Synthèse
L’Etat islamique (EI), les groupes liés à al-Qaeda, Boko Haram et d’autres mouvements extrémistes sont les protagonistes des crises les plus meurtrières d’aujourd’hui, ce qui complique les efforts pour y mettre fin. Ils exploitent les guerres, la faillite des Etats et les bouleversements géopolitiques au Moyen-Orient, s’implantent en Afrique et constituent ailleurs une menace en constante évolution. Enrayer leur avancée nécessite d’éviter les erreurs qui ont permis leur ascension. Cela implique de distinguer les groupes selon leurs objectifs ; de faire un usage plus différencié de la force ; de ne pas repousser les militants sans avoir au préalable une alternative crédible ; et de considérer établir des voies de communication, même avec les plus radicaux. Il est également vital de désamorcer les crises dont ils se nourrissent et de prévenir l’apparition de nouveaux conflits, en poussant les dirigeants au dialogue, à l’intégration et aux réformes, et en réagissant avec mesure aux attaques terroristes. L’essentiel est que la lutte contre « l’extrémisme violent » ne distraie pas, ni n’aggrave, des menaces plus graves encore, notamment les rivalités croissantes entre puissances, régionales et internationales.
” Rien ne suggère que ces groupes peuvent être vaincus par les seuls moyens militaires, et pourtant ils poursuivent des objectifs difficiles à satisfaire dans des accords négociés. “
L’influence des « jihadistes » (un terme que Crisis Group emploie avec réticence mais que les groupes examinés dans ce rapport utilisent pour se définir ; pour une explication plus complète de son usage dans le rapport, voir page 2) s’est étendue de façon spectaculaire au cours des dernières années. Certains mouvements sont maintenant des forces armées puissantes, contrôlant des territoires, supplantant l’Etat et gouvernant par un mélange mesuré de coercition et de cooptation. Rien ne suggère que des moyens militaires sont suffisants pour les vaincre. Pourtant, ils poursuivent, à des degrés divers, des objectifs incompatibles avec le système d’Etat-nation, rejetés par la majorité des habitants des régions concernées et difficiles à satisfaire dans des accords négociés. La plupart semblent résilients, capables de s’adapter à des dynamiques changeantes. La géographie des crises aujourd’hui indique que des groupes similaires marqueront beaucoup de guerres à venir.
L’EI a remodelé le paysage jihadiste : sa stratégie plus sanglante que celle d’al-Qaeda, avec lequel il a rompu en 2013 ; son califat déclaré dans une grande partie de l’Irak et de la Syrie et son emprise sur une bande côtière libyenne ; des milliers d’étrangers et des dizaines de mouvements enrôlés ; ses attaques dans le monde musulman et en Occident. En luttant sur de multiples fronts (contre les alliés de l’Iran, les régimes arabes sunnites et l’Occident), il a fédéré les courants sectaire, révolutionnaire et anti-impérialiste de la pensée jihadiste. Sa direction est essentiellement irakienne, mais le mouvement est protéiforme : insurgé millénariste et local ; source de protection pour certains, de mobilité sociale pour d’autres, et parfois véritable raison d’être ; fort d’éléments cherchant à consolider le califat, à prendre Bagdad ou même la Mecque, ou attirer l’Occident dans une bataille apocalyptique. Essentiellement, néanmoins, sa progression reflète l’histoire récente de l’Irak et de la Syrie : l’exclusion sunnite et l’anomie après une invasion américaine désastreuse ; les mauvais traitements quand Nouri al-Maliki était Premier ministre; et la brutalité du régime du président Bachar al-Assad et de ses alliés. Toute réponse doit prendre en compte les multiples visages de l’EI. Mais surtout, elle doit atténuer la souffrance sunnite au Levant et le dangereux sentiment de victimisation que cette dernière a engendré dans le monde arabe sunnite.
En partie occulté par la montée de l’EI, al-Qaeda a évolué. Les groupes qui lui sont affiliés au Maghreb, en Somalie, en Syrie et au Yémen restent puissants, parfois plus forts que jamais. Certains se sont greffés sur des insurrections locales, affichant un certain pragmatisme, s’abstenant de tuer des musulmans, et se montrant sensibles aux normes locales. Autour du bassin du lac Tchad, Boko Haram, le dernier d’une série de mouvements revivalistes, ayant pris racine dans un contexte de marginalisation politique et économique et de violence structurelle au Nord du Nigéria, s’est mué de secte isolée en menace régionale, bien que l’allégeance à l’EI ait joué un rôle mineur dans cette transformation. Différents types de mouvements (les talibans afghans, largement nationalistes, revitalisés depuis le retrait des troupes étrangères d’Afghanistan, et les groupes pakistanais, dont des mouvements sectaires, des militants tribaux luttant contre l’Etat central et des groupuscules alignés sur son établissement militaire se concentrant sur le Cachemire ou l’Afghanistan) forment une scène jihadiste en pleine évolution dans le Sud de l’Asie.
Les causes de cette expansion défient toute description générique. Les modèles de radicalisation varient d’un pays à l’autre, d’un village à l’autre, d’un individu à l’autre. Les autocrates, l’exclusion politique, les interventions occidentales malheureuses, la mauvaise gouvernance, le verrouillage des modes d’expression politique pacifiques, la méfiance des périphéries délaissées vis-à-vis de l’Etat, le déclin de l’autorité des élites traditionnelles et le manque de perspectives de populations jeunes de plus en plus nombreuses, ont tous joué un rôle. Sans oublier l’attrait en berne des autres idéologies, en particulier de l’islam politique pacifique des Frères musulmans, principal concurrent idéologique des jihadistes, affaibli par l’éviction du président Mohamed Morsi et la répression qui a suivi en Egypte. Le prosélytisme de composants intolérants de l’islam a, par endroits, contribué à préparer le terrain. Les courants sectaires qui parcourent une grande partie du monde musulman sont à la fois renforcés par l’EI et lui apportent leur concours.
” La progression des jihadistes résulte de l’instabilité plutôt qu’elle n’en est le moteur; est causée davantage par la radicalisation durant les crises que par une situation préexistante, et doit plus aux affrontements entre leurs ennemis qu’à leurs propres forces. “
Mais si les racines sont complexes, le catalyseur est évident. Le glissement de la plupart des révolutions arabes de 2011 vers le chaos a constitué une aubaine exceptionnelle pour les extrémistes. Les mouvements se sont renforcés au fur et à mesure que les crises s’envenimaient et évoluaient, tandis que l’argent, les armes et les combattants circulent, et que la violence s’intensifie. L’inimitié croissante entre les Etats conduit les puissances régionales à moins se soucier des extrémistes que de leurs rivaux traditionnels, à exploiter la lutte contre l’EI pour combattre leurs ennemis ou à se servir des jihadistes comme affidés. Au Moyen-Orient, en particulier, la progression des jihadistes résulte de l’instabilité plutôt qu’elle n’en est le moteur ; est causée davantage par la radicalisation durant les crises que par une situation préexistante ; et doit plus aux affrontements entre leurs ennemis qu’à leurs propres forces. Un mouvement jihadiste parvient rarement à se consolider ou à gagner du terrain en dehors d’une zone de guerre ou d’un Etat en déliquescence.
La géopolitique empêche une réponse cohérente. Avant tout, il importe d’atténuer la rivalité entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, qui engendre l’extrémisme sunnite et chiite, approfondit les crises dans la région et constitue aujourd’hui l’une des menaces les plus graves à la paix et à la sécurité internationales. Apaiser d’autres tensions (entre la Turquie et les militants kurdes, par exemple, la Turquie et la Russie, les régimes arabes conservateurs et les Frères musulmans, le Pakistan et l’Inde, et même la Russie et l’Occident), est également essentiel. En Libye, en Syrie et au Yémen, la lutte contre les jihadistes exige de forger de nouvelles structures suffisamment attractives pour dégarnir leurs rangs et unir d’autres forces. Bien sûr, rien de tout cela n’est facile. Mais redoubler d’efforts pour circonscrire les nouvelles lignes de fracture serait plus avisé que de les dissimuler derrière une illusion de consensus contre « l’extrémisme violent ».
Il est également vital de tirer les leçons des erreurs commises depuis les attaques du 11 septembre 2001. Chacun de ces mouvements, en dépit des liens entre eux et des attaches transnationales de certains, est distinct et enraciné localement ; chacun nécessite une réponse spécifique. Ils peuvent, cependant, poser des dilemmes et pousser à des erreurs similaires. Les grandes puissances, au niveau international et régional, et les gouvernements dans les régions touchées devraient :
Différencier au lieu d’amalgamer : Faire d’islamistes non violents des ennemis, en particulier les Frères musulmans, alors qu’ils sont prêts à accepter le pluralisme politique et religieux et à participer à la vie politique, est voué à l’échec. Il est également important de distinguer les mouvements qui cherchent une place dans l’ordre mondial de ceux qui veulent le bouleverser. Même l’EI, ses branches locales et les groupes affiliés à al-Qaeda, bien qu’appartenant à cette dernière catégorie, ne sont pas monolithiques. Leurs hiérarchies ont des objectifs transnationaux, mais leurs bases ont des motivations diverses, la plupart du temps locales, leur degré de loyauté peut évoluer, voire être malléable en fonction des circonstances. Pour mettre fin à la violence, les gouvernements devraient différencier même au sein des mouvements radicaux et ne pas tous les considérer comme des ennemis à combattre.
Contenir, faute de mieux : Les puissances étrangères devraient toujours avoir une alternative crédible lorsqu’elles entreprennent de repousser des militants ; cela vaut aussi pour les gouvernements qui interviennent sur leur propre territoire. La stratégie adoptée aujourd’hui en Irak (raser des villes pour vaincre l’EI en espérant que les dirigeants sunnites à Bagdad puissent reconquérir, à l’occasion de la reconstruction, la légitimité qu’ils ont perdue) a peu de chance de satisfaire les plaintes des sunnites ou de créer des conditions leur permettant de se forger une nouvelle identité politique. En Libye, un bombardement massif ou le déploiement de troupes occidentales contre l’EI sans un règlement politique global serait une erreur, susceptible d’accentuer le chaos. Dans les deux cas, ralentir les opérations militaires comporte aussi des risques importants mais, sans une alternative crédible, cela constitue l’option la plus sûre, pour ceux qui envisagent d’y aller comme pour ceux qui se trouvent dans les zones concernées.
Utiliser la force judicieusement : Si la force doit, en général, faire partie de la réponse, les gouvernements ont été trop prompts à entrer en guerre. Des mouvements aux racines communautaires, qui exploitent des revendications légitimes et bénéficient parfois de soutiens à l’étranger, sont difficiles à éradiquer, aussi regrettable que soit leur idéologie. Les guerres en Somalie et en Afghanistan illustrent les limites de l’approche consistant à qualifier ses ennemis de terroristes ou d’extrémistes violents et à conjuguer les efforts pour bâtir des institutions étatiques centralisées avec une intervention militaire sans la présence d’une stratégie politique globale, comprenant la réconciliation. De même que la Russie ne pourrait pas reproduire aujourd’hui dans les zones touchées la stratégie de la terre brûlée en Tchétchénie (sans même tenir compte du coût humain), étant donné la porosité des frontières, la faillite des Etats et les conflits par procuration.
Respecter les règles : Trop souvent, les interventions militaires contre les extrémistes les aident à recruter ou laissent les communautés tiraillées entre leur main de fer et des opérations indiscriminées pouvant les toucher. La capacité des jihadistes à garantir une protection contre les attaques des régimes, d’autres milices ou des puissances étrangères, est l’un de leurs plus grands atouts, facteur généralement plus déterminant de leur succès que l’idéologie. Bien que souvent responsables d’atrocités, ils se battent dans des conflits où tous les acteurs violent le droit international humanitaire. Renouer avec le respect des règles doit être une priorité.
Limiter les assassinats ciblés : Les frappes de drones peuvent, dans certains cas, entraver les activités de ces groupes et leur capacité à nuire aux intérêts occidentaux, et les déplacements de leurs chefs. Mais elles nourrissent le ressentiment contre les gouvernements locaux et l’Occident. Les mouvements survivent à leurs dirigeants, qui sont souvent remplacés par des personnalités plus radicales. Prévoir l’impact d’un assassinat est difficile dans un contexte relativement stable ; le faire dans un contexte de guerre urbaine et de luttes jihadistes intestines (avec al-Qaeda et d’autres groupes combattant l’EI) est impossible. Au-delà des questions de secret, de légalité et de responsabilité qu’ils posent, les assassinats ciblés ne mettront pas fin aux guerres impliquant les jihadistes et n’affaibliront pas la plupart de ces mouvements de manière décisive.
Ouvrir des voies de communication : Les gouvernements devraient être plus disposés au dialogue, même avec les extrémistes, malgré les difficultés que cela pose. Des occasions ont été manquées qui auraient pu permettre une désescalade de la violence (avec certains dirigeants talibans et d’al-Shabaab, avec Boko Haram et avec Ansar al-Charia en Libye, par exemple). Il incombe à ses dirigeants de décider si un groupe refuse tout accommodement, non aux gouvernements. Bien que les politiques ne doivent se faire aucune illusion sur la nature de la hiérarchie de l’EI et d’al-Qaeda, les chances d’ouvrir des canaux de dialogue discrets, par le biais de responsables locaux, de médiateurs non étatiques ou autres, valent généralement la peine d’être saisies, en particulier sur les questions humanitaires, où il peut y avoir un intérêt commun.
Préciser le programme de « lutte contre l’extrémisme violent » (LEV) : En tant que correctif aux politiques sécuritaires de l’après 11 septembre, le programme LEV, initié principalement par des acteurs du développement, est salutaire ; il est tout aussi important d’identifier les problèmes sous-jacents qui peuvent, dans certains cas, permettre le recrutement d’extrémistes, et de privilégier l’aide au développement sur les dépenses militaires. Mais renommer certaines activités, liées aux obligations fondamentales des Etats envers leurs citoyens par exemple (comme l’éducation, l’emploi ou l’aide aux communautés marginalisées), comme des activités LEV nécessaires pour lutter contre les « causes profondes » de l’extrémisme violent, peut s’avérer être une vision de court terme. Présenter « l’extrémisme violent », une expression souvent mal définie et qui peut faire l’objet d’un usage abusif, comme une menace majeure pour la stabilité, risque de minimiser d’autres sources de fragilité, de délégitimer des revendications politiques et de stigmatiser des communautés comme potentiellement extrémistes. Les gouvernements et les bailleurs de fonds doivent réfléchir attentivement à quoi labelliser LEV, étudier davantage les parcours qui mènent à la radicalisation et consulter largement parmi les populations les plus touchées.
Investir dans la prévention des conflits : L’avancée récente de l’EI et d’al-Qaeda rend plus urgente encore la prévention, à la fois pendant les crises pour arrêter la radicalisation et en amont. Toute autre dégradation de la situation, quelque part entre l’Afrique de l’Ouest et l’Asie du Sud, risque d’attirer un élément extrémiste, que ces mouvements provoquent eux-mêmes des crises ou, plus probablement, profitent de leur aggravation. Même si les prescriptions génériques ont une valeur limitée, pousser les dirigeants vers une politique plus inclusive et représentative, répondre aux doléances des communautés et réagir avec mesure aux attaques terroristes est en général pertinent. Dans l’ensemble, en d’autres termes, prévenir les crises fera plus pour arrêter les extrémistes violents que ne fera la lutte contre l’extrémisme violent pour prévenir les crises.
Des vagues de violence jihadiste ont marqué ces 25 dernières années : une première au début des années 1990, lorsque des volontaires du jihad anti-soviétique en Afghanistan ont rejoint d’autres insurrections ; une deuxième lancée par al-Qaeda, qui a culminé avec les attaques du 11 septembre ; et une troisième déclenchée par l’invasion américaine en Irak. Cependant, la quatrième vague, qui déferle aujourd’hui, est la plus périlleuse. Cela est dû en partie au contrôle territorial exercé par l’EI et à son adaptation idéologique (son exploitation du mécontentement sunnite locale et plus largement envers l’ordre établi). Mais sa dangerosité vient surtout des courants qui la parcourent, en particulier les bouleversements au Moyen-Orient et la dégradation des relations entre l’Etat et la société, là-bas et ailleurs. L’inquiétude des dirigeants du monde est fondée : les attaques de l’EI tuent leurs citoyens et menacent la cohésion de leurs sociétés. Ils subissent d’énormes pressions pour agir. Mais ils doivent le faire avec retenue. Tout faux pas (qu’il s’agisse d’une intervention militaire inappropriée à l’étranger, de répression à domicile, de conditionner l’aide à la lutte contre la radicalisation, d’élargir trop largement le champ des groupes à combattre ou de négliger des menaces plus graves encore en se laissant aveugler par la lutte contre « l’extrémisme violent ») risque d’aggraver ces courants profonds et, une nouvelle fois, de faire le jeu des jihadistes.
I. Introduction
Début 2011, les révolutions en Egypte, en Tunisie, en Libye et au Yémen auguraient une nouvelle ère de la politique arabe. Les manifestants, souvent femmes en tête, descendaient dans les rues pour réclamer plus de dignité, de meilleures perspectives et le pluralisme politique. Tandis que tombaient les dictateurs, les partis islamistes, prêts à participer pacifiquement à la vie politique démocratique, faisaient figure de principaux gagnants.
L’idéologie et les tactiques d’Oussama Ben Laden – un jihad violent ciblant surtout les puissances occidentales – paraissaient de plus en plus obsolètes.
Les frappes de drones dans les zones tribales du Pakistan avaient alors décimé le noyau dur d’al-Qaeda (AQ), et en mai de la même année, Ben Laden était tué à Abbottabad. Sa branche la plus brutale, plus connue sous le nom d’al-Qaeda en Irak (AQI), semblait vaincue. A l’exception d’al-Shabaab en Somalie, les jihadistes paraissaient jouer un rôle marginal dans les crises africaines.
Note sur la terminologie
” Aujourd’hui, le Moyen-Orient est en guerre, et les principaux vainqueurs sont à ce jour les extrémistes. Une bande plus large, qui s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie du Sud, voire au-delà, semble vulnérable. “
Aujourd’hui, le Moyen-Orient est en guerre, et les principaux vainqueurs sont à ce jour sont les extrémistes. Une bande plus large, qui s’étend de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie du Sud, voire au-delà, semble vulnérable. L’Etat islamique (EI) revendique un califat dans de vastes régions de l’Irak et de la Syrie en effaçant la frontière entre les deux pays, et, dans un mouvement qui rappelle, en l’accentuant, le départ vers l’Afghanistan de combattants principalement arabes dans les années 1980, a attiré des dizaines de milliers d’étrangers du monde entier. En dépit de récentes pertes territoriales, il a convaincu des dizaines de mouvements venus d’ailleurs de le rejoindre et coordonné ou inspiré des attaques dans le monde musulman et en Occident. Un groupe affilié à al-Qaeda, Jabhat al-Nusra, est une des factions les plus puissantes de l’opposition syrienne. L’escalade de la crise du Yémen a permis à un autre groupe affilié, al-Qaeda dans la péninsule arabique (AQPA), de s’emparer de Mukalla, un port stratégique dans le golfe d’Aden, et des zones avoisinantes.
