la boulangerie de son oncle en banlieue parisienne avec son frère. La plupart des sans-papiers, dit-il, commencent à travailler de 14 heures à 22 heures pour éviter les contrôles, qui abondent, le matin.
Le jeune homme s’estime chanceux d’avoir ses proches. Il souligne que l’aventure est très difficile, et que les sans-papiers ont du mal à trouver un emploi. Cependant, il confirme qu’il existe des employeurs qui acceptent d’embaucher des immigrés avec de faux papiers, afin qu’ils puissent payer leur sécurité sociale et obtenir des papiers de résidence plus tard.
Le personnel des boulangeries ou des restaurants travaille fréquemment selon un système à deux équipes. La journée commence à 10 ou 11 heures du matin et se termine à 5 heures de l’après-midi, cette équipe est en général constituée de personnes qui travaillent en situation régulière. Quant à l’après-midi, il reste généralement une personne disposant de documents légaux, qui peut ainsi communiquer avec les forces de l’ordre, ce qui permet aux autres de se cacher ou de partir.
“Les employeurs profitent de la forte demande de main-d’œuvre dans les restaurants et du manque de travailleurs français. Certains emploient des immigrés en toute légalité. D’autres les font venir par d’autres moyens, et les paient moins que le smic français, soit moins de 1 200 euros par mois”, explique Yasmine, une jeune tunisienne vivant en France dans une interview accordée à Inkyfada.
Elle poursuit : “Souvent, un contrat de travail est conclu par l’intermédiaire d’un proche, ce qui permet d’obtenir un visa de trois mois. Afin d’éviter l’arrestation d’une personne ayant dépassé la durée de son séjour, les employeurs, qui possèdent souvent plusieurs magasins, inscrivent l’employé dans un magasin différent de celui où il se trouve.”
“L’amende pour l’emploi d’un travailleur sans papiers peut atteindre 35 000 euros. Malgré cela, certains employeurs prennent des risques pour le bien de leurs proches. La majorité de ceux que j’ai connus, originaires de Tataouine et des régions voisines, ont bénéficié de l’aide de leurs employés pour commencer une nouvelle vie.” raconte Yasmine.
D’autre part, elle confirme que les migrants utilisent d’autres moyens. Ils présentent souvent des documents falsifiés, attestant de leur résidence dans un autre pays européen, aux autorités lorsqu’ils sont arrêtés.
L’objectif est d’atteindre un certain nombre de fiches de paie, plus de 10 ou 11, afin de pouvoir demander des documents de résidence légale. Cependant, les procédures sont longues, et peuvent dépasser trois ans, explique Yasmine.
L’immigration irrégulière : une affaire de famille
“Aujourd’hui, le départ des immigrants de Tataouine vers l’aéroport se fait à la demande des parents et avec leur soutien, ce qui est différent de l’immigration irrégulière traditionnelle traversant la mer et dont la plupart se fait encore sans la bénédiction de la famille du fait des risques encourus. Ce voyage est toujours aussi discret et dangereux et ses conséquences sont incertaines. En outre, la vie une fois sur place sera plus compliquée en l’absence d’un hôte, d’un membre de la famille ou d’amis proches, et c’est là que le rôle de la solidarité tribale prend tout son sens”, explique Mahdi Mabrouk.
Du voyage de Jasser aux préparations de Fathi, sans oublier la manière dont Ahmed a collecté les frais d’immigration, il est possible de comprendre le rôle primordial du soutien familial et de l’anthropologie de la région dans la promotion d’un grand sens de la solidarité. Il ne s’agit pas de la solidarité au sens de l’amour et de l’affection, mais de celle qui assure la protection, le privilège et l’échange d’intérêts et de bénéfices. Elle est fondée sur la démonstration d’une certaine force, la réduction de risques et la résolution de problèmes loin de toute autorité politique, selon les propos de Mabrouk.
Ces actions qui mettent au défi les services de sécurité et les systèmes de fermeture des frontières, nécessitent, pour réussir, beaucoup de solidarité familiale et tribale. En effet, le coût élevé nécessite le partage des charges financières et des rôles dans le cadre d’un projet familial, notamment la collecte d’informations, la sécurité du voyage, le transport vers les lieux de rassemblement ou d’accueil des immigrants, entre autres.
Mahdi Mabrouk considère que la famille en vient à croire que la transition sociale n’est pas envisageable avec des ressources personnelles, et surtout en cette période en Tunisie, mais qu’il faut plutôt sauter les étapes qui exigent de franchir les frontières vers les pays du Nord. Bien que cela puisse constituer une sorte de contradiction pour certains, vu que la famille est la protectrice et la source de tendresse, mais l’échelle des valeurs est tout autre. Là, la situation témoigne de la désintégration des vieux discours et de la redistribution des rôles, de sorte qu’aider avec l’immigration irrégulière devient une nouvelle valeur.
Le terme “harga” ou immigration irrégulière est apparu en 1990-1991, lorsque les autorités italiennes ont imposé un visa aux Tunisiens. Cela désigne une sorte de continuité de l’immigration, dont les motivations et le climat se renouvellent à chaque fois, au fil des décennies, mais dont les acteurs changent. Aujourd’hui, l’immigration par la route serbe est née.
Le 2 août 2020, coïncidant avec sa visite dans la ville de Sfax, le président Kais Saied a admis que la démarche sécuritaire était futile, mais il a attribué la cause des vagues d’immigration à un complot contre le pays. Cependant, la réalité est que les autorités traitent la question de l’immigration d’un point de vue sécuritaire au lieu d’activer des stratégies sociales et politiques pour atténuer la vague de migration. Les trois dernières années ont enregistré une forte augmentation des chiffres relatifs à l’immigration.
Les limites de l’approche sécuritaire de la question de l’immigration irrégulière sont mises en évidence par l’augmentation du nombre de personnes qui ont tenté de migrer au cours des dix dernières années. Ce nombre est passé de 2958 en 2012 à 42070 en 2021. D’autre part, plusieurs restrictions ont été imposées sur les côtes, augmentant ainsi le nombre de détenus traversant les frontières maritimes par rapport à ceux arrivant en Europe. Ce chiffre qui était de 26% en 2011 est passé à 150% en 2021, selon le rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux.
“D’après le discours adopté par les jeunes qui cherchent à émigrer aujourd’hui, il est clair que ce désir est nourri par un état psychologique en crise qui découle d’une frustration politique et sociale continue, et chaque fois qu’une lueur d’espoir s’ouvre, elle s’éteint rapidement”, déclare Mehdi Mabrouk.
Malgré la particularité de la vague migratoire qui déferle sur Tataouine et les villes avoisinantes. Au nord, par exemple à Bizerte, il existe des villages qui ont été clairement et nettement touchés par l’immigration irrégulière. Chaque région a ses propres caractéristiques. On trouve des réseaux dans les ports, dans les zones côtières, et au niveau des frontières terrestres. Chacun de ces réseaux a ses propres mécanismes et méthodes d’opérations en fonction des circonstances, de l’équipement et de la qualité du dispositif de sécurité existant. Il est possible de trouver des contrebandiers qui deviennent des passeurs avec le même savoir-faire et les mêmes réseaux.