Une branche de l’EI contrôle un tronçon de 200 à 300 kilomètres sur le littoral méditerranéen en Libye et menace les infrastructures pétrolières, dont le pays tire l’essentiel de ses revenus. D’autres militants sont retranchés ailleurs dans les villes et villages libyens. Des groupes jihadistes, notamment al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI), bien que chassés des villes du Nord du Mali en 2012, sont toujours présents au Sahel et revendiquent les récentes attaques à Bamako et Ouagadougou.
Boko Haram, un féroce mouvement insurrectionnel originaire du Nord du Nigéria, a envahi une bande du Nord-Est en 2013-2014 et terrorise encore une vaste zone autour du lac Tchad. Al-Shabaab constitue une menace grandissante au-delà de sa base somalienne, en particulier au Kenya. En Afghanistan, on constate la résurgence des Talibans, tandis que d’autres groupes, notamment pakistanais, d’Asie centrale et d’autres éléments étrangers ainsi que des Talibans dissidents, rejoignent l’EI. Le Pakistan, en dépit des efforts visant à contenir certains extrémistes, est toujours confronté à une menace sur plusieurs fronts des milices tribales, des groupes sectaires et de ses propres agents. Bien que la Russie ait écrasé une insurrection jihadiste dans le Caucase du Nord avant les Jeux olympiques de Sotchi, ses opérations ont déplacé des milliers de combattants en Irak et en Syrie, tandis que ceux restés dans le Caucase ont rejoint l’EI.
L’extrémisme dans le monde musulman a connu des flux et des reflux au cours des 25 dernières années, mais n’a jamais semblé aussi dangereux qu’aujourd’hui. L’EI et les groupes liés à al-Qaeda sont parmi les protagonistes les plus puissants de bien des crises mondiales particulièrement meurtrières et pourraient, ailleurs, exploiter les divisions, tandis que leurs méthodes de recrutement sophistiquées, en particulier celles de l’EI, menacent des pays jusqu’ici épargnés.
D’énormes différences existent entre les croyances, stratégies, tactiques et cibles des groupes, mais tous, selon leurs propres déclarations, visent à ramener la société à une version plus pure de l’islam et considèrent que pour y parvenir, le jihad violent est un devoir religieux. La plupart se définissent dans une certaine mesure comme « jihadistes », bien que le terme soit contesté et son sens à la fois varié et insaisissable.
A un moment ou à un autre, la plupart ont eu des liens, même distendus, avec al-Qaeda. De nombreux responsables politiques les considèrent à tort comme un ensemble homogène.
Ce rapport examine le paysage jihadiste actuel. Pourquoi ces groupes sont-ils devenus si puissants ? Que veulent-ils et comment s’y prennent-ils ? Comment obtiennent-ils du soutien et contrôlent-ils des territoires alors que leur idéologie semblait, du moins jusqu’à récemment, susciter peu d’adhésion ? Comment façonnent-ils les conflits où ils combattent et les perspectives pour y mettre fin ? Quelle menace représentent-ils ailleurs ? Comment le monde doit-il réagir ? Le présent rapport s’appuie sur et approfondit les conclusions de l’important corpus de recherches de Crisis Group sur les crises les plus graves où ces groupes jouent un rôle de premier plan, en se concentrant en particulier sur le Moyen-Orient, étant donné le rythme des changements dans cette région, mais sans oublier l’Afrique de l’Ouest, le Sahel, le Caucase, l’Afrique du Nord, la Corne de l’Afrique, l’Asie centrale et l’Asie du Sud.
Le rapport ne porte pas sur les Frères musulmans et leurs branches, dont le Hamas. En dépit de certaines racines communes, ils ont pris leurs distances, au fil des décennies, des penseurs qui inspirent al-Qaeda et sont peut-être le principal concurrent idéologique des jihadistes, même si la campagne menée contre eux en Egypte les a plongés dans la confusion et a rendu leur avenir incertain. L’EI et al-Qaeda s’attaquent à de nombreux principes et pratiques des Frères musulmans, notamment, sur le plan politique, au réformisme progressif et à la participation à la vie politique démocratique. En matière de doctrine, la relative souplesse et le pragmatisme des Frères musulmans – et du Hamas – les différencient de la littéralité des salafistes et des Talibans. Au cours des dernières années, la situation des jihadistes, en particulier dans le monde arabe, s’est améliorée tandis que celle des Frères musulmans se dégradait.
Il n’aborde pas non plus le militantisme chiite, bien que la radicalisation de gouvernements et de milices chiites parrainée par l’Iran dans différentes régions du Moyen-Orient et les violences dont ont souffert les sunnites irakiens et syriens de leur part aient été des moteurs essentiels de l’extrémisme sunnite. De nombreux rapports de Crisis Group couvrent déjà cette question, ainsi que le fondamentalisme pentecôtiste et l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) en Afrique, l’extrémisme bouddhiste et chrétien en Asie, des sections de l’extrême-droite juive en Israël et d’autres formes de violence à caractère religieux.
Les sections suivantes examinent les origines, les tendances et la géopolitique de la récente expansion jihadiste (II) ; donnent un aperçu d’un paysage en pleine évolution (III) ; et explorent les options politiques (IV). L’accent est moins mis sur la manière dont les individus se radicalisent que sur la façon dont les mouvements extrémistes sont passés au premier plan d’autant de crises actuelles meurtrières ; et moins sur ce que les groupes et leurs dirigeants disent que sur ce qu’ils font. Ce rapport ouvre la voie au développement d’un ensemble plus large de travaux de Crisis Group, en identifiant de nouvelles orientations de recherche sur la nature des groupes, leur interaction avec les crises, les menaces qu’ils représentent et les dilemmes politiques qu’ils soulèvent, et en avançant des idées sur la manière d’y répondre.
II. Une quatrième vague
L’expansion de l’EI et d’al-Qaeda au cours de ces dernières années est la quatrième d’une série de vagues de violence jihadiste touchant surtout le monde musulman depuis la chute du gouvernement soutenu par les Soviétiques en Afghanistan en 1989.
La première vague, au début des années 1990, a été marquée par le retour en Algérie, dans le Caucase, en Egypte, en Libye, au Soudan et ailleurs d’un grand nombre de volontaires étrangers qui avaient combattu en Afghanistan. Dans certaines régions, de petites cellules, constituées autour de chefs charismatiques ayant participé à la guerre d’Afghanistan, lancent des campagnes, surtout des attaques terroristes faisant des victimes civiles, contre des régimes qu’ils considèrent non-islamiques. Ailleurs, des vétérans de la guerre d’Afghanistan prennent part à des luttes irrédentistes, des révolutions ou des guerres civiles, qui contribuent parfois à leur radicalisation, en particulier en Algérie et en Russie (Tchétchénie). Cette vague s’apaise au milieu des années 1990, tandis que les guerres prennent fin ou que les mouvements sont écrasés ou chassés de ces pays. De nombreux membres se replient en Afghanistan, alors sous le contrôle des Talibans.
A partir de là, al-Qaeda lance une deuxième vague ciblant essentiellement ce qu’elle appelle « l’ennemi lointain ». Son objectif est d’attirer les puissances occidentales dans des guerres dont elles sortiraient vaincues, comme les Soviétiques en Afghanistan, pour qu’elles retirent leur soutien aux régimes de la région, précipitant leur chute. Alors que les médias par satellite en langue locale pénètrent le monde islamique, Oussama Ben Laden lance des attaques spectaculaires, principalement contre les intérêts occidentaux, pour attirer l’attention et consolider sa position à l’avant-garde du mouvement jihadiste mondial. Cette vague culmine avec les attaques du 11 septembre aux Etats-Unis, auxquelles s’opposent les dirigeants talibans et bon nombre « d’Arabes afghans » se battant pour les Talibans contre l’Alliance du Nord ou dans des camps d’entrainement disséminés à travers le pays. Ils craignent à juste titre que la réaction des Etats-Unis que Ben Laden cherche à susciter détruise l’émirat des Talibans et les prive de leurs refuges. Les forces soutenues par les Etats-Unis évincent rapidement les Talibans.
De nombreux combattants étrangers sont tués ou capturés ; d’autres se mettent à l’abri dans les zones tribales pakistanaises ou se dispersent.
L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 déclenche une troisième vague, le mouvement jihadiste se revitalisant lorsque des milliers de musulmans, dont un nombre élevé vient du Golfe et d’Afrique du Nord, partent combattre les Américains au cœur du monde arabe.
Le Réveil d’Anbar, une révolte tribale soutenue par les Etats-Unis contre la branche d’al-Qaeda en Irak et en partie motivée par la brutalité du mouvement, a jugulé cette vague.
Les manifestations du printemps arabe qui gagnent les villes, grandes et petites, en 2011 semblent ensuite la briser.
L’échec ou l’étouffement de la plupart de ces révolutions a cependant suscité une quatrième vague. Plus puissante que les précédentes, elle permet aux groupes liés à l’EI et à al-Qaeda de s’emparer de territoires, de s’implanter dans de nouvelles zones en Afrique et de constituer une menace grandissante pour une bonne partie du monde musulman et pour l’Occident. Il serait risqué de généraliser sur les courants plus profonds alimentant cette quatrième vague, en particulier alors qu’elle est en plein déferlement. La dynamique varie selon les régions : zones de guerre au Moyen-Orient ; luttes des Africains pour faire face à l’instabilité qui se propage vers le sud ; longue tradition du jihad en Asie du Sud et soutien fréquent apporté par le Pakistan. Chaque mouvement est unique et, en dépit des liens transfrontaliers de certains, souvent enraciné dans un contexte local. Les schémas de radicalisation varient d’un lieu à l’autre. Comme toute tendance mondiale, la progression des jihadistes résulte de différentes choses se produisant à divers endroits, certaines directement liées, d’autres indirectement et d’autres encore pas du tout.
Les causes immédiates de cette quatrième vague sont cependant assez claires et expliquent pourquoi elle pourrait être la plus destructrice et difficile à inverser. Tout d’abord, une grande partie du monde arabe est confrontée à des bouleversements. Les avancées des jihadistes sont depuis longtemps liées à des conflits, de l’Afghanistan à l’Algérie, de l’Irak à la Syrie. La récente recrudescence spectaculaire des guerres et la déliquescence des Etats leur ont ouvert des possibilités considérables. Pendant ce temps, l’hostilité entre les Etats, qui au Moyen-Orient est à un niveau jamais atteint au cours des vagues précédentes, fait que les puissances régionales se soucient moins des extrémistes que de leurs rivaux, voire encouragent discrètement ces groupes qu’elles utilisent comme affidés.
Le sectarisme et le profond sentiment de victimisation sunnite, liés aux guerres d’Irak et de Syrie et à l’impression d’une montée de l’Iran, jouent en faveur des extrémistes. Il en est de même de la gouvernance défaillante, des réflexes autoritaires et de l’élimination d’alternatives légitimes et politiquement viables, qui donnent plus de force à la dénonciation par les jihadistes des régimes locaux corrompus et contribuent au climat contestataire dans toute la région. Les Etats faibles n’ayant qu’une autorité limitée sur leurs arrière-pays ou leurs frontières se sont avérés vulnérables, notamment en Afrique. Le prosélytisme agressif, durant des décennies, de courants intolérants de l’islam et l’attrait faiblissant d’idéologies au nom desquelles la résistance pourrait être organisée ont contribué à préparer le terrain.
A. Des possibilités au cœur du chaos
Les doléances qui ont poussé les Syriens dans les rues en 2011 étaient très semblables à celles qui avaient motivé d’autres révoltes arabes. La plupart des manifestants n’appelaient pas, dans un premier temps, à la démission du président Bachar al-Assad, mais exigeaient une réforme de son gouvernement de plus en plus sclérosé et répressif, une politique d’ouverture et une amélioration de la gouvernance économique. En l’espace de dix-huit mois, les manifestations pacifiques se sont transformées, pour diverses raisons, en ce qui est devenu, au moins dans une partie du Nord, une insurrection dominée par les jihadistes. La cause principale a été la réaction du régime : la radicalisation délibérée de la crise par une violence cruelle et médiatisée ; un discours sectaire clivant, opposant les Alaouites au pouvoir et les autres minorités à la majorité sunnite ; des châtiments collectifs de plus en plus importants détruisant des villes et contribuant au déplacement de millions de personnes ; et la libération de radicaux emprisonnés ainsi que le ciblage des factions plus pragmatiques de l’opposition.
” Cette tendance – l’exploitation par les jihadistes des occasions créées par la guerre et l’effondrement de l’Etat, leur ascension facilitée par la violence et les erreurs des autres – est commune. “
Dans le même temps, les frictions entre le Qatar et la Turquie d’une part et l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU) d’autre part, ont rendu leur soutien à l’opposition incohérent et se retrouvait souvent, comme celui fourni par des religieux basés dans le Golfe, entre les mains d’affidés jusqu’au-boutistes. Les combattants étrangers, qui avaient tendance à être plus radicaux, sont, pendant un moment, entrés librement par la Turquie.
Le fossé entre la rhétorique des Etats-Unis et des autres puissances occidentales – à savoir qu’Assad doit partir – et le fait qu’elles n’engagent pas de troupes, ne mènent pas de frappes aériennes ou n’arment pas ses opposants suffisamment pour que cela se produise a nui aux groupes moins radicaux, dont la stratégie reposait sur l’idée d’impliquer Washington. Quand les jihadistes, dont beaucoup avaient déjà combattu en Irak, ont fait leur entrée, certains, notamment Abou Mohammad al-Joulani, le chef de Jabhat al-Nusra, la branche locale d’al-Qaeda, se sont révélé des commandants efficaces. Des tactiques comme les attentats-suicides leur ont donné un avantage. L’immense violence du régime a attisé un désir de revanche chez de nombreux sunnites et a rendu les communautés insensibles aux atrocités jihadistes.
Les mécanismes par lesquels les jihadistes sont devenus puissants dans les conflits actuels varient selon le lieu, mais cette tendance – leur exploitation des occasions créées par la guerre et les Etats défaillants, leur ascension facilitée par la violence et les erreurs des autres – est commune à bon nombre d’entre eux.
Les racines de l’EI en Irak (examinées plus en détail dans la section III.A) sont aussi variées. Les politiques américaines d’invasion et d’occupation ont préparé le terrain à la guerre civile sectaire (2005-2008) qu’Abou Moussab al-Zarkaoui, chef d’AQI, l’ancêtre de l’EI, a contribué à provoquer. L’échec de Bagdad et de Washington à tirer profit du Réveil d’Anbar a été tout aussi important. Le fait de priver les sunnites minoritaires d’une participation suffisante dans l’Etat, puis la violence des forces de sécurité essentiellement chiites contre des manifestations largement pacifiques dans les villes à majorité sunnite en 2012-2013 ont nui aux dirigeants et à la résistance des Sunnites non jihadistes. Cela a pavé la voie à l’EI, qui s’était regroupé, pour éliminer ses rivaux et s’emparer des bastions sunnites irakiens en 2014, de nombreux sunnites sollicitant sa protection ou y voyant une occasion de renverser le statu quo.
Au Yémen, la branche locale d’al-Qaeda, AQPA, s’est surtout concentrée sur les attaques terroristes jusqu’en 2011. Elle était dangereuse pour l’Occident en raison de son expertise en matière de fabrication de bombes, mais jouait un rôle largement marginal dans la politique yéménite et était isolée dans l’Est reculé.
Ce n’est que lorsque l’Etat s’est écroulé – d’abord lorsque des factions de l’armée se sont affrontées dans la capitale au cours de la révolution de 2011, puis en 2015 lorsque les insurgés houthi ont avancé, et qu’en réaction la coalition dirigée par l’Arabie saoudite a intensifié son engagement – qu’elle a pu s’emparer d’agglomérations.
En Libye également, l’EI et d’autres groupes extrémistes ont profité de l’effondrement de l’autorité : d’abord en 2011 dans le chaos initial après l’éviction de Mouammar Kadhafi, puis en 2014, du conflit grandissant entre les forces alignées sur Tobrouk et Tripoli et leurs alliés régionaux respectifs.
Au Mali, les chefs locaux d’al-Qaeda, vétérans des guerres d’Afghanistan et d’Algérie, étaient à l’abri auprès de tribus dans le désert pendant des années avant de s’allier à une insurrection nationaliste touareg largement déclenchée par le retour des mercenaires et des armes de Libye, puis de l’usurper. Les Talibans et al-Shabaab n’ont émergé qu’après des décennies de chaos en Afghanistan et en Somalie, dans les deux cas en partie en réaction à la prédation des chefs de guerre et à la baisse de la légitimité des autres groupes armés.
Dans le Nord du Nigéria, Boko Haram constitue en quelque sorte un cas atypique, dans la mesure où il n’a pas fait son apparition dans une zone de guerre existante. Enraciné dans la violence structurelle du Nord et un contexte de marginalisation politique et économique, il a démarré comme une secte isolée, puis un mouvement de protestation exigeant une gouvernance islamique moins corrompue. Sa résistance à l’Etat s’est renforcée après sa querelle avec un gouverneur local, qui, selon son chef de l’époque, Mohammed Yusuf, avait trahi les promesses qu’il lui avait faites en échange de son aide à mobiliser les électeurs. Toutefois, même dans ce cas, c’est la répression à Maiduguri en 2009, et la mort consécutive d’environ 800 partisans ; l’exécution extrajudiciaire de Yusuf lors d’une garde à vue ; une réaction inepte du gouvernement à la menace grandissante ; et l’arrivée d’armes et d’expertise de Libye et du Sahel qui ont conduit à la mutation du mouvement en une insurrection dirigée par Aboubakar Shekau et qui sévit aujourd’hui dans le bassin du lac Tchad.
Dans l’ensemble, l’importance croissante des jihadistes au cours des dernières années est donc plus le produit de l’instabilité que son principal moteur. Les mouvements se sont renforcés au fur et à mesure que s’approfondissaient les crises et que la violence s’exacerbait. Dans certains cas, particulièrement celui de Boko Haram, les extrémistes ont contribué à provoquer les conflits dans lesquels ils se battent – bien que là comme ailleurs, la violence de l’Etat ait joué un rôle déterminant dans l’expansion du groupe. Plus souvent, les jihadistes ont exploité des conflits existants, comme ils l’ont fait en Algérie et en Tchétchénie il y a deux décennies, en s’y infiltrant, en en profitant et en les rendant plus difficiles à résoudre. Autrement dit, leur expansion spectaculaire ces dernières années doit plus à la genèse sanglante des crises qu’à une radicalisation préalable. Ils n’ont généralement été en mesure de passer des tactiques terroristes à l’insurrection que dans des conditions de guerre ; comme démontré ci-après, la stratégie de l’EI, et dans une certaine mesure celle d’al-Qaeda, consiste à provoquer exactement ces conditions.
B. Priorité numéro deux
L’intensification des rivalités géopolitiques a constitué une autre aubaine pour les extrémistes. Le mouvement jihadiste moderne est en partie né de la concurrence entre les Etats : les rivalités de la guerre froide en Afghanistan, qui ont motivé l’invasion de l’URSS ; l’acheminement par les Etats-Unis et les monarchies du Golfe et la radicalisation par le Pakistan de musulmans pour combattre les forces soviétiques en réaction ; et l’explosion du financement des mouvements sunnites radicaux par le Golfe, en partie pour contrer le parrainage par l’Iran de l’activisme chiite après la révolution de 1979. La concurrence croissante, en particulier entre les Etats moyen-orientaux, motive et complique aujourd’hui les efforts visant à mettre fin aux crises dont se nourrissent les jihadistes. Cela signifie également que de nombreux dirigeants s’inquiètent davantage des rivaux régionaux que des extrémistes. Au Yémen, par exemple, la politique de l’Arabie saoudite et des EAU montre que ces pays considèrent les Houthi et le risque qu’ils perçoivent de l’influence iranienne dans la péninsule arabique comme des menaces plus graves qu’al-Qaeda. Pendant des mois, les zones contrôlées par AQPA ont figuré parmi les rares à être épargnées par les bombes de la coalition dirigée par les Saoudiens, ce qui a renforcé le groupe par rapport aux autres.
La politique régionale constitue un obstacle encore plus important en Syrie. Tout d’abord, comme indiqué, les politiques de l’Etat ont contribué à faciliter la radicalisation initiale de l’opposition et l’expansion de Jabhat al-Nusra, ouvrant ainsi la voie à l’avancée de l’EI. Même aujourd’hui, seules quelques-unes des diverses forces déployées contre l’EI le traitent comme l’ennemi principal. Le régime Assad, l’Iran, les milices alliées et la Russie attaquent surtout les autres rebelles, y compris ceux en première ligne pour combattre l’EI, estimant qu’ils constituent une menace plus grave pour la survie du régime. Les puissances du Golfe et la Turquie font du retrait d’Assad la priorité, et les Turcs craignent la montée des Unités de protection du peuple kurde (YPG), affiliées à leur insurrection intérieure ennemie, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
L’EI n’est la première priorité en Syrie que pour les puissances occidentales et la Jordanie.
” Seules quelques-unes des diverses forces contre l’EI le traitent comme l’ennemi principal. “
Pis encore, un point commun dans l’histoire de nombreux mouvements est le soutien dont ils ont bénéficié de pays espérant les utiliser comme affidés contre des rivaux. Le milieu jihadiste du Pakistan n’est pas simple à décrire, mais les racines de certains mouvements remontent aux guerres d’Afghanistan et du Cachemire, où ils ont été des instruments de sa politique étrangère. Même si certains de ces affidés coopèrent avec les militants tribaux qui attaquent l’Etat pakistanais ou participent activement à la radicalisation d’une nouvelle génération d’extrémistes, les responsables militaires et de nombreux dirigeants civils encouragent encore Lashkar-e-Taiba, un des plus grands groupes jihadistes au monde, et soutiennent les Talibans afghans.
Le gouvernement Assad a attiré les jihadistes vers l’Irak au milieu des années 2000 pour tenter de détourner leur attention et maintenir les Etats-Unis enlisés ; ce dernier motif a conduit l’Iran, à la même période, à faciliter sporadiquement le transit des combattants d’al-Qaeda vers l’Irak.
L’appui direct ou indirect des Etats aux jihadistes semble en hausse, en particulier parce que la rivalité s’intensifie entre l’Iran et les monarchies du Golfe irritées par ce qu’elles considèrent comme l’influence géopolitique croissante de Téhéran après l’accord nucléaire. Une partie des armes et munitions affluant du Golfe et de la Turquie vers des éléments de la coalition rebelle Jaish al-Fatah en Syrie parviennent quasi certainement à Jabhat al-Nusra, l’un de ses membres les plus puissants.
Au cœur du chaos du Yémen, les armes livrées aux alliés locaux de la coalition conduite par l’Arabie saoudite s’infiltrent dans l’arsenal d’al-Qaeda, sur qui certains partenaires de Riyad s’alignent tactiquement contre les Houthi.
Comme le montre l’expérience pakistanaise, les jihadistes font des affidés dangereux. Il est peu probable que les alliés non-étatiques de l’Iran – les milices chiites irakiennes, le Hezbollah et les milliers d’Afghans et autres chiites qu’il a mobilisés pour combattre aux côtés des forces d’Assad – s’en prennent à la République islamique, compte tenu de son récit révolutionnaire relativement cohérent, de leur dépendance à son soutien et de ses forces de défense compétentes. En revanche, une pièce maîtresse de la stratégie de nombreux extrémistes sunnites consiste à renverser les régimes locaux, y compris ceux du même côté de la ligne sectaire. L’inquiétude des monarchies du Golfe vis-à-vis de l’Iran est compréhensible ; la Turquie quant à elle a des préoccupations légitimes quant au séparatisme kurde. Mais faire passer au second plan la menace posée par l’EI et les groupes liés à al-Qaeda et leurs idées au profit de ces inquiétudes – ou même pire, encourager ces groupes dans l’espoir qu’ils continuent de prendre pour cible les alliés de l’Iran – s’avérera probablement être une erreur de calcul.
C. Espace politique et idéologique
Si les guerres, le délitement des Etats et la géopolitique, en particulier dans le monde arabe, sont des causes directes de la quatrième vague, d’autres tendances y contribuent. Celles-ci sont trop complexes pour être étudiées de manière exhaustive, notamment parce que les dynamiques en jeu sont très variées, mais quelques-unes se démarquent.
Premièrement, le sectarisme a atteint des niveaux sans précédent dans certaines régions du Moyen-Orient. Aggravé par la chute de Saddam Hussein, les guerres en Syrie et en Irak et l’escalade de la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran, il est plus intense qu’il ne l’a jamais été depuis que la religion a été associée à l’identité politique moderne. Alors que les Etats sont de plus en plus défaillants, nombreux sont ceux, pas seulement sunnites, qui se tournent vers d’autres types d’organisation sociale – tribu, clan, religion, secte – à des fins de protection et de représentation. Les conséquences sont encore incertaines, mais la haine sectaire fait clairement le jeu de l’EI, qui y incite en même temps qu’il s’en nourrit. Elle façonne aussi une nouvelle génération de jihadistes qui ont fait leurs premières armes contre les forces soutenues par l’Iran sur les champs de bataille syriens et irakiens. Elle risque d’approfondir les tensions entre sunnites et chiites en Asie du Sud, alors que les Saoudiens persuadent le Pakistan, dont la population chiite est, en chiffre absolu, la deuxième dans le monde et qui a des liens idéologiques étroits avec son voisin iranien, de rallier son front anti-Iran au Yémen.
Cela interagit aussi avec le profond sentiment de victimisation des Arabes sunnites, un sentiment renforcé par l’accent mis par l’Occident sur les atrocités de l’EI qui ignore largement – ou qui, dans le cas de l’Irak, semblait faciliter – le massacre des sunnites par des régimes et des milices parrainés par l’Iran. Alors que les troubles de 2011 se propageaient, les centres de pouvoir traditionnels du monde arabe sunnite, comme l’Egypte, ont été déstabilisés, ce qui a laissé les autres se démener pour compenser. L’Arabie saoudite a essayé de combler le vide, mais en partie en renforçant le sentiment sectaire : un terrain dangereux pour rivaliser avec l’EI.
Deuxièmement, si l’un des catalyseurs de la quatrième vague a été le renversement des dictateurs, ses racines se trouvent en partie dans l’autoritarisme persistant. Les dirigeants et les régimes, soutenus par les grandes puissances, s’accrochent au pouvoir par la violence et la répression depuis des décennies. Leurs régimes ont apporté une stabilité relative, mais leur incurie a beaucoup contribué à ravager les institutions, à éroder les relations entre l’Etat et la société et à préparer le terrain à la tourmente qui a suivi leur renversement. En particulier, la détermination de Maliki (Irak) et d’Assad (Syrie) à consolider ou à conserver le pouvoir a largement provoqué les guerres qui ont pavé la voie à l’EI ; Assad a choisi comme stratégie de survie du régime de radicaliser délibérément l’opposition.
Les sombres perspectives de réforme dans les pays, en particulier du monde arabe, qui n’ont pas encore succombé à la violence, contribuent au sentiment contestataire, surtout chez les jeunes, et accréditent les critiques des jihadistes sur les régimes locaux corrompus. Le silence des puissances occidentales face au retour en arrière de leurs alliés, notamment l’Egypte, et le tarissement, au cours des dernières années, de leur soutien aux réformes dans d’autres pays confirment l’impression profondément ancrée de deux poids, deux mesures, ce qui renforce encore les thèses jihadistes.
Troisièmement, les dirigeants africains sont dans l’ensemble plus unis contre les jihadistes que leurs homologues du Moyen-Orient, même si, dans certains cas, ils ne sont pas moins réticents à renoncer au pouvoir. Leurs difficultés sont davantage dues à la faiblesse des Etats ; à leur autorité limitée dans les périphéries négligées ; et à l’incapacité des forces de sécurité, des services de renseignement et d’autres institutions à réagir avec l’habileté requise. Les précédents créés par Boko Haram et les jihadistes au Mali, le premier passant de secte isolée à une insurrection violente, les derniers prenant des villes après s’être tapis pendant des années dans le désert, sont particulièrement préoccupants. Les conditions qui ont permis à ces deux crises d’émerger – le sous-développement, la méfiance de l’arrière-pays envers l’Etat, le déclin de l’autorité des élites traditionnelles, des armes facilement disponibles et des forces de sécurité maladroites, brutales et incompétentes – concernent de nombreux autres Etats, en Afrique et ailleurs.
Enfin, l’espace idéologique s’est ouvert. Dans le monde arabe en particulier, mais aussi dans certaines régions d’Afrique, d’autres idéologies autrefois utilisées pour organiser l’activité politique et la résistance contre la répression ont perdu de leur attrait. Dans le monde musulman, les étudiants qui jadis se rebellaient en adhérant à des mouvements socialistes disposent désormais de peu d’options pour exprimer leur mécontentement de façon modérée. Le nationalisme arabe s’est affaibli autant que le socialisme ; la réforme néolibérale et la gouvernance mondiale n’ont pas tenu leurs promesses et ont souvent aggravé les conditions de vie ; l’écroulement des révolutions de 2011 a affaibli la démocratie libérale et, ce qui est particulièrement dangereux, l’islam politique pacifique.
” La grande majorité des salafistes ne prêchent ni ne pratiquent la violence. En bien des lieux, ils peuvent se révéler des alliés utiles contre ceux qui le font. “
Malgré l’inepte performance du président des Frères musulmans, Mohamed Morsi en tant que président de l’Egypte, le coup d’Etat et la répression sous le président Abdelfattah al-Sissi ont poussé le pays dans une direction encore plus périlleuse. Les idéologues jihadistes de la région dépeignent l’échec du gradualisme et de la participation politique des Frères musulmans comme une justification de leur stratégie révolutionnaire violente, des arguments à nouveau renforcés par le silence des dirigeants occidentaux tandis que les Frères musulmans étaient destitués et que leurs anciens responsables, qu’ils ont officiellement rencontrés il y a quelques années seulement, languissent dans les prisons égyptiennes.
La propagation de courants intolérants de l’islam – souvent regroupés sous une seule étiquette, comme le wahhabisme ou le salafisme – y a clairement contribué.
La menace jihadiste au Pakistan ne peut par exemple pas être expliquée sans faire mention de l’islamisation délibérée des lois et du soutien des dirigeants successifs, en particulier les présidents Zia ul-Haq et Pervez Musharraf, aux affidés islamistes. Dans une grande partie du monde musulman, des décennies de prosélytisme parrainé par le Golfe – par le biais des imams, des mosquées et des médias, en particulier des chaînes télévisées financées par l’Arabie saoudite – ont créé un vivier de recrues potentielles qui partagent des références théologiques générales avec les jihadistes. Mais bien que les salafistes aient en commun certains principes généraux et conservateurs, leurs pratiques religieuses et inclinations politiques sont si diverses, en grande partie parce que le terme tend à être autoproclamé, évoquant une certaine légitimité, qu’il est difficile de tirer des conclusions définitives sur une relation au jihad. Bon nombre des combattants actuels les plus ardents ne sont pas issus d’une tradition salafiste. Pas plus que la grande majorité des salafistes ne prêchent ou pratiquent la violence. En bien des lieux, ils peuvent plutôt se révéler des alliés utiles contre ceux qui le font.
La montée du sectarisme, le renforcement de l’autoritarisme, la fragilité des Etats, même l’attrait déclinant des autres idéologies ne signifient pas que la doctrine jihadiste connaitra bientôt un attrait massif. Les sondages montrent invariablement qu’une grande partie de ce qu’ils promeuvent résonne largement : l’opposition aux régimes locaux corrompus, à la politique américaine dans le monde musulman, à Israël et son traitement des Palestiniens, et à l’influence occidentale, ainsi qu’un rôle accru pour l’islam dans la vie publique. Mais les éléments qui distinguent les jihadistes violents des islamistes politiques inspirent beaucoup moins de soutien. Leur vision de la société tend à être trop austère. Même pour ceux qui pourraient être séduits, dans une certaine mesure, par l’idée d’un califat, l’établir par une révolte transnationale violente ou en entrainant l’Occident dans une guerre apocalyptique l’est moins. Tuer des civils musulmans est extrêmement impopulaire en l’absence du type de haine que ne peut engendrer qu’un conflit durable.
La répulsion suscitée dans le passé par l’extrême violence des jihadistes, notamment en Algérie et en Irak, explique en partie le retournement des précédentes vagues – bien que la ligne de fracture grandissante entre sunnites et chiites et les images du carnage syrien dans les médias locaux à travers le monde musulman risquent d’accoutumer beaucoup à la violence.
Que les tactiques et l’idéologie jihadistes semblent peu susceptibles de résonner largement est en partie discutable. Les révolutions tout au long de l’histoire doivent moins aux majorités qu’à des noyaux dévoués capables d’exploiter les possibilités dans le chaos. La portée de ces mouvements et les ressources qu’ils contrôlent désormais signifient que toute nouvelle rupture dans le monde musulman, de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie du Sud, risque de conforter un élément extrémiste, que les jihadistes provoquent la crise ou, plus probablement, tirent profit de son évolution violente. Mais cela suggère que seule une petite partie de la riposte consiste à contrecarrer leur idéologie.
Les priorités les plus urgentes sont de redynamiser les efforts pour mettre fin aux guerres, d’apaiser la rivalité entre les Etats et d’empêcher d’autres crises d’éclater, notamment en réagissant de façon appropriée aux attaques terroristes et en encourageant les dirigeants à concentrer leurs efforts sur l’inclusion et la réforme.
III. Un paysage en évolution
Bien que le rythme auquel le paysage jihadiste évolue signifie que toute description ne peut offrir qu’un cliché instantané, les grandes lignes de la quatrième vague sont claires. Bien qu’il ait perdu Ramadi, l’EI semble fermement contrôler les bastions sunnites en Irak et des parties de l’Est de la Syrie. Il n’a pas reproduit ailleurs le succès spectaculaire qu’il y a eu, mais il gagne du terrain en Libye, dans le Sinaï, au Yémen et en Afghanistan, attire des recrues dans d’autres zones de guerre et a coordonné ou inspiré des attaques en Occident.
En partie occulté par la montée de l’EI, al-Qaeda s’est adapté. Certains de ses affiliés, en particulier en Syrie et au Yémen, sont de plus en plus puissants. Saisissant les occasions offertes par les conflits locaux, ils sont passés de l’attaque des intérêts occidentaux à la prise de territoires, ciblant les régimes locaux, masquant souvent leurs liens avec al-Qaeda et agissant par endroits avec un certain pragmatisme. Il est difficile de dire si cela va, au fil du temps, modifier l’identité d’al-Qaeda ou de ses branches locales ou l’aider à regagner du terrain perdu au profit de l’EI.
L’évolution jihadiste a accéléré le débat sur la tactique, la stratégie et la doctrine : l’assassinat d’autres musulmans, en particulier les chiites ; quand et comment imposer la loi islamique ; et si l’objectif final est de renverser le modèle de l’Etat-nation ou simplement des régimes « non islamiques » spécifiques. Davantage de mouvements ont conquis des territoires depuis 2011, supplantant l’Etat tout en provoquant, dans certains cas, un changement des relations avec les populations des zones qu’ils contrôlent.
A. L’Etat islamique en Irak et en Syrie
En juillet 2014, l’EI met en déroute l’armée irakienne à Mossoul, la deuxième plus grande ville d’Irak, s’emparant d’une importante quantité d’armes fournies par les Etats-Unis. Il ratisse en quelques semaines le Nord et l’Ouest du pays, établissant des liens avec ses bastions dans l’Est de la Syrie. Son chef Abou Bakr al-Baghdadi (un nom de guerre), jusqu’alors pratiquement inconnu, fait son apparition dans la mosquée centrale de Mossoul pour déclarer un nouveau califat, s’autoproclamer « commandeur des croyants » et exiger l’allégeance des musulmans du monde entier. Les forces de l’EI détruisent une partie de la frontière irako-syrienne ; pour la première fois, un groupe jihadiste revendique une autorité territoriale supranationale.
” L’éviction de Saddam Hussein et les politiques adoptées ensuite sous occupation américaine ont été d’énormes cadeaux aux extrémistes. “
Des dizaines de milliers d’étrangers ont rejoint l’EI, beaucoup s’étant laissé berner par un recrutement en ligne sophistiqué. Sa violence chorégraphiée, claironnée sur les réseaux sociaux, est conçue en partie pour semer la peur et en partie (comme les attaques de Ben Laden par le passé) pour faire la une. Son asservissement des femmes fait aussi les gros titres et sert à recruter des jeunes hommes dont le milieu social conservateur rend difficile l’accès aux femmes. Il vise à s’étendre en s’emparant de territoires et en attirant des recrues dans d’autres Etats en déliquescence ; en divisant les sociétés par des attaques terroristes ; et, indique-t-il, en provoquant une bataille avec les puissances occidentales qui ouvre la voie à un nouvel ordre islamique.
Cependant, l’EI est par-dessus tout un mouvement enraciné dans l’histoire récente de l’Irak et de la Syrie avec une direction désormais majoritairement irakienne. L’éviction de Saddam Hussein, un dictateur essentiellement séculier à la tête d’un pays ayant une histoire limitée de jihadisme salafiste, et les politiques adoptées ensuite sous occupation américaine ont été d’énormes cadeaux aux extrémistes. La débaasification – le limogeage de nombreux responsables – et le démantèlement de l’armée ont fait des centaines de milliers de chômeurs, sunnites pour la plupart. Le pouvoir est passé des classes urbaines sunnites aux classes provinciales chiites et kurdes. Le nouveau système politique, qui a réparti expressément le pouvoir selon l’appartenance religieuse et auquel les sunnites ont eu des difficultés à s’adapter, a également mal servi leurs intérêts.
La violence et la torture infligées par les forces américaines et leurs alliés locaux étaient bien connues en Irak avant même le scandale d’Abou Ghraib et ont inspiré une large indignation.
Pour bâtir le mouvement insurrectionnel devenu AQI, et plus tard l’EI, Zarkaoui, un militant jordanien arrivé en Irak après avoir fui l’Afghanistan lorsque les Talibans en ont été chassés, a ainsi pu exploiter une source riche de mécontentement sunnite, ainsi que les réseaux de militants levantins qu’il avait façonnés en Asie du Sud. Puisant dans une nouvelle génération d’idéologues jihadistes, il a trouvé un terrain fertile pour polariser le pays selon des lignes sectaires, une approche fondée sur sa profonde haine des chiites mais aussi sur une froide logique stratégique, compte tenu du revers de fortune des sunnites. Dans les premières années, AQI n’était toutefois qu’un des nombreux groupes opposés à l’occupation et au nouveau gouvernement. Tandis que la direction de son groupe comprenait de nombreux étrangers, d’autres étaient dominés par des éléments de l’ancien régime.
Bien que l’invasion américaine ait préparé le terrain à la montée de l’EI – sans elle, il n’y aurait pas d’EI – les répercussions du Réveil d’Anbar, la révolte tribale contre AQI, et l’escalade de la guerre en Syrie ont été tout aussi importants. Avant d’être tué par les Etats-Unis en 2006, Zarkaoui avait contribué à provoquer une guerre civile sectaire en Irak. Ses méthodes brutales, critiquées localement et par les hauts dirigeants d’al-Qaeda, ont cependant conduit son mouvement à perdre du soutien. Dans certaines parties de la province d’Anbar en particulier, les tribus ont été irritées par les restrictions religieuses imposées par des militants étrangers, le mépris des structures locales du pouvoir et les tentatives de monopolisation des recettes liées à la contrebande. Ces considérations, ainsi que les promesses de soutien des Etats-Unis, la lutte contre l’influence iranienne et des paiements substantiels, les ont amenés à se ranger à nouveau derrière les Etats-Unis contre al-Qaeda. Plus de 100 000 combattants tribaux, aux capacités renforcées par la poussée militaire américaine (surge), ont mis en déroute les militants.
La révolte contre AQI partait du principe que les sunnites obtiendraient une plus grande participation dans le gouvernement et les forces de sécurité. Au lieu de cela, dans la période précédant le retrait des troupes américaines en 2011, le Premier ministre Maliki a renforcé sa rhétorique sectaire ; a cessé de verser les salaires et dans certains cas écarté des chefs tribaux qui s’étaient soulevés ; et n’a pas intégré leurs milices dans les forces de sécurité comme promis, mais a au contraire arrêté beaucoup de leurs membres. La crise syrienne a intensifié le sentiment d’escalade de la guerre régionale, le poussant plus près de Téhéran, avec lequel il partageait la crainte que le renversement d’Assad puisse mener au pouvoir à Damas un régime sunnite islamiste hostile.
La répression par les forces de sécurité irakiennes des manifestations qui ont éclaté dans des villes à majorité sunnite (Fallouja et Hawija) pendant l’hiver 2012-2013 a été le point critique. Elle a compliqué la tâche des dirigeants sunnites enclins à travailler par-delà les appartenances religieuses et a donné le feu vert à des mouvements plus extrêmes pour organiser des représailles armées, approfondissant la conviction des deux côtés que le conflit était existentiel. Au fur et à mesure que s’intensifiait la violence, Maliki qualifiait pratiquement toute l’opposition sunnite de terroriste, tout en refusant d’en faire de même des violences chiites non moins brutales. L’assentiment des Etats-Unis et du Conseil de sécurité des Nations unies – leur soutien à Maliki démentait les appels pour la forme à l’inclusion politique – a alimenté le sentiment de victimisation sunnite déjà exacerbé par la violence du régime Assad contre les sunnites juste à côté.
” L’approche de Zarkaoui était fondée sur sa profonde haine des chiites, mais aussi sur une froide logique stratégique, compte tenu du revers de fortune des sunnites. “
Les successeurs de Zarkaoui s’étaient alors déjà regroupés et, tirant les enseignements de son expérience, concentrés sur leur base dans la communauté sunnite. Le groupe était devenu majoritairement irakien, d’une part parce que de nombreux étrangers l’avaient délaissé pour la Syrie, d’autre part par le resserrement des liens avec les anciens membres du régime de Saddam, dont beaucoup s’étaient radicalisés, et dont les réseaux s’étaient renforcés dans les prisons américaines et irakiennes.
Il a renfloué ses rangs et reconstitué sa direction grâce aux évasions, puis en rétribuant bien les tribus mécontentes. A la mi-2014, il avait infiltré la plupart des villes irakiennes à majorité sunnite. Même si la dynamique variait, les conseils militaires locaux et les anciennes factions rebelles s’alliaient souvent avec les jihadistes, dont la supériorité militaire s’est ensuite transformée en domination. Lorsque le groupe rebaptisé EI s’est emparé de Mossoul et des bastions sunnites en juin 2014, l’armée irakienne, vidée de sa substance par la corruption et l’incompétence et considérée comme une force d’occupation chiite, s’est pour l’essentiel dispersée. Le fait que de nombreux habitants des régions prises par l’EI aient célébré la « libération », en dépit des souvenirs laissés par les militants de Zarkaoui quelques années plus tôt, montre la dégradation de leurs relations avec l’Etat.
Les évolutions au sein de la communauté sunnite ainsi que sa méfiance à l’égard de Bagdad ont aidé l’EI à progresser. Les promesses non tenues faites au Réveil d’Anbar ont détruit ou discrédité une grande partie de l’opposition sunnite non jihadiste qui avait misé sur la collaboration avec les Etats-Unis et l’Etat irakien et ont éloigné les sunnites de leurs élites. Avec l’aide d’anciens responsables du régime de Saddam Hussein expérimentés en matière de tactiques répressives d’un Etat autoritaire, l’EI a rencontré peu de résistance tandis qu’il fragmentait les structures sociales et politiques dont il craignait qu’elles puissent un jour résister à sa loi. Son attitude impitoyable envers ses rivaux potentiels, en particulier ceux qui étaient impliqués dans le Réveil d’Anbar et refusaient de le rejoindre, a constitué sa méthode la plus fameuse pour y parvenir. De manière non moins cruciale, toutefois, il a offert aux sunnites, qui manquaient de modèle au sein de leur communauté, une chance d’accéder à la mobilité sociale.
L’EI a ainsi tissé une toile de groupes et de classes marginalisés dont les intérêts, voire les croyances, s’alignent sur les siens. Son « bureau tribal » exploite les divisions tribales, gagnant des adhérents, valorisant les chefs plus jeunes ou les clans plus faibles et montant les groupes les uns contre les autres. Beaucoup de jeunes, en particulier mais pas seulement au sein des tribus, l’ont soutenu pour protester contre l’enrichissement de leurs aînés sous le patronage de Maliki. Certains hommes d’affaires, d’anciens bureaucrates et d’autres membres des classes moyennes dans des lieux comme Mossoul, dont les moyens de subsistance avaient été bouleversés après le renversement de Saddam Hussein, ont pu recouvrer leur statut et obtenir des avantages sous l’EI. Les classes rurales y ont trouvé un moyen de riposter à ce qu’elles considéraient comme des élites urbaines abusives. Paradoxalement pour un groupe qui fait la promotion d’une vision austère et intransigeante de l’islam, les dirigeants de l’EI ont initialement fait preuve, du moins en Irak, d’une certaine souplesse dans l’application des codes religieux, selon ce qu’ils pensaient que le marché local pourrait supporter.
Bien entendu, même ceux qui en profitent vivent sous de pénibles contraintes : les restrictions à la liberté de mouvement, imposées début 2015, créent un sentiment d’isolement ; les privations liées à l’économie de guerre ; et une campagne de bombardements qui s’intensifie. Mais certains ont saisi les occasions, et pour beaucoup l’EI inspire toujours moins de ressentiment que Bagdad. En outre, de nombreux Irakiens sont aguerris aux pouvoirs répressifs qui remontent à des décennies.
L’histoire est différente en Syrie, où ce qui était en train de devenir l’EI s’est répandu en 2011. Baghdadi a déployé Joulani, un chef de haut rang, qui a discrètement transformé Jabhat al-Nusra en une vaste insurrection, en partie grâce au financement de l’EI, mais surtout en collaborant avec d’autres, en mettant en veilleuse ses liens avec al-Qaeda, en obtenant du soutien grâce à la discipline relative de son mouvement et en tirant profit du durcissement de la guerre. En avril 2013, Baghdadi a annoncé que l’EI allait absorber al-Nusra. Joulani a alors rejeté la fusion et prêté allégeance au chef d’al-Qaeda, Ayman al-Zawahiri. Après une tentative ratée de médiation, Zawahiri a décidé que les branches irakienne et syrienne seraient des filiales séparées d’al-Qaeda, se rangeant de fait derrière Joulani. Mais Baghdadi a rejeté cette décision.
Le schisme s’est depuis traduit par des récriminations publiques et des efforts agressifs de l’EI pour rallier des fidèles d’al-Qaeda partout ailleurs. En Syrie, de nombreux jihadistes irakiens et autres combattants étrangers ont fait défection pour rejoindre l’EI, le radicalisant davantage. Bien que certains anciens combattants d’al-Qaeda soient restés avec lui, le Front al-Nusra est devenu de plus en plus syrien, et l’essentiel de sa base, voire ses dirigeants, se concentrent sur les affaires syriennes plutôt que multinationales.
Initialement, l’EI ne ciblait pas le régime mais les zones tenues par les rebelles, essayant de conquérir l’opposition sunnite en Syrie comme il l’avait fait en Irak. Le régime l’a globalement laissé tranquille et a haussé le ton contre les rebelles, y voyant une menace plus grave et considérant l’expansion de l’EI comme une occasion de présenter toute l’opposition comme terroriste. Les groupes rebelles divisés ont d’abord oscillé entre la subordination à l’EI et la défiance, mais dès début 2014, ses actions, notamment le meurtre de chefs rebelles appréciés, ont conduit à une opposition plus coordonnée. Al-Nusra est d’abord resté hors de la mêlée avant d’entrer dans l’arène contre l’EI. Repoussé du Nord-Ouest autour d’Alep, l’EI a été contraint de se retirer à l’Est de la Syrie, mais cela a également libéré des ressources pour sa capture spectaculaire de Mossoul et son expansion en Irak.
Ainsi, bien que sa capitale soit de facto Raqqa, reliée depuis l’antiquité à l’Irak par le commerce sur l’Euphrate, les racines syriennes de l’EI sont moins profondes. Au sein de la minorité sunnite d’Irak, il a éradiqué l’opposition, rendu plus puissants les groupes marginaux, investi dans la gouvernance et montré de la flexibilité. En Syrie, où les sunnites sont majoritaires et où existent des alternatives puissantes, il ne contrôle que quelques régions à majorité sunnite et compte davantage sur la force, même s’il a formé certaines alliances et qu’il opère souvent par la persuasion ou la corruption. Au-delà de ces différences, sa défaite dans les deux pays semble lointaine. Bien qu’il soit peu probable qu’il avance dans les fiefs chiites ou kurdes d’Irak ou organise un assaut sérieux à Damas ou dans les régions alaouites de Syrie, il semble résilient dans ses places fortes – en partie grâce à ses prouesses militaires et ses liens avec des éléments de la communauté sunnite, et en partie, comme indiqué, parce que ses adversaires sont divisés.
Il est difficile de dire dans quelle mesure il peut conserver du soutien ou l’assentiment des populations au fil du temps, en particulier en Irak. L’amenuisement des recettes pourrait modifier l’équilibre entre coercition et cooptation en faveur du premier, ce qui pourrait nuire à son enracinement dans les communautés. Cependant, il est aussi ancré dans l’économie locale que dans la société. Il tire une partie de ses revenus de la production pétrolière, du pillage des banques, des mines d’or, de la culture du blé et de la vente d’antiquités, mais l’essentiel provient aujourd’hui de divers impôts, de la confiscation et de l’extorsion de fonds, que des sanctions internationales auraient du mal à réduire sans infliger de grandes souffrances. Même s’il a été confronté à une pression militaire plus forte et a perdu du territoire au cours de l’année écoulée, il semble tenace.
B. Un califat en expansion ?
The Limits of the Islamic State in Libya
After returning from the frontlines, Crisis Group’s Libya Senior Analyst Claudia Gazzini speaks to our Director of Communications and Outreach Hugh Pope to report her major findings on the presence of the Islamic State in the country. CRISIS GROUP
L’EI vise à s’étendre au-delà de sa base régionale en établissant des provinces (wilayaat) via un recrutement agressif et l’assujettissement d’autres groupes. Il semble moins réticent à permettre l’adhésion de groupes que ne l’est al-Qaeda à accepter de nouveaux affiliés.
Il n’a jamais rencontré ailleurs le même succès qu’en Irak, ce qui n’est peut-être pas surprenant étant donné sa forte identité irakienne et son enracinement dans l’environnement de ce pays.
En Libye, autour de la ville côtière de Syrte, ancienne place forte du régime de Kadhafi, et des villes voisines, l’EI a recruté dans la branche locale d’Ansar al-Charia, profitant d’un vide sécuritaire. Bien que composé d’à peine quelques centaines d’hommes, il a gagné du terrain en concluant des accords avec les chefs locaux qui n’avaient personne d’autre vers qui se tourner pour obtenir une protection ; la zone ne possède aucune milice importante, la plupart des résidents étant des fidèles de l’ancien régime « vaincus » lors de la guerre de 2011. En 2015, l’EI a pris le contrôle d’une bande côtière de 200 à 300 kilomètres entre Syrte et Ben Jawad. Ses émissaires sont apparus plus nombreux après juin 2015, tant des Libyens de retour de Syrie que des étrangers, notamment d’éminents commandants irakiens de l’EI.
Initialement, l’EI n’a pas imposé de règles strictes aux résidents, à condition que les femmes soient voilées, et les groupes locaux n’ont pas tenté de prendre les armes contre lui. Les assassinats ciblaient essentiellement les étrangers, en particulier les réfugiés chrétiens. Mais au fil du temps, surtout après qu’un groupe de résidents de Syrte (mené par un imam salafiste) a essayé de se soulever contre lui pendant l’été 2015, la répression est devenue plus violente. Les militants ont commencé à exécuter publiquement des responsables sécuritaires et des résidents accusés d’espionnage ou de se livrer à des pratiques non islamiques ; à exiger que des jeunes filles leur soient confiées pour des mariages forcés et, de facto, des viols ; et, aux points de contrôle le long de la principale route côtière de la Libye, à arrêter les individus identifiés comme employés de l’Etat ou travailleurs du secteur pétrolier.
Les sources de financement de l’EI en Libye sont confuses, mais semblent inclure la fiscalité locale (y compris sur la contrebande), l’extorsion, le pillage des banques, les enlèvements et les donateurs fortunés. Le groupe a saccagé des champs de pétrole et attaqué des ports et des raffineries, mais rien ne prouve qu’il fait de la contrebande de pétrole.
Parmi tous les groupes liés à l’EI, la branche libyenne semble avoir les liens opérationnels les plus étroits avec la direction au Levant. Plus elle tient bon et plus les anciens combattants d’Irak et de Syrie et les étrangers affluent, plus elle deviendra dangereuse. Début 2016, elle s’est étendue vers l’est, resserrant son emprise sur Ben Jawad (la dernière ville avant les installations pétrolières majeures sur la côte) et a attaqué les infrastructures pétrolières et gazières autour de Sidra. Son expansion vers l’Ouest est contenue par les brigades révolutionnaires alignées sur Misrata, qui ne bénéficient pas de la confiance des habitants de Syrte, mais pourraient peut-être chasser l’EI si leurs dirigeants n’étaient pas réticents à perdre des hommes ou à risquer d’être déjoués dans leurs villes d’origine.
” Bien que la Libye ne soit pas déchirée par les lignes de fracture sectaires de l’Irak ou de la Syrie, l’EI peut exploiter les dissensions entre l’Etat et les communautés associées à l’ancien régime. “
Ailleurs en Libye, l’EI n’a pas fait des progrès significatifs. Il a une présence limitée et stable à Benghazi (où il se serait coordonné avec le Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi, une coalition en majorité non jihadiste luttant contre les forces du général Khalifa Haftar).
Il a été poussé hors de Derna, une autre ville à l’histoire marquée par l’activité jihadiste, où dominent Ansar al-Charia et certains groupes liés à al-Qaeda. La Libye n’est pas déchirée par les lignes de fracture sectaires de l’Irak ou de la Syrie, et son paysage de milices chaotiques et fluides est plus difficile à exploiter pour l’EI, même si on y retrouve certaines dynamiques observées en Irak, notamment les dissensions entre l’Etat et les communautés associées à l’ancien régime.
Dans la région du Sinaï en Egypte, Ansar Bait al-Maqdis (ABM), un groupe essentiellement bédouin qui plonge ses racines dans la radicalisation de la région au début des années 2000 (découlant en partie de la seconde intifada palestinienne) et une vague de répression en 2005-2007 à la suite des attaques terroristes dans les stations touristiques de Taba, Dahab et Charm el-Cheikh, a prêté allégeance à l’EI en novembre 2014.
L’EI dans le Sinaï recrute surtout localement, comme il le faisait lorsqu’il s’appelait encore ABM, mais peut compter sur les militants de la vallée du Nil, comme il peut y mener des attaques majeures, y compris au Caire. Dans le Nord-Est du Sinaï, il a défié de manière significative l’armée égyptienne par des attaques au camion piégé contre les forces de sécurité, l’usage répandu d’engins explosifs improvisés (EEI) et parfois des batailles à grande échelle dans les villes. Une partie de son savoir-faire pourrait provenir d’anciens combattants de Syrie ou d’Irak. Il possède des armes sophistiquées – il a utilisé des Manpads (systèmes portatifs de défense aérienne) au moins une fois en 2014 et des missiles antichars Kornet de fabrication russe en 2015 – et a revendiqué la responsabilité de l’attentat contre un avion de ligne civil russe en octobre 2015.
Au Yémen, l’EI, qui avait annoncé sa présence en novembre 2014, doit composer avec une branche d’al-Qaeda bien établie et solide qui a démontré son endurance. Pourtant, divers anciens militants d’al-Qaeda et d’autres mouvements ont prêté allégeance à Baghdadi, au premier rang desquels Jalal Mohsen Saeed Baleedi, un ancien membre d’AQPA originaire d’Abyan tué dans une frappe présumée de drone américain en février 2016. L’EI semble être particulièrement fort à Hadramaout, Aden et Lahj, avec une présence grandissante à Abyan. Il est plus brutal et se soucie moins qu’al-Qaeda de tenir compte des normes locales et de forger des alliances sur place, mais recrute parmi la jeunesse désabusée et démunie du Sud. Les attaques contre les lieux saints des Zaydites, la secte de l’islam chiite à laquelle appartiennent les Houthi, semblent destinées à attiser les divisions sectaires pour permettre à l’EI de se présenter comme le protecteur des sunnites, tactique qui lui réussit en Irak. Même si, pour le moment, les combats ne sont pas seulement d’ordre sectaire, et que les marqueurs d’identité primaires au Yémen sont traditionnellement l’appartenance tribale, le clan, la région ou l’affiliation politique plutôt que l’appartenance religieuse, l’intensification de la polarisation sectaire peut jouer en faveur de l’EI.
Certains anciens commandants talibans pakistanais, traditionnellement plus sectaires que leurs homologues afghans, ont établi l’EI dans les provinces orientales de l’Afghanistan. Au cours de l’année 2015, des groupes talibans dissidents ont également, de façon sporadique, changé d’affiliation pour diverses raisons.
Certains quartiers ont été la scène de violents combats entre les milices talibanes et celles de l’EI. Le conglomérat taliban demeure cependant prépondérant au sein de l’opposition armée, profondément enraciné dans certains milieux de la société pachtoune et avec une portée grandissante dans le Nord.
Dans les bastions du Sud, l’idéologie salafiste jihadiste de l’EI est étrangère aux traditions deobandi et pachtounes rurales sur lesquelles s’appuie l’insurrection.
Les chefs talibans semblent néanmoins prendre la menace de l’EI au sérieux. La déclaration du califat, avec Baghdadi comme « commandeur des croyants », a directement remis en cause la légitimité de l’émirat taliban et du mollah Omar, que l’on croyait encore en vie et à qui les dirigeants d’al-Qaeda et les Talibans pakistanais avait promis la bayaa (allégeance, fidélité). Bien que Zawahiri ait depuis promis la bayat au successeur d’Omar, le mollah Mansour, ce dernier est loin de bénéficier du prestige ou de la légitimité de son prédécesseur.
Les récents succès des Talibans sur le champ de bataille – dans le Nord-Est, où ils ont brièvement conquis, pour la première fois depuis 2001, un chef-lieu de province, Kunduz, puis dans les bastions du Sud – ont consolidé le soutien à Mansour, mais cela faiblirait s’il devait opter, sous la pression du Pakistan, pour un règlement négocié.
Mi-2015, la majeure partie de l’insurrection dans le Caucase du Nord en Russie, l’émirat caucasien, qui avait des liens ténus avec al-Qaeda, sans jamais en être une filiale, a prêté allégeance à Baghdadi. Peu de temps après, l’EI a annoncé la création de sa « Wilayaat Kavkaz ». La branche caucasienne est cependant décimée depuis sa répression par les services de sécurité russes en 2013. Avec l’attrait des combats en Syrie, cela semble avoir poussé de nombreux jihadistes russes vers le Levant. Les militants du Caucase du Nord n’auraient pas non plus reçu le soutien financier qu’ils attendaient de Raqqa. Jusqu’ici, le Caucase apparait moins prioritaire pour l’EI que la Libye ou l’Asie du Sud, même si des combattants de l’EI originaires de la région appellent souvent les musulmans sur place à attaquer l’Etat russe en son nom.
L’adhésion de Boko Haram à l’EI en mars 2015 semble toutefois avoir été motivée en partie par le désir de publicité de Shekau, après avoir subi des pertes de territoires, et par la légitimité que peut procurer le ralliement au mouvement pour le jihad mondial. Jusqu’à présent, rien n’a vraiment changé en ce qui concerne les capacités, la tactique ou l’identité de l’organisation au-delà d’une promotion en ligne plus raffinée. Il n’est pas évident qu’il existe des liens opérationnels avec Raqqa. Bien qu’il compte dans ses rangs des combattants de l’extérieur de la région du bassin du lac Tchad, les étrangers y sont moins nombreux que dans d’autres mouvements jihadistes africains.
Il est probable que Boko Haram va continuer à causer d’énormes souffrances dans l’arrière-pays qu’il meurtrit et ailleurs, mais le relier trop directement au mouvement jihadiste mondial risque de conduire à une erreur de diagnostic de la menace qu’il représente.
L’incapacité de l’EI jusqu’ici à réitérer son succès en Irak ne diminue pas sa portée. Comprendre ses racines irakiennes et son potentiel armé est crucial mais ne permet d’appréhender entièrement sa nature protéiforme : une résistance sunnite irakienne et une force millénariste transnationale ; une source de protection pour les uns, d’aventure ou d’identité pour les autres ; une structure étatique, mais également une idée révolutionnaire. Ses ressources et capacités militaires et les perspectives très minces de l’éradiquer à brève échéance en font un défi plus ardu que tout mouvement jihadiste antérieur. Il exploite habilement les clivages, en particulier les lignes de fracture entre sunnites et chiites, mais aussi d’autres, comme celle entre Ankara et les Kurdes, et ses attaques en Turquie risquent de contribuer à l’instabilité d’un pays menacé sur plusieurs fronts.
L’absence d’espaces de dissidence pacifique et de perspectives pour les jeunes rend de nombreuses sociétés vulnérables à son recrutement, même s’il n’attire que d’infimes minorités. L’EI a élaboré un paradigme de mobilisation à la fois local et opposé à une classe dirigeante mondiale. En recrutant en ligne autant que par le biais des réseaux religieux sur lesquels comptaient les mouvements précédents, et en remplissant le vide laissé par l’échec de nombreux Etats à offrir une alternative, il puise dans de nouveaux viviers de recrutement jihadiste.
C. Le tournant stratégique d’al-Qaeda ?
Avec l’apparition de l’EI, al-Qaeda a évolué. Les attaques de drones et offensives militaires ont affaibli son noyau dans les zones tribales pakistanaises, et les sermons vidéo acerbes de Zawahiri semblent ternes à côté de la promotion en ligne clinquante de l’EI. Mais en dépit des efforts déployés par l’EI pour rallier les affiliés d’al-Qaeda au Maghreb, en Somalie, en Syrie et au Yémen, aucun des hauts commandants, dont la plupart ont côtoyé Ben Laden et Zawahiri en Asie du Sud, n’a fait défection. Certains affiliés sont devenus plus puissants que jamais, s’emparant de territoires, se greffant sur des insurrections locales et combattant aux côtés d’autres mouvements sunnites plutôt que de chercher à les écraser ou à les absorber.
Comme indiqué précédemment, en Syrie, Jabhat al-Nusra a au départ pâti de la rupture de l’EI avec al-Qaeda. Beaucoup de ses combattants étrangers ont rejoint l’EI, mais le mouvement s’est restructuré et, avec une identité syrienne plus forte, n’est devancé en matière de puissance que par Ahrar al-Sham parmi les rebelles du Nord.
Même avant la scission, il était plus modéré dans ses attaques contre les civils, tempérait l’accent mis sur l’idéologie dans sa gouvernance tout en essayant de se mettre au service des populations locales, et travaillait avec d’autres rebelles avec lesquels il continue d’entretenir des liens opérationnels étroits. Ses combattants et ses kamikazes sont la force d’attaque d’élite de l’insurrection, primordiale dans les offensives autour d’Alep et d’Idlib de l’été 2015.
” En dépit des efforts déployés par l’EI pour rallier des membres d’al-Qaeda, aucun haut commandant n’a fait défection. “
Les responsables américains estiment qu’il reste encore au sein du mouvement des individus ayant des liens étroits avec la direction d’al-Qaeda et conspirant contre l’Occident.
Un processus de paix offrant une perspective du départ d’Assad pourrait diviser la majorité combattante dont la priorité est un nouvel ordre en Syrie, et ceux ayant des objectifs transnationaux, un clivage que la rhétorique de Joulani tend à éluder pour l’instant. Les efforts déployés par les rebelles pour convaincre la direction d’al-Nusra de mettre fin à l’affiliation du groupe à al-Qaeda ont été jusqu’à présent infructueux. Une tendance croissante à revendiquer unilatéralement une autorité aux dépens d’autres rebelles nuit aussi à sa réputation au sein de la rébellion, tout comme les critiques formulées publiquement à l’égard des rebelles (notamment Ahrar al-Sham) pour leurs liens avec des alliés étatiques et la participation à des négociations sous l’égide de l’ONU.
Néanmoins, tant que la guerre continue, il est probable qu’al-Nusra reste puissant et essentiellement concentré sur la Syrie, et que les autres rebelles ne l’affrontent pas de peur de perdre sa contribution vitale contre le régime.
Au Yémen, AQPA est un bénéficiaire majeur des bombardements de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite. Contrairement à l’EI, qui est nouveau dans le pays, il a une longue histoire et un réseau social et familial étendu. Il est retranché dans l’Hadramaout et, à la suite de l’expulsion des Houthi, dans des parties d’Aden. A présent, le groupe est également actif à Taïz et al-Bayda. Après la révolution de 2011, il a créé un réseau de filiales connues collectivement sous le nom d’Ansar al-Charia, qui sont associées à al-Qaeda mais ont des critères d’adhésion moins stricts, ce qui leur permet de recruter plus largement et d’éviter une association explicite avec al-Qaeda. Il a surmonté la mort de son chef, Nasir al-Wuhayshi, tué par une frappe de drone en juin 2015. L’adjoint de longue date de ce dernier, Nasir al-Raimi, formateur dans un camp d’entrainement d’al-Qaeda dans les années 1990, semble avoir rapidement consolidé son autorité. Ses relations personnelles, la prééminance du mouvement en tant que filiale la plus proche de la direction d’al-Qaeda – et ce que rompre un serment d’allégeance impliquerait – font qu’il est peu probable qu’il renonce à al-Qaeda pour l’EI.
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For the First Time on Orient News, Comments of the Leader of Jubhat al-Nusra, Abu Mohammad Jolani
Abu Mohammad al-Jolani, the leader of Jabhat al-Nusra in Syria, was interviewed by Orient News in this video posted on YouTube on 12 December 2015. Orient News
Les relations précises entre AQPA et d’autres milices anti-Houthi dans le Sud, notamment le puissant mouvement sécessionniste non islamiste Hiraak, sont difficiles à déterminer. Dans certains endroits, comme Aden après sa libération, ils se combattent déjà. Dans d’autres, comme Taiz, où pour l’instant ils sont unis contre les Houthi, ces alliances pourraient se révéler temporaires. Toutefois, la guerre est de toute évidence une énorme aubaine pour al-Qaeda. Même si la médiation des Nations unies aboutit à un accord de paix entre les Houthi et leurs adversaires – ce qui semble encore lointain – l’évincer militairement sera difficile, surtout avec la question non réglée du Sud.
Bien qu’expulsés par les forces françaises et tchadiennes des villes du Nord du Mali qu’ils contrôlaient pendant la première moitié de l’année 2013, les militants d’AQMI ont réussi à s’implanter en Libye, qui est devenue une plaque tournante pour les réseaux jihadistes s’étendant au Sud dans le Sahel, à l’Ouest en Tunisie et en Algérie et à l’Est aux champs de bataille du Levant. Le vide sécuritaire en Libye a rendu possible l’attaque du complexe d’hydrocarbures Amenas dans l’Est de l’Algérie en janvier 2013, perpétrée sous la direction de l’ancien commandant d’AQMI, Mokhtar Belmokhtar.
Sur la scène militante fragmentée du Sahel, des groupes s’allient et se scindent régulièrement, mais pour l’instant, il semble peu probable que Belmokhtar, qui a formé un nouveau groupe (al-Mourabitoun) et le chef d’AQMI Abdelmalik Droukdel, tous deux ayant des liens avec des dirigeants d’al-Qaeda depuis leur passage par l’Afghanistan, changent d’allégeance en faveur de l’EI. Le premier a revendiqué un rôle dans les récentes attaques de Bamako et de Ouagadougou.
Enfin, en Somalie, al-Shabaab a résisté au cours des dernières années aux offensives d’une mission de l’Union africaine (UA), à la perte d’agglomérations majeures, aux attaques idéologiques d’autres islamistes, notamment d’anciens dirigeants jihadistes, et, en 2013, à une lutte interne pour le pouvoir. Une partie de sa résistance s’explique par la faiblesse de ses rivaux : l’incapacité des autorités de transition à développer une gouvernance locale alternative crédible dans les zones rurales du Sud et du centre de la Somalie et les opérations souvent maladroites des forces de l’UA. Mais elle réside aussi dans les atouts du mouvement, en particulier ses racines dans certaines parties de cette région et sa souplesse tactique.
Au cours des six derniers mois, il a lancé des assauts bien ficelés contre les bases de l’UA et repris autant de sites qu’il en a perdus. Il contrôle à nouveau une grande partie de Mogadiscio, tout au moins la nuit.
Autrefois accusé, à tort, d’être étranger, il est aujourd’hui en Somalie la force à la plus grande longévité, politiquement, socialement et militairement.
Abdiqadir Mumin, un idéologue d’al-Shabaab lié à la diaspora et basé dans le Nord de la Somalie, a récemment fait défection au profit de l’EI avec une poignée d’hommes. Il semble cependant peu probable que le nouveau chef d’al-Shabaab, Abou Ubeidah, et ses proches collaborateurs brisent les liens avec al-Qaeda.
La résurgence d’AQPA au Yémen, dont al-Shabaab est très proche, rend également une scission moins vraisemblable. La menace que le mouvement fait peser sur le Kenya est particulièrement préoccupante. Des faux pas du gouvernement ou des forces de sécurité, comme des arrestations aveugles, l’usage de la violence ou la tentation de faire des Somaliens des boucs émissaires pourraient aliéner les musulmans, les jeter dans les bras d’al-Shabaab et rendre ingouvernables certaines régions du pays. Pour le moment, la nomination dans le Nord d’agents de sécurité nationale kenyans d’origine somalienne a permis dans une certaine mesure de rapprocher l’Etat et les communautés touchées, même si les autorités doivent travailler davantage avec les anciens, résoudre les conflits locaux exploités par al-Shabaab et améliorer les conditions de vie. Les mesures prises ont été moins habiles dans la région de la Côte, également habitée par de nombreux musulmans et exposée au risque d’une infiltration d’al-Shabaab.
La stratégie en pleine évolution d’al-Qaeda, documentée dans des lettres entre les chefs affiliés et confirmée sur le terrain, est en partie une réponse pragmatique aux nouvelles possibilités et à l’impératif de s’adapter après que les manifestations arabes de 2011 ont semblé la rendre désuète.
Cela peut également découler de l’arrivée de Zawahiri à sa tête et du fait que la scission avec l’EI lui a permis d’éloigner le mouvement de tactiques plus extrêmes. Si l’expérience de Zarkaoui et le Réveil d’Anbar ont appris à l’EI à se montrer encore moins clément envers ses rivaux potentiels, certaines branches locales d’al-Qaeda semblent avoir tiré des conclusions différentes, toutes sensées d’un point de vue stratégique : davantage de pragmatisme avec les autres militants et communautés ; une prudence accrue lorsqu’il s’agit de tuer des musulmans ; une meilleure prise en compte des normes locales et de l’opinion populaire.
” Il n’est pas certain que le virage stratégique d’al-Qaeda augure un changement des aspirations à plus long terme de quelque groupe affilié que ce soit. “
Il n’est pas certain que la nouvelle stratégie augure un changement des aspirations à plus long terme de quelque groupe affilié que ce soit. Certaines filiales attaquent encore des cibles civiles et principalement occidentales : les récentes attaques d’AQMI contre des hôtels en Afrique de l’Ouest, visant en partie à affirmer la supériorité d’al-Qaeda sur l’EI dans la région, en sont un exemple.
Même celles qui montrent plus de pragmatisme ont des contingents, si petits qu’ils soient, dont les objectifs s’étendent au-delà des frontières existantes. Des commandants locaux ont toutefois permis aux organisations humanitaires internationales de fournir une aide dans les zones qu’ils contrôlent. Certains responsables qataris font discrètement la promotion d’« une tactique de modération » d’al-Nusra, une approche hasardeuse mais qui vaut peut-être la peine d’être explorée étant donné la force du groupe.
D’autres rapprochements ont aussi probablement lieu, compte tenu des liens tactiques entre les branches locales d’al-Qaeda et les forces sunnites soutenues par des Etats de la région, bien que cela soit visiblement davantage destiné à coopter ces mouvements comme mandataires contre l’Iran et ses alliés qu’à les apprivoiser.
D. Des identités en évolution ?
L’émergence de l’EI et les nouvelles guerres arabes ont transformé les tactiques, stratégies et doctrines des jihadistes. Une typologie globale dépasse les objectifs de ce rapport et serait difficile à établir, compte tenu de la vitesse à laquelle la scène change, de la nature changeante des groupes et du fait que leurs membres passent de l’un à l’autre, et de la tendance à coopérer qu’ont des mouvements aux idéologies, objectifs et cibles différents. Certains débats ont cependant des implications politiques importantes. S’ils ont souvent lieu sur le terrain théologique, ils s’éloignent rarement du stratégique : les querelles sur ce que permet l’islam suivent de près ce qui marche sur le terrain.
Les différences entre l’EI et al-Qaeda, du moins au niveau de la direction, tendent à tourner plus autour de la tactique et de la stratégie que des objectifs. Tous deux désavouent les régimes locaux comme non islamiques, veulent expulser l’Occident et la Russie des terres musulmanes et détruire Israël. Ils aspirent toujours à un califat qui bouleverserait l’ordre international. Les voies et le calendrier qu’ils ont choisis pour y parvenir divergent cependant profondément, reflétant les expériences opposées de leurs dirigeants et les contextes dans lesquels ils ont émergé.
Théologiquement, la pierre angulaire des campagnes armées des deux groupes est la doctrine du takfir – considérer que des personnes ou des groupes qui semblent musulmans ne le sont pas, ce qui autorise à les tuer en toute impunité et permet de contourner la règle générale du Coran interdisant à un musulman d’en tuer un autre. Le takfir peut être invoqué dans trois circonstances : contre les tyrans musulmans ; contre les musulmans au service de tyrans ou agissant dans l’intérêt de l’étranger ; et contre les musulmans pratiquant leur religion de manière inadéquate, une disposition visant particulièrement les chiites qui sont désignés par les takfiris comme des rawafid (ceux qui rejettent la ligne de succession du prophète Mahomet entérinée par les sunnites). Sauf exceptions notables dont s’inspirent les jihadistes, le takfir a été rarement utilisé dans l’histoire islamique, limité à des cas particuliers et très codifié sur le plan juridique.
Les idéologues jihadistes récents se sont affranchis de toutes ces restrictions.
Si al-Qaeda et l’EI partagent, en théorie du moins, cette conception extensive du takfir, leurs comportements diffèrent considérablement. Al-Qaeda a en général tenté d’éviter de faire des victimes musulmanes à titre gratuit. Le ciblage des chiites par Zarkaoui en Irak était un écart qui reflétait en partie sa haine personnelle à leur encontre, mais aussi les lignes de bataille émergeant en Irak et la perception de la montée en puissance de l’Iran. Le takfir légitimait, pour ceux qui y croyaient, un assaut sunnite tous azimuts contre les affidés présumés de l’Iran à Bagdad.
L’approche de Zarkaoui a en outre été façonnée par de nouveaux idéologues jihadistes, qui s’inspirent aussi de traditions non-islamiques.
Abou Bakr al-Naji, le pseudonyme d’un auteur inconnu, a expliqué dans sa Gestion de la sauvagerie comment créer et exploiter la violence généralisée pour renverser un tyran et consolider son pouvoir. Abou Abdullah al-Muhajir, se fondant sur les travaux d’autres idéologues, dont certains ont des liens avec al-Qaeda, comme Abou Yahya al-Libi, a développé ceci, en faisant valoir la pertinence et l’utilité de tactiques spécifiques, comme les attentats-suicides, les dommages collatéraux, les enlèvements, les assassinats et les décapitations.
Ces auteurs ont préconisé la violence non seulement pour protéger une communauté sunnite marginalisée, mais aussi pour transformer la société et donner une direction à une génération écrasée par des décennies de gouvernance oppressive et un ordre mondial hostile.
L’EI vise, du moins dans sa propagande, à anéantir la « zone grise », comme il appelle tout espace de neutralité entre le Califat et les régimes hérétiques et les puissances occidentales. Les musulmans doivent se battre pour le premier ou être considérés comme des non-croyants, membres de ces derniers. Les commandants locaux de l’EI ont occasionnellement fait preuve de pragmatisme en Irak et en Syrie et il est probable qu’ils le fassent ailleurs, étant donné qu’il serait impossible d’éliminer toutes les autres formes d’opposition sunnite. Pourtant, l’EI mène une guerre simultanée sur tous les fronts : contre ses ennemis jurés, les affidés de l’Iran et les chiites ; les autres rebelles sunnites ; les puissances sunnites qu’il considère comme des faire-valoir de l’Occident ; les Russes comme partisans infidèles d’Assad et de l’Iran ; les puissances occidentales, et ainsi de suite. Il a entremêlé les courants sectaire, révolutionnaire et anti-impérialiste de la pensée jihadiste.
Al-Qaeda et ses affiliés ont réagi différemment aux soulèvements populaires. AQPA et al-Nusra se battent dans des guerres sectaires et ciblent les Houthi et les Alaouites ; et al-Qaeda n’a pas beaucoup de scrupules à tuer des civils ou à coopérer, au Pakistan par exemple, avec des alliés profondément sectaires.
Mais Zawahiri, comme Ben Laden avant lui, tend à soutenir que faire des chiites dans leur ensemble des ennemis et s’aliéner l’opinion publique musulmane en tuant aveuglément vont à l’encontre des principaux objectifs, à savoir attaquer l’Occident, le chasser du monde musulman et renverser les régimes locaux tyranniques. La célébration par certains partisans d’al-Qaeda du « discernement » dont aurait fait preuve AQMI en ne déversant pas de sang musulman lors de son attaque en novembre 2015 à Bamako a été caractéristique, comparé aux attaques aveugles de l’EI à Paris la semaine précédente (en réalité quelques victimes non occidentales à Bamako et Ouagadougou étaient musulmanes). En Syrie et au Yémen, al-Qaeda a également travaillé avec des milices soutenues par des puissances qu’il prétend vouloir renverser et, comme indiqué précédemment, a été aidé à l’occasion par des Etats.
Le débat sur les ennemis « proches » et « lointains » s’est également déplacé. Bien qu’al-Qaeda ait été le premier à se détourner des Etats « hérétiques » de la région pour se concentrer sur l’Occident à la fin des années 1990, la plupart de ses affiliés se battent maintenant localement. A l’inverse, l’EI initialement, comme AQI en l’état actuel, se sont concentrés surtout sur l’Irak, la Syrie et d’autres parties du monde musulman. Il semble toutefois être passé, au cours de la dernière année, du simple encouragement d’attaques de « loups solitaires » dans d’autres régions du monde à l’affectation active de ressources aux coups contre l’Occident – comme par exemple sa coordination des tueries de Paris. C’est en partie pour semer le trouble au sein de la société occidentale et provoquer une réaction violente contre la diaspora musulmane qui générerait des partisans supplémentaires ; et en partie pour consolider sa position de chef de file du mouvement jihadiste et de véritable successeur de Ben Laden.
L’accent mis sur les populations musulmanes d’Europe et sur l’exploitation de l’Internet, avec une propagande multilingue, a également, dans une certaine mesure, effacé la distance entre le proche et le lointain.
Les attitudes à l’égard du système de l’Etat-nation sont peut-être, dans certains conflits, un critère pour déterminer qui peut s’engager dans la voie diplomatique. A leur plus haut niveau, l’EI et al-Qaeda ont des objectifs transnationaux. Malgré son identité première d’insurrection irakienne, l’EI – du moins selon ses propres dires – veut provoquer une guerre à travers le monde musulman comme une étape pour étendre son califat ; Zawahiri et les chefs affiliés à al-Qaeda considèrent leurs luttes locales comme les fronts d’un jihad transnational plus large.
D’autres mouvements, y compris certains qui se définissent eux-mêmes comme jihadistes, épousent des objectifs nationaux : faire tomber un gouvernement illégitime, lutter contre les « occupants » étrangers ou établir leur conception de la Charia (loi islamique). Les Talibans ont de nombreux composants, mais leur noyau est nationaliste, bien que principalement pachtoune, et se consacre à la reconstitution de son émirat en Afghanistan et à l’expulsion des forces occidentales. Ahrar Al-Sham répète qu’il veut changer l’ordre politique en Syrie, et non refaire le monde musulman, malgré la présence parmi ses fondateurs d’un haut responsable d’al-Qaeda, Abou Khalid al-Suri, et son étroite coordination sur le champ de bataille avec Jabhat al-Nusra.
Il bénéficie ouvertement du soutien turc, et ses dirigeants se déclarent prêts à collaborer avec l’Occident pour évincer Assad. Ansar Dine, qui s’est aligné sur al-Qaeda au Mali en 2012-2013, et certaines factions d’Ansar al-Charia en Libye semblent de même aspirer à la loi islamique à l’intérieur des frontières existantes.
Même parmi les mouvements avec des objectifs nationalistes, seul un petit nombre accepte le pluralisme politique ou religieux. Les chefs talibans aspirent à un gouvernement sous l’autorité d’un émir désigné par Dieu. S’il semble ouvert aux compromis (et par le passé certains de ses dirigeants ont été disposés à accepter d’autres formes de gouvernement), il exige toujours que tout nouvel ordre politique soit fondé sur sa version de la Charia ; il devrait recourir à une pirouette idéologique pour justifier le partage du pouvoir et un gouvernement issu de la volonté du peuple.
En revanche, depuis au moins mi-2014, les dirigeants d’Ahrar al-Sham partagent l’opinion d’autres rebelles selon laquelle les Syriens devraient décider du système de gouvernance de leur pays et choisir leurs dirigeants. Ils restent salafistes, définissent vaguement, voire pas du tout, comment la volonté populaire serait déterminée et évitent le mot « démocratie », mais ils sont d’accord sur le principe et les idéologues d’al-Qaeda les attaquent pour cela.
Identifier les objectifs des groupes peut, bien sûr, s’avérer difficile. Les messages officiels ne reflètent pas forcément les positions des militants de base ou même de la direction : certains poursuivent clairement des idéaux radicaux ; d’autres les expriment pour obtenir l’appui des donateurs du Golfe ou peuvent feindre le pragmatisme pour obtenir un soutien étatique. Dans une certaine mesure, les identités sont autant définies par la stratégie, la tactique et les sources de financement et de soutien que par les objectifs à plus long terme, compte tenu de la nature souvent vague de ces aspirations. Mais l’importance croissante des jihadistes dans les zones de guerre et la rapidité avec laquelle certains se transforment font qu’il est crucial de suivre les évolutions de l’idéologie entre les mouvements et, dans la mesure du possible, en leur sein. Ce qu’ils veulent, surtout en ce qui concerne le système étatique, leur disposition à partager le pouvoir et leur tolérance envers les autres sectes ou groupes religieux, est pertinent pour définir les politiques. Tout signe d’évolution ou toute possibilité de les influencer ou de les diviser le long de ces lignes peut ouvrir de nouvelles pistes pour diminuer la menace qu’ils constituent.
E. Une force jihadiste en évolution ?
Le contrôle du territoire, l’un des défis les plus complexes pour toute insurrection, s’est avéré particulièrement difficile pour les jihadistes. Leur application sévère et littérale de la Charia a rarement suscité beaucoup de soutien. Surtout, la plupart d’entre eux se sont révélés des dirigeants ineptes. Mais compte tenu des conditions de violence extrême ou de déliquescence de l’Etat qui leur permettent de conquérir des territoires, les communautés peuvent les préférer aux autres solutions ou n’ont d’autre choix que de se plier à leur loi. En outre, certains mouvements semblent être en train d’apprendre à gouverner sans s’aliéner totalement ceux qui sont sous leur contrôle.
Dans l’histoire récente, peu de mouvements islamistes radicaux avaient tenu des territoires avant 2011. Les Talibans, d’abord lorsqu’ils avançaient vers le nord, puis à la tête du gouvernement de la majeure partie de l’Afghanistan au milieu des années 1990, ont d’abord apporté un ordre rudimentaire, mais leurs mœurs puritaines, la mauvaise gestion économique, les tentatives sporadiques d’enrayer la culture du pavot, la conscription forcée et les atrocités de la guerre ont conduit beaucoup à s’en détourner, en particulier dans les villes, grandes et petites.
La médiocre prestation de leurs dirigeants les a laissés isolés après leur mise en déroute en 2001 par l’Alliance du Nord et d’autres forces soutenues par les Etats-Unis.
Finalement, ce sont principalement les échecs du nouveau gouvernement et des Etats-Unis, son premier soutien extérieur, notamment le fait d’avoir permis à des acteurs locaux de manipuler la guerre américaine contre le terrorisme pour malmener ou éliminer des rivaux, qui ont permis aux Talibans, exclus du nouvel ordre politique et dont les dirigeants étaient à l’abri de l’autre côté de la frontière au Pakistan, de réapparaître comme une insurrection, en ravivant les liens et en offrant une protection. Leurs tribunaux, souvent mobiles, dispensent une justice rapide, prévisible et mise en œuvre, bien que sévère, qui, selon la plupart des sources, est assez populaire, du moins en dehors des villes. Leur administration publique « fantôme » fonctionne dans une grande partie de l’Afghanistan rural, mais se consacre plus à la campagne militaire qu’à la prestation de services. Dans certaines zones sous leur contrôle, les insurgés permettent aux ministères de l’Education et de la Santé de Kaboul d’administrer les écoles et les hôpitaux, et parfois même d’élaborer les programmes scolaires.
De même, al-Shabaab a imposé un ordre austère au plus fort de son contrôle territorial (2007-2011), mais a fait régner un certain calme au début. Certains villageois ont d’abord accueilli favorablement les écoles d’enseignement coranique, les services médicaux de base, les péages routiers d’un montant raisonnable, les jours de marché réguliers et sûrs et le règlement des différends locaux. En tant que mouvement insurrectionnel, al-Shabaab conjugue aujourd’hui la violence impopulaire au pragmatisme et à la perspicacité politique. Il traite sans merci les concurrents potentiels, tout en jouant un rôle de médiateur entre les clans ou en soutenant les plus faibles contre leurs adversaires et en évitant d’entretenir des relations trop étroites avec quiconque.
Les Talibans comme al-Shabaab ont, bien que difficilement et pas partout, autorisé les convois d’aide humanitaire à travailler dans les zones qu’ils contrôlent, ce qui implique de s’entendre sur les modalités.
Aucun de ces deux mouvements n’est populaire. De nombreux villages sont pris en étau entre leur sévérité et leur violence et la prédation d’hommes forts locaux alignés sur le gouvernement ; pour beaucoup, la survie dépend de la collaboration avec quiconque est influent au niveau local. Les deux fournissent cependant des services publics de base et exploitent les griefs locaux, les conflits et les relations tribales ou claniques pour obtenir du soutien, tout en jouant sur les tensions intratribales ou claniques entre les autorités traditionnelles et ceux qui sont marginalisés, en particulier les jeunes hommes. Ils exercent leur autorité sur les territoires capturés avec un mélange souvent soigneusement dosé de coercition et de cooptation.
Depuis 2011, beaucoup plus de jihadistes se sont emparés de territoires. Le pouvoir qu’exerce l’EI est difficile à évaluer étant donné le manque d’information et le fait qu’il varie sensiblement à travers l’Irak et la Syrie, mais il est nettement plus sophistiqué que celui de l’AQI de Zarkaoui il y a une décennie. Sa violence rend la dissidence plus risquée, tandis que ses dirigeants ont forgé des liens plus étroits avec des composantes de la société. Mais surtout, contrairement à tout mouvement jihadiste précédent, il semble en mesure de diriger un Etat, et ce malgré ses récents revers. Contrairement aux Talibans et al-Shabaab, il a hérité d’infrastructures et d’une administration largement en état de marche et a coopté des éléments de la bureaucratie locale. Dans la plupart des villes, les infrastructures sanitaires, la collecte des ordures, les écoles et les hôpitaux fonctionnent toujours. Sa police est draconienne mais ne serait pas encore corrompue ; sa façon de générer des recettes internes confine souvent à l’extorsion, mais elle semble viable, du moins jusqu’ici. Il a, comme d’autres mouvements, mis l’accent sur la résolution rapide et effective de différends qui existent souvent depuis longtemps.
L’évolution de la gouvernance d’AQPA au Yémen est tout aussi frappante. Au cours de la révolution de 2011, il avait envahi une partie du gouvernorat d’Abyan, y compris sa capitale Zinjibar. Les renforts de l’armée ont mis du temps à se déployer – l’armée s’était divisée pendant la révolution, certaines factions se rangeant du côté des manifestants – mais ont ensuite rapidement chassé les militants, avec le soutien de la population locale. Cela a poussé Nasser al-Wahishi, à l’époque chef d’AQPA et directeur général d’al-Qaeda (dans les faits son numéro deux après Zawahiri), à écrire aux chefs affiliés à al-Qaeda ailleurs, notamment au Mali, pour partager ses expériences et les exhorter à être plus sensibles à l’opinion locale.
Lorsqu’AQPA s’est emparé des parties du gouvernorat de l’Hadramaout, notamment Mukalla, tandis que la guerre au Yémen s’intensifiait en 2015, il a nommé un conseil local dirigé par d’éminents anciens, y compris des salafistes mais pas de membres d’al-Qaeda. Les nouveaux tribunaux religieux sont considérés par beaucoup d’habitants comme justes et rapides par rapport au système officiel corrompu et lent qui de toute manière s’est effondré. Les fonctionnaires sont payés, et la ville n’a pas souffert du chaos qui règne ailleurs, en partie parce que c’est une des rares zones non touchées par les bombes de la coalition arabe. AQPA a pillé les banques locales, mais le conseil génère des revenus principalement par les taxes sur les produits, en particulier le carburant. Les compagnies maritimes continuent de commercer avec la ville contrôlée par al-Qaeda ; se gardant d’amarrer dans son port, elles s’arrêtent dans les eaux internationales et des bateaux plus petits transportent les marchandises, notamment de l’essence.
Les combattants d’AQPA mettent les habitants mal à l’aise, mais ont réduit la petite délinquance. Ses dirigeants rencontrent des représentants d’organisations occidentales d’assistance humanitaire pour coordonner l’aide, comme l’avaient fait les chefs jihadistes dans le Nord du Mali en 2012.
Il a détruit plusieurs sanctuaires et mausolées soufis dans l’Hadramaout mais s’est moins mêlé des codes vestimentaires et n’a pas forcé les gens à prier ou à payer des impôts religieux. La vente de khat est interdite, mais pas la musique et la télévision. Il a également réagi différemment à la dissidence. Dans une ville à l’est de Mukalla, après des manifestations contre les assassinats par AQPA de dignitaires religieux et le comportement de ses combattants aux postes de contrôle, le commandant local a rencontré les responsables de la ville et a accepté de retirer la plupart de ses hommes dans un camp militaire à proximité.
Des femmes mènent des protestations dans la capitale nigériane, Abuja, demandant aux forces de sécurité d’intensifier leurs efforts de recherche pour les 276 lycéennes enlevées par les militants de Boko Haram en avril 2014. REUTERS/Afolabi Sotunde
L’évolution de la gouvernance d’AQPA et de l’EI n’a certainement pas été reproduite par tous les extrémistes. Boko Haram affirme vouloir instaurer la loi islamique dans le bassin du lac Tchad, mais pille les zones conquises du Nord du Nigéria, sans même user du mélange de coercition et de cooptation déployé par d’autres, et encore moins en prétendant vouloir appliquer la Charia.
Bien que beaucoup dans le Nord du Nigéria se méfient de l’Etat, partagent les critiques formulées par Boko Haram sur les abus de ce dernier et aspirent à un plus grand rôle de l’islam dans la vie publique, la brutalité du mouvement dans les villes qu’il a saisies, les ravages qu’il a causés et l’enlèvement d’écolières l’ont privé de soutien populaire. Ses tactiques ressemblent davantage à celles de la LRA ou d’autres milices qui sévissent dans la région des Grands Lacs en Afrique centrale qu’à celle de l’EI ou des affiliés d’al-Qaeda. Les milices tribales disparates vaguement réunies sous la bannière talibane pakistanaise font à peine mieux dans les zones dont elles s’emparent de manière intermittente ; tout soutien initial s’évapore rapidement face à leur cruauté.
Les groupes les plus habiles ne seraient pas non plus des alternatives crédibles dans des Etats qui fonctionnent raisonnablement bien. L’environnement doit être épouvantable pour que les communautés les acceptent ou soient forcées de le faire pour survivre, ce qui illustre à nouveau à quel point la guerre et l’effondrement de l’Etat créent les conditions permettant aux jihadistes de prospérer. Mais dans les cas où leur gouvernance évolue, il y a à l’évidence des incidences politiques. Il est courant pour les extrémistes d’obtenir un certain soutien initial en instaurant un ordre précaire – en particulier via la résolution prévisible et effective des différends – mais cela s’évanouit rapidement au fur et à mesure que leur violence devient arbitraire et leurs sanctions draconiennes, qu’ils interdisent la musique et rendent les criminels plus puissants, que les services s’effondrent et que les ordures s’amoncellent. Ce modèle tiendra-t-il ? Les groupes peuvent-ils être maitrisés géographiquement dans l’espoir qu’avec le temps les habitants se révoltent ou soutiennent leur éviction ? Ou vont-ils conserver des territoires et fournir des services d’une manière qui renforce leurs liens avec les communautés, fasse avancer leur programme et préserve une base arrière à partir duquel lancer des attaques ?
Il est trop tôt pour répondre à ces questions, mais ces mouvements détiennent aujourd’hui plus de terres que jamais auparavant, nombre des crises qui leur permettent de le faire semblent loin de s’apaiser, et certains apprennent à ajuster leur approche à l’égard de ceux qu’ils gouvernent.
IV. Inverser la quatrième vague
La portée grandissante de l’EI et des groupes liés à al-Qaeda pose d’épineux dilemmes politiques, en particulier là où ils détiennent des territoires, mais aussi dans des lieux confrontés à un risque accru d’attentats terroristes. Les dirigeants mondiaux dont la rhétorique contre l’EI monte en puissance doivent tirer les enseignements des erreurs commises, tout en redoublant d’efforts pour comprendre l’évolution de la dynamique.
Beaucoup de politiciens occidentaux surestiment la menace, ce qui est compréhensible dans une certaine mesure : les attaques jihadistes ciblent leurs citoyens. Cependant, même l’EI ne représente pas un péril majeur, encore moins existentiel, pour leur pays. Au-delà de la souffrance humaine qu’il provoque déjà, le risque le plus sérieux est que sa violence suscite des réactions – la xénophobie, la restriction des libertés civiles, un maintien de l’ordre discriminant au niveau national ou l’aventurisme militaire à l’étranger – qui aggravent les conditions ayant permis son ascension, lui ouvrent de nouvelles perspectives dans le monde musulman et facilitent le recrutement en Occident.
Au cours des dernières années, néanmoins, les mouvements jihadistes sont devenus plus puissants que jamais. La boîte à outils standard de lutte antiterroriste (inscription sur les listes des entités terroristes, sanctions financières, interdictions de voyager, assassinats ciblés et opérations de forces spéciales par exemple) est insuffisante contre des groupes qui contrôlent des villes grandes et petites et des lignes de ravitaillement, fournissent des services publics, génèrent des revenus au niveau local et ont des dizaines de milliers de combattants. L’idéologie et les aspirations de certains de leurs dirigeants rendent difficile leur inclusion politique, mais les exemples de mise en échec, par les seuls moyens militaires, d’un mouvement insurgé établi sont rares dans l’histoire moderne. L’approche du Sri Lanka à l’égard des Tamouls, par exemple, abstraction faite des violations du droit de la guerre et de son terrible coût humain, serait vouée à l’échec dans une grande partie de la région s’étendant de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie du Sud, compte tenu de la porosité des frontières, des guerres par procuration et des Etats qui se sont effondrés ou ont une autorité limitée dans leur arrière-pays. De même, reproduire en Syrie la tactique de la terre brûlée de la Russie en Tchétchénie aurait de plus fortes chances d’étoffer les rangs de l’EI que de le vaincre ; dans tous les cas, les frappes aériennes russes ont principalement ciblé d’autres rebelles, et non l’EI. Ailleurs, les victoires militaires ont souvent simplement déplacé le problème.
Toutefois, ce qui rend la quatrième vague si périlleuse est moins la force des groupes que le bouleversement géopolitique dont ils tirent profit.
Premièrement, revenir de façon décisive sur les acquis jihadistes nécessite souvent de mettre fin aux guerres dans lesquelles ils combattent. Au Yémen, sans un accord de paix entre les Houthi et les fidèles de l’ancien président Saleh d’une part et les forces alignées sur la coalition menée par les Saoudiens d’autre part, les chances d’évincer al-Qaeda des territoires qu’il contrôle sont maigres. Plus il apportera un semblant d’ordre dans le chaos, plus il sera solide. Même avec un accord de paix, il peut avoir approfondi ses liens locaux dans de telles proportions et les forces de sécurité yéménites peuvent s’être tellement affaiblies qu’elles auront du mal à évincer les jihadistes violents comme elles l’ont fait en 2012. Un accord diviserait encore plus l’alliance anti-Houthi dont AQPA fait partie, quoique l’incidence nette que cela aurait sur le mouvement ne soit pas claire : il pourrait tout simplement rebattre les cartes et marquer le début de la phase suivante de la guerre.
De même, pour contrer les avancées des jihadistes en Libye, il sera essentiel d’apaiser les rivalités entre d’autres forces locales et de les persuader de collaborer contre l’EI. Il sera également important de donner aux zones associées au régime de Kadhafi, qui sont les plus vulnérables au recrutement de l’EI, une position plus forte dans le tissu national et probablement aussi des possibilités d’auto-défense.
Une campagne de bombardement pourrait entraver les opérations de l’EI, surtout à proximité des installations pétrolières, et endommager ses équipements ; en Libye, de telles frappes ciblées peuvent être pertinentes. Mais tant que les rivalités entre ses ennemis persisteront, il continuera de tenir la zone autour de Syrte et pourrait s’étendre davantage vers l’est. Si les Etats-Unis ou d’autres décident, à tort, de continuer avec des bombardements plus lourds, il vaut mieux qu’ils le fassent sans exiger que le gouvernement d’unité, jeune et contesté, demande ou cautionne l’action militaire étrangère, malgré les obstacles juridiques que cela pourrait créer, pour ne pas prendre le risque de réduire davantage sa crédibilité. Il est aussi possible d’aller plus loin pour collaborer avec divers acteurs sécuritaires en Libye – et promouvoir le contact entre eux – à la fois pour renforcer le soutien au processus politique et trouver des partenaires potentiels contre l’EI.
” Le meilleur point de départ contre l’EI serait un grand compromis pour calmer la rivalité irano-saoudienne qui est le moteur du radicalisme sunnite aussi bien que chiite dans la région. “
Deuxièmement, tout comme des groupes plus petits profitent des guerres en Libye et au Yémen, l’EI profite en Irak et en Syrie de la confrontation régionale entre ses ennemis. Pour commencer à agir contre lui, il faudrait un grand compromis pour calmer la rivalité irano-saoudienne qui est le moteur du radicalisme tant sunnite que chiite, constitue le principal obstacle à la résolution des crises dans la région et représente une menace plus grave pour la stabilité mondiale que les jihadistes. Les chances semblent minces, mais inciter à une entente devrait être une priorité aussi vitale que combattre l’EI. Sinon, il y a un risque de confrontation exacerbée, ayant son épicentre en Syrie et deux camps qualifiant leur violence de contre-terrorisme, entre un axe Iran-Bagdad-Damas-Hezbollah, auquel la Russie s’associe de façon opportuniste, et les puissances principalement sunnites de la nouvelle alliance saoudienne, soutenue non sans gêne par l’Occident. Les efforts visant à réduire les autres lignes de fracture qui ouvrent la voie aux jihadistes – entre par exemple les régimes arabes conservateurs et les Frères musulmans, la Turquie et les groupes armés kurdes, désormais la Turquie et la Russie et l’Inde et le Pakistan – devraient être également redoublés, même si un rapprochement semble lointain.
Troisièmement, il y a la nature de beaucoup d’Etats touchés. Les plus grands mouvements ont comblé les vides laissés par l’effondrement de l’Etat en Irak, en Libye, en Somalie, en Syrie et au Yémen et, dans une certaine mesure, en Afghanistan. Les jihadistes prospèrent aussi dans certaines contrées d’Etats qui fonctionnent mieux comme l’Egypte, le Mali, le Pakistan, la Russie et dans les pays du bassin du lac Tchad, où l’autorité du gouvernement est traditionnellement limitée. Dans de nombreux pays vulnérables et dans ceux en guerre, l’attitude du gouvernement est un des principaux sujets de griefs qui favorisent le soutien aux mouvements jihadistes ou provoquent des crises dont ils tirent profit. Les Etats robustes et résilients devraient être le fondement des efforts contre l’extrémisme. Toutefois, les perspectives de redressement, de réforme et de renouvellement, en particulier dans le monde arabe, sont moroses. Quasiment rien n’indique que les gouvernements en grande partie responsables de la quatrième vague sont prêts à s’adapter de façon adéquate pour la contrer.
Quatrièmement, les dirigeants d’un certain nombre des pays les plus touchés perçoivent simplement la menace différemment de leurs homologues occidentaux. Comme indiqué précédemment, certains s’intéressent davantage aux rivalités régionales ou peuvent craindre que la lutte contre les jihadistes mécontente les autorités religieuses. D’autres voient les mouvements d’opposition comme des menaces plus sérieuses pour leur pouvoir ou les jihadistes comme un levier utile auprès de l’Occident et un prétexte pour réprimer d’autres adversaires.
La variété des cibles des jihadistes – puissances occidentales, régimes locaux et chiites – fait que les gouvernements dans les zones touchées sont confrontés à des dilemmes différents de ceux auxquels font face les puissances occidentales, menacées de loin pour la plupart : réprimer peut mettre le feu aux poudres, réorienter la colère des jihadistes à l’encontre des puissances étrangères vers leur pays d’origine et accroitre le terrorisme local. Certains Etats, notamment le Pakistan, ont très mal calculé ce numéro d’équilibriste, une erreur que la Turquie a peut-être reproduite en Syrie. Mais les motivations contrastées ont tendance à rendre fragiles les alliances anti-jihadistes, et la concentration des Etats-Unis et de l’Europe sur la menace pour l’Occident, tout en étant compréhensible, peut avoir un effet local de distorsion.
Il n’y a évidemment pas de solution unique. La diversité des groupes et des guerres qu’ils livrent font que toute approche doit être développée au cas par cas, avec une évaluation précise de la force, des objectifs et des relations du mouvement concerné avec les communautés, des doléances de ces communautés, des motivations des gouvernements, des armées et des puissances extérieures et de l’existence ou non d’une force crédible pouvant agir sans aggraver la situation et sans être distraite par des rivaux.
Les options contre des groupes comme ceux qui se sont emparés du Nord du Mali, par exemple (qui ont d’abord bénéficié d’un faible soutien, ont fui quand ils se sont retrouvés face à une force importante et dont certains semblent avoir eu des objectifs transnationaux) diffèrent de celles utilisées contre les Talibans afghans qui sont solidement établis dans les bastions pachtounes, en grande partie nationalistes, bénéficient au moins du soutien des services de renseignement et de refuges au Pakistan, et ont résisté à des centaines de milliers de soldats américains. Combattre l’impopulaire Boko Haram, qui peut se cacher dans l’immense désert et la brousse autour du lac Tchad, mais contre lequel les gouvernements de la région sont aujourd’hui relativement unis, requiert une stratégie très différente de celle nécessaire en Libye contre les militants de Benghazi et de Derna considérés comme des alliés par d’autres brigades révolutionnaires et plus comme des jeunes à la dérive que comme des extrémistes endurcis par beaucoup de résidents. Il est crucial de comprendre les dynamiques locales. Chaque mouvement doit être considéré individuellement, et non comme un phénomène global.
Cela dit, beaucoup posent des dilemmes similaires, d’abord sur l’usage de la force. Là où les jihadistes ont conquis des territoires, l’action militaire pour les évincer est-elle judicieuse ; si oui, comment et par qui ; et, surtout, quelle administration locale va en résulter ? Ensuite, l’assassinat ciblé des dirigeants contribue-t-il à réduire la menace, que ce soit localement ou en Occident ? Par ailleurs, quel engagement est possible, quels intérêts devrait-il servir et quels risques comporterait-il ? Et enfin, au fur et à mesure que la capacité des jihadistes à tirer profit de la guerre et de la déliquescence des Etats renforce l’urgence des efforts destinés à prévenir les crises qui peuvent leur ouvrir de nouvelles possibilités, quel rôle peut jouer le nouveau programme de lutte contre l’extrémisme violent (LEV) pour consolider la résilience des Etats ?
A. Un usage plus stratégique de la force
- Contre l’EI en Irak et en Syrie
Une partie de l’attrait exercé par l’EI repose sur son dynamisme, sa capacité, en ses propres termes, de « rester et se développer », de se présenter comme ayant endossé le rôle de chef de file sunnite dans la région. Plus il parviendra à garder sur la durée un pied en Irak et en Syrie, plus son aura d’invincibilité sera forte et plus son prestige sera grand. L’évincer ou du moins le pousser dans ses retranchements devrait donc constituer une priorité.
Mais l’EI prospère aussi dans le chaos. Son récit entremêle son avancée inexorable et un courant de pensée apocalyptique qui envisage une éventuelle bataille finale avec les forces occidentales. Il est surtout un produit de la souffrance des sunnites et, en Irak, de leur lutte pour se forger une nouvelle identité politique après l’éviction de Saddam Hussein. Reconquérir des territoires est vital, mais le faire au risque d’une nouvelle aliénation des sunnites – après se les être mis à dos à la suite de l’invasion de 2003, puis par une trahison du Réveil d’Anbar – serait contre-productif. L’élément central de toute approche, et qui doit façonner tout usage de la force, doit être une stratégie politique pour obtenir le soutien des communautés au sein desquelles l’EI est intégré.
Les bombes à elles seules ne suffiront pas. Perturber la prestation de services assurée par l’EI risque de nuire aux communautés autant qu’aux jihadistes ; l’histoire montre que les communautés ont tendance à se rallier aux oppresseurs locaux contre des agresseurs externes. Pilonner Raqqa après les attentats de Paris n’avait aucun intérêt stratégique ; raser davantage et faire fuir plus de résidents risque de faire le jeu des extrémistes autant que de les affaiblir. Les frappes aériennes, même intensifiées, ne sont efficaces que si elles renforcent les alliés sur le terrain, ce qui pose la question de savoir quelles forces peuvent guider des offensives.
Même lorsque les Etats-Unis déployaient des troupes en grand nombre en Irak – à hauteur d’environ 160 000 soldats au cours du surge – elles n’étaient efficaces contre l’EI qu’en partenariat avec les forces locales. Au cours du Réveil d’Anbar, les Etats-Unis ont soutenu la milice tribale des « Fils de l’Irak » en structurant ses formations, en fournissant un entraînement rudimentaire, en la renforçant le cas échéant, en payant les salaires et en intervenant à la place de l’Etat irakien.
Reproduire cela aujourd’hui serait difficile pour de nombreuses raisons. Même les « faucons » aux Etats-Unis sont à juste titre peu tentés par un redéploiement massif. Engager un plus grand nombre de forces terrestres occidentales (ou russes) renforcerait le discours de l’EI sur les croisés infidèles, accélérerait l’arrivée dans ses rangs de combattants étrangers et locaux, et conforterait son récit apocalyptique. Même un déploiement plus limité de l’Occident, comme le recommandent certains (allant jusqu’à 25 000 hommes, comprenant des conseillers militaires, des forces spéciales et des forces d’intervention rapide), destiné à soutenir des éléments locaux et régionaux présenterait d’énormes dangers pour un résultat incertain.
L’implication de la Russie en Syrie présente un risque d’escalade mondiale ; même si ce danger était d’une façon ou d’une autre éliminé, les Etats-Unis n’ont pas d’allié étatique avec lequel travailler en Syrie et risqueraient de se laisser entrainer dans une lutte simultanée contre l’EI, al-Qaeda, ses alliés rebelles et les partisans du régime.
En Irak, les Etats-Unis ont moins à s’inquiéter de l’implication russe, mais la politique de l’Iran et des chiites à Bagdad pourrait se révéler non moins dérangeante. Même pendant leur occupation de huit ans, les Etats-Unis n’ont pas réussi à convertir le succès militaire final du Réveil d’Anbar en succès politique en négociant un accord entre leurs alliés sunnites et l’Etat irakien – et ce alors qu’ils avaient plus de troupes sur le terrain que quiconque n’envisage aujourd’hui, que l’influence de l’Iran était moindre et que les milices chiites étaient moins actives.
Rassembler les forces locales et régionales pour que les Etats-Unis les soutiennent serait également problématique. Les autres rebelles et leurs alliés d’al-Qaeda en ont fait le plus en Syrie contre l’EI en le repoussant du Nord-Ouest, mais ils ne peuvent pas lutter efficacement contre lui dans l’Est tout en étant cernés par le régime et pilonnés par l’aviation russe. Tant que la guerre entre le régime et les rebelles fait rage, former ces derniers à lutter seulement contre les jihadistes ne servira à rien, comme l’ont montré les résultats médiocres des tentatives américaines de le faire à un moment où les perspectives des rebelles étaient beaucoup moins sombres qu’aujourd’hui.
En Irak, les milices kurdes et chiites comptent parmi les plus compétentes, mais aucune ne semble avoir envie de se battre pour les bastions sunnites ou y bénéficier d’un soutien local ; au contraire, leur implication aggraverait les tensions avec les communautés locales, les poussant éventuellement davantage dans les bras de l’EI. Il en va de même pour l’YPG kurde en Syrie. En Irak également, armer les milices affaiblit encore plus l’Etat.
Surtout, si Bagdad et les Etats-Unis ont, à certains endroits, monté les alliés sunnites contre l’EI, un autre soulèvement comme le Réveil d’Anbar semble peu probable. Les tribus n’ont rejoint la lutte contre AQI qu’après avoir été convaincues que les Etats-Unis seraient un allié fiable. Leur expérience amère par la suite fait que toute force étrangère devrait se battre ardemment pour gagner leur confiance. La souffrance que leur a infligée Bagdad, l’infiltration des structures sociales locales et l’écrasement de ses adversaires par l’EI ont renforcé au sein de la population locale l’idée que les jihadistes seront là longtemps après le départ des forces étrangères. A moins que les pays occidentaux ne s’engagent à envoyer des troupes pour une durée indéterminée à des niveaux beaucoup plus élevés qu’il ne semble possible, il sera difficile de reconquérir les anciens alliés.
Sans nouvelle invasion des Etats-Unis à l’ordre du jour, la campagne contre l’EI a été menée de manière plus modeste. Les offensives récentes comportaient des avertissements aux civils de quitter les villes et des frappes aériennes d’envergure destinées à chasser les militants, suivies par l’avancée d’une myriade de petites unités (y compris des forces antiterroristes, une police locale et fédérale sunnite recyclée et des forces kurdes) du gouvernement irakien, en coopération avec les forces paraétatiques, pour reconquérir le territoire. Les anciens dirigeants politiques sunnites, déplacés par l’EI, attendent la fin des combats à Bagdad et ailleurs dans l’espoir de recouvrer leur légitimité et de rétablir leur autorité en reconstruisant les infrastructures détruites par l’offensive contre l’EI. Le gouvernement irakien, avec l’appui des Etats-Unis, de l’Arabie saoudite et de la Turquie, milite pour la décentralisation, avec une enclave à majorité sunnite ayant son centre dans la province d’Anbar et s’étendant jusqu’à Mossoul, d’où les pays du Golfe et la Turquie soutiendraient les dirigeants sunnites locaux et contribueraient financièrement à la reconstruction.
Cette stratégie a peu de chances de réussir. L’Iran et, dans une certaine mesure, la Russie, s’opposent à toute décentralisation qui pourrait donner du pouvoir aux sunnites. La décentralisation devrait être définie en fonction de critères administratifs plutôt que sectaires et concerner toutes les provinces et districts, pas seulement les zones sunnites, pour couper court à la résistance iranienne, donner une certaine latitude aux autres provinces qui résistent à un contrôle étroit de Bagdad et, espérons-le, commencer à inverser la logique communautaire de la gouvernance irakienne.
Surtout, la stratégie de lutte contre l’EI, qui concerne en grande partie la mécanique de la gouvernance, ne traite pas en elle-même de l’anomie de la communauté sunnite qui, parallèlement à sa marginalisation, alimente l’EI. Rénover la structure de gouvernance ne lui donnera pas nécessairement du sens. La solution pour un large réengagement sunnite est de réduire la distance entre les dirigeants sunnites et leur base constituante, en particulier les jeunes. Cela est particulièrement vrai si l’on veut arracher les partisans non idéologiques de l’EI de son noyau idéologique, qui ne disparaitrait pas même s’il était chassé des villes. La destruction massive et le soutien à des dirigeants largement discrédités qui ont abandonné les zones sunnites après le Réveil d’Anbar seraient une base fragile pour bâtir un nouveau projet politique sunnite.
Tenter de reproduire à Mossoul la prise de Tikrit et Ramadi dans la province d’Anbar en 2015, qui a quasiment détruit les villes dans le but de les sauver, sera beaucoup plus risqué. Le caractère sunnite d’Anbar est incontesté, mais la concurrence régionale qui existe de longue date autour de Mossoul, ville multiethnique et située à un emplacement stratégique, compliquera sa stabilisation à l’issue de toute campagne, qui elle-même sera plus complexe que n’importe quelle autre menée jusqu’ici contre l’EI. La Turquie, le gouvernement irakien, l’Iran et les milices chiites, ainsi que les Kurdes (y compris le Parti démocratique du Kurdistan et le PKK, eux-mêmes en désaccord) sont tous déterminés à protéger leurs propres intérêts et, de façon peut-être plus importante, à empêcher leurs adversaires de faire de même.
Quelle est donc l’alternative ? Si le territoire ne peut pas être profitablement conquis à cause de la difficulté de rallier aussi ses habitants et de créer des conditions dans lesquelles les sunnites peuvent élaborer un programme politique viable, la patience et l’endiguement ont plus de chances, en empêchant l’avancée de l’EI, en évitant les actions qui jouent en sa faveur, en redoublant d’efforts pour couper ses financements – même si cela est difficile maintenant qu’une grande partie de ses ressources provient des taxes, des impôts et des actes d’extorsion – et en prenant d’autres mesures visant à détériorer ses relations avec ceux qu’il contrôle.
Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner à leur sort ceux qui sont sous la domination de l’EI, mais plutôt ralentir le rythme de la bataille pour donner à la stratégie politique une chance de se rattraper et de permettre une plus grande sensibilisation avant les offensives. Une première étape essentielle consisterait à obtenir la confiance des communautés locales, comme l’a fait lentement et méthodiquement le Réveil d’Anbar, sans la remettre à plus tard. Cela implique d’abord de restreindre la campagne de bombardement à des cibles vitales et des menaces imminentes, et d’empêcher l’expansion de l’EI, tout en faisant pression sur lui à tous les niveaux, de manière à affaiblir l’aura d’invincibilité qui a convaincu les communautés à coopérer avec lui et a attiré de nouvelles recrues du monde entier. Les circonstances sont bien entendu différentes d’il y a une décennie, lorsque les Fils de l’Irak ont changé de camp : l’EI est plus puissant qu’AQI ; le gouvernement irakien est moins sensible aux aspirations sunnites ; les Etats-Unis ne peuvent ni fournir le même soutien militaire ni combler l’écart avec ce gouvernement ; et les autres acteurs, comme les milices kurdes et chiites, sont davantage présents et plus aptes à défendre leurs intérêts. Le principe, cependant, doit être le même : la confiance des résidents est un atout plus important que le territoire.
L’endiguement, ou ralentir le rythme de la campagne, serait naturellement un pari difficile, étant donné la capacité de l’EI de causer des troubles et d’attaquer ailleurs, en Occident, mais en premier lieu dans les pays musulmans. Cela comporterait les risques que l’Iran prenne la tête de la lutte contre l’EI et le fasse de manière contre-productive, ou que l’EI résiste et que son pouvoir se normalise ; ainsi que des coûts politiques, notamment au niveau national, que les Etats-Unis et d’autres pays paieraient pour être perçus par certains comme indécis ou impuissants, même si leur retenue est judicieuse. Mais le bilan en Irak et dans la région montre de manière irréfutable que sans une stratégie comprenant une alternative politique convaincante et acceptée au niveau local pour l’après-EI, l’escalade militaire n’est pas la réponse.
- Ailleurs
Les options contre l’EI sont particulièrement médiocres, mais d’autres groupes posent des dilemmes similaires. Tout calcul dépend en partie de la puissance et des liens locaux d’un groupe, comme indiqué ci-dessus, mais aussi, pour une autre partie, des forces qui peuvent s’en prendre à lui. Même les armées étatiques raisonnablement efficaces ne sont souvent pas conçues pour les menaces internes.
Les premières opérations pakistanaises contre les militants hébergeant al-Qaeda dans les zones tribales, par exemple, lancées surtout en raison de l’insistance des Etats-Unis en 2002, ont été désastreuses. L’armée a suscité de la résistance, a été à plusieurs reprises forcée de se replier et a conclu des accords cédant plus de pouvoir local aux militants.
Après des vagues d’offensives et avec des élites militaires plus résolues, au moins contre certains militants, l’armée peut désormais dégager et tenir certaines zones, mais les opérations font encore payer un lourd tribut à la population civile.
Certains chefs talibans pakistanais ont cependant rejoint l’Afghanistan, tandis que les militants dispersés à travers le Pakistan ont intensifié les attaques, de la base Badaber à Peshawar à l’université Bacha Khan à Charsadda ou encore à des cibles militaires à Quetta. A moins que les zones tribales ne soient placées sous un régime constitutionnel normal, ce qui nécessiterait des réformes que les services de sécurité semblent réticents à accepter, ces zones accueillant traditionnellement les infrastructures de formation pour leurs affidés militants, l’occupation par l’armée est au mieux une solution palliative.
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In this podcast, members of Crisis Group’s Africa program discuss radical extremist groups in Africa, from Boko Haram in Nigeria, to Al Shabaab in Somalia.
La réponse initiale du Nigéria à Boko Haram était également maladroite, passant du déni à la répression brutale, aux opérations militaires, notamment des attaques aériennes qui ont tué de nombreux civils.
Beaucoup de jeunes ont été exécutés ou emprisonnés sans procès. Les soldats qui n’étaient pas originaires du Nord et ne connaissaient pas les coutumes ou les langues locales ont suscité la méfiance. La corruption, les ressources logistiques insuffisantes et un encadrement défaillant ont rendu les désertions endémiques et les mutineries courantes.
Même aujourd’hui, les opérations nigérianes et tchadiennes plus professionnelles qui ont annulé les gains de Boko Haram ont tendance à être brutales et aveugles. Elles ne poussent peut-être pas les communautés à soutenir Boko Haram, mais elles les rendent moins disposées à coopérer avec le gouvernement, les militants se cachant dans des zones plus reculées. Comme dans les zones tribales du Pakistan, le Nigéria et ses voisins doivent s’impliquer avec plus de bienveillance dans leurs périphéries, en particulier autour du lac Tchad. Les opérations de l’Egypte contre l’EI dans le Sinaï, encore un endroit où l’autorité de l’Etat est faible, pourraient buter sur des problèmes similaires, alors que les dommages collatéraux augmentent et que la population se retrouve à vivre dans des conditions de plus en plus difficiles avec peu de soutien gouvernemental.
Travailler par le biais d’auxiliaires est potentiellement encore plus problématique. L’armement de milices contre Boko Haram et les extrémistes tribaux par le Nigéria et le Pakistan a peut-être permis d’enregistrer des progrès occasionnels à court terme, mais pose des problèmes avec le temps.
Armer les milices anti-talibans en Afghanistan a souvent enraciné des forces locales prédatrices et des réseaux clientélistes facteurs d’exclusion, conduisant au soutien à l’insurrection et attisant les litiges locaux. Cette dynamique a presque certainement facilité l’intrusion des Talibans autour de Kunduz en 2015.
En Irak, en Libye, en Syrie et au Yémen, les milices sont peut-être les forces les mieux équipées, mais les soutenir contribue à la désintégration des structures étatiques, à l’escalade de la course aux armements et à la radicalisation de toutes les parties. Il se peut que les forces non étatiques soient encore nécessaires ; l’armée irakienne a besoin d’alliés sunnites contre l’EI comme c’était le cas contre AQI. Mais les décideurs politiques doivent être plus conscients des risques et tenir compte des relations des milices avec les communautés autant que de leur ardeur au combat.
Les troupes étrangères au sol impliquent d’autres défis. Il y a eu quelques succès : l’opération française Serval au Mali a rapidement évincé les groupes liés à al-Qaeda des villes du Nord, créant l’espace pour un accord ultérieur entre les factions touareg et le gouvernement. Même là-bas, cependant, les opérations étrangères n’ont pas réussi à éradiquer des mouvements qui se sont évaporés dans le Sahel, et la lente mise en œuvre de l’accord de paix a constitué pour eux une nouvelle aubaine ; le soutien à Ansar Dine s’accroit, en particulier à Kidal.
Ailleurs, le bilan des interventions militaires directes étrangères est accablant. L’invasion de l’Irak en 2003, bien qu’au début indirectement liée à la lutte contre le terrorisme, a donné un nouveau souffle à un mouvement jihadiste mondial désorienté après la perte des sanctuaires afghans. Même le bilan du surge américain de 2006, souvent présenté comme un tournant, est mitigé : le Réveil d’Anbar soutenu par les Etats-Unis a été un premier succès militaire contre AQI, mais la suite a été un désastre politique, tandis que Maliki s’aliénait davantage les sunnites et sapait l’opposition non jihadiste.
En Afghanistan, les forces soutenues par les Etats-Unis ont d’abord évincé les Talibans et affaibli al-Qaeda, mais l’insurrection est aujourd’hui plus forte que jamais et l’alliance antitaliban à Kaboul plus fragile.
En 2006, lorsque l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) s’est déployée dans le Sud, les insurgés se sont tournés vers des tactiques asymétriques. Un nouvel afflux de soldats essentiellement américains en 2009 a annulé temporairement certains gains talibans, mais au prix d’une énorme recrudescence de la violence. Comme lors du surge irakien, les échecs politiques l’ont emporté sur le succès militaire : un vote présidentiel entaché d’irrégularités et des chances de dialogue avec les chefs talibans gaspillées par les commandants américains déterminés à combattre, ainsi que l’annonce par les Etats-Unis d’une date de retrait. Les raisons des difficultés sont nombreuses et complexes, notamment les refuges des insurgés au Pakistan, mais il est difficile de conclure que les forces occidentales ont rendu la région plus stable ou l’ont mise plus à l’abri du radicalisme islamiste. Leur présence a plutôt contribué à la radicalisation à travers la région ; dans certains pays d’Asie centrale déjà menacés par le chaos afghan, le recours à des régimes fermés pour maintenir ouvertes les lignes d’approvisionnement a aggravé des schémas de gouvernance déstabilisants.
En Somalie aussi, les forces étrangères ont galvanisé les radicaux. Al-Shabaab a obtenu le soutien tant des islamistes que des nationalistes opposés à l’invasion éthiopienne en 2007-2008. De nombreux Somaliens considèrent les soldats des pays voisins qui participent aujourd’hui à la mission de l’UA comme des occupants aux motivations suspectes, des sentiments qu’al-Shabaab, tout comme les Talibans, exploite.
Les priorités occidentales, comme la lutte contre le terrorisme ou les élections nationales, ne sont également pas en phase avec celles des communautés qui doivent être ralliées et qui sont plus intéressées par la réconciliation locale ou la résolution des différends. Les attaques d’al-Shabaab au Kenya suggèrent que la politique militaire n’est au mieux qu’un succès partiel, même si on la considère comme une stratégie de confinement pour empêcher les jihadistes ambitieux dans la région d’accéder au pouvoir à Mogadiscio.
De façon plus générale, les expériences afghane et somalienne soulignent les failles d’une approche qui conjugue l’établissement d’institutions étatiques centralisées à la contre-insurrection, mais sans stratégie politique plus large incluant la réconciliation.
Etant donné que les forces occidentales et africaines défendent des régimes fragiles, il est peu probable que les Talibans ou al-Shabaab soient bientôt vaincus ou le soutien dont ils bénéficient sapé par une meilleure gouvernance. Les campagnes militaires sont en fait souvent contre-productives, créant une forme de dépendance vis-à-vis d’alliés locaux dont le comportement fait partie du problème et qui, dans certains cas, ont un intérêt à perpétrer l’insécurité. L’aide militaire, quant à elle, a souvent nourri la corruption. Et si le bilan du déploiement des forces étrangères est insatisfaisant, il est encore plus regrettable que leur retrait puisse empirer les choses, ou du moins mettre en relief leurs legs tourmentés. En Irak, le départ des Etats-Unis a précipité la montée de l’EI. En Afghanistan, le retrait partiel des forces étrangères a rendu certaines capitales provinciales vulnérables aux insurgés, les Etats-Unis étant désormais obligés de réengager des troupes pour empêcher une prise de pouvoir par les Talibans.
Si les forces de l’UA devaient partir, al-Shabaab reprendrait Mogadiscio.
L’action militaire a peut-être été nécessaire au Mali, et certainement contre Boko Haram. Ailleurs aussi, elle doit généralement faire partie de la réponse – ne serait-ce que pour empêcher une expansion jihadiste ou éviter des atrocités. Mais l’histoire récente suggère que les gouvernements et les partenaires étrangers se sont trop hâtés d’aller en guerre. Concevoir les guerres comme des luttes entre les gouvernements et les extrémistes est une dichotomie beaucoup trop simpliste et néglige les ressorts complexes, à plusieurs niveaux et souvent anciens de la violence, un mauvais diagnostic qui conduit inévitablement à des erreurs. De nombreux groupes se révèlent plus résistants que prévu. Les insurgés qui ont des liens solides avec les communautés et qui exploitent d’authentiques griefs auxquels il est malaisé de répondre rapidement et souvent aggravés par l’action militaire sont difficiles à éradiquer. Du point de vue de leurs racines locales, l’EI, al-Nusra et peut-être aujourd’hui encore AQPA ressemblent davantage aux Talibans et à al-Shabaab qu’à Boko Haram ou al-Qaeda au Mali vers 2013.
Sans une stratégie réaliste pour un ordre politique durable, il est peu probable que l’action militaire contre les militants diminue avec le temps la menace qu’ils représentent.
” La dernière décennie regorge d’exemples de violence ayant renforcé l’appui aux extrémistes ou laissé les communautés prises en étau entre leur main de fer et les campagnes brutales menées contre eux. “
Lorsque la force est requise, son impact général est trop souvent insuffisamment pris en compte. La dernière décennie regorge d’exemples de violence ayant soit renforcé le soutien aux extrémistes, soit laissé les communautés prises en étau entre leur main de fer et les campagnes brutales menées contre eux. La capacité des jihadistes à se protéger contre la prédation des gouvernements, des autres milices ou des puissances étrangères est bien plus essentielle à leur succès que l’idéologie. Ils commettent d’horribles actes de violence ; le kamikaze, vilipendé il y a quelques années dans une grande partie du monde musulman, est désormais omniprésent. Beaucoup se battent, cependant, dans des conflits dans lesquels toutes les parties violent le droit international. Renouer avec le respect des règles – à commencer, pour les adversaires des jihadistes, par un plus grand respect de la légalité – doit constituer une priorité.
- Eliminer les chefs, tactique d’un intérêt limité
Les assassinats ciblés ne sont une tactique efficace que dans la mesure où la stratégie qui guide leur utilisation l’est aussi. Ils peuvent perturber les réseaux extrémistes et les attaques potentielles contre l’Occident sur de grandes distances et, dans le cas des drones, sans risque immédiat pour le personnel militaire américain. Ils ont assurément perturbé al-Qaeda dans les zones tribales pakistanaises et semblent avoir eu des répercussions sur la capacité de l’EI d’intervenir en Afghanistan.
Ils peuvent entraver les mouvements des dirigeants et ont un fort impact psychologique sur les groupes. Mais leur plus grande force est aussi une faiblesse : en poussant la guerre asymétrique à l’extrême (tous les risques de préjudice étant supportés par la population cible, notamment les non-combattants, et aucun par les attaquants), les frappes de drones peuvent déstabiliser le contexte politique local et attiser la colère. A moins qu’elles fassent partie d’une stratégie plus large pour juguler un conflit, leurs gains tactiques ont un prix.
En dehors du Pakistan, les assassinats ciblés ont eu moins d’impact sur la force des militants. Les attaques de drone au Yémen, un élément central de la politique américaine à l’égard d’AQPA pendant des années, ont tué des chefs, notamment al-Wuhayshi et, auparavant, Anwar al-Awlaki, un idéologue important d’al-Qaeda. Le mouvement y a résisté, tandis que la mort collatérale de civils a alimenté la colère, en particulier au sein de tribus dont le soutien contre al-Qaeda est essentiel, et suscité un sentiment anti-occidental, même s’il ne s’agit pas d’un soutien direct aux jihadistes.
Si l’impact de l’assassinat des chefs d’AQPA dans le Yémen relativement stable d’avant 2011 était incertain, il est totalement imprévisible dans le chaos d’aujourd’hui, alors qu’al-Qaeda est en concurrence avec l’EI et empêtré dans des alliances et des conflits locaux. L’alliance d’al-Nusra avec les rebelles de Syrie fait que là-bas aussi, tuer ses agents peut avoir des conséquences imprévues, en particulier aggraver la colère contre l’Occident parmi des alliés potentiels et renforcer l’EI. Cela suppose, bien sûr, que les opérateurs de drones puissent distinguer de façon fiable les insurgés, en ciblant certains mais pas d’autres, ce qui est difficile, notamment dans les zones urbaines.
En Somalie, les Etats-Unis ont tué des commandants, y compris le chef militaire d’al-Shabaab Aden Hashi Farah Ayro (avec un missile de croisière en 2008), et son dirigeant Ahmed Abdi Godane (avec une frappe de drone en 2015). Des successeurs ont cependant rapidement fait surface, et la transition d’Ayro à Godane a peut-être contribué à la radicalisation croissante du mouvement, alors que les efforts étaient redoublés pour s’affilier à al-Qaeda.
Ailleurs aussi, des commandants à la ligne plus dure ont remplacé les chefs assassinés : le Taliban pakistanais profondément sectaire Hakimullah Mehsud remplaçant Baitullah Mehsud ; et Aboubakar Shekau remplaçant Mohammed Yusuf de Boko Haram (tué en détention).
Pendant les surges en Afghanistan et en Irak, les assassinats de commandants de niveau intermédiaire semblent avoir profité à une génération plus brutale et radicale.
Si cela peut avoir fragilisé dans certains cas les relations entre les insurgés et les communautés, tuer les dirigeants pour radicaliser les groupes, dans l’espoir qu’ils s’aliènent ensuite les communautés, et que ces dernières puissent alors être ralliées semble une piètre stratégie compte tenu du bilan des forces étatiques et étrangères dans les deux pays.
” Il y a peu de raisons de penser que les exécutions ciblées contribueront soit à mettre fin aux conflits où se battent les jihadistes ou affaibliront leurs mouvements de façon décisive. “
En somme, les assassinats peuvent aider à mettre à mal la capacité des dirigeants et des groupes à agir, mais cela tend à être difficilement prévisible et le risque élevé. L’impact est particulièrement incertain contre les grands mouvements insurgés dans les zones de guerre, surtout ceux, comme l’EI, dont le fonctionnement interne et les structures de commandement sont opaques. Bien que cela puisse fragmenter certains groupes, dans le cas d’un groupe bien organisé comme l’EI, un remplacement, peut-être plus radical, peut émerger rapidement.
Dans une ère de luttes jihadistes intestines (al-Qaeda et d’autres aux prises avec l’EI en Afghanistan, en Libye, dans le Sahel, en Syrie et au Yémen), l’impact est encore moins sûr. Il y a peu de raisons de penser que les exécutions ciblées contribueront à mettre fin aux conflits dans lesquels se battent les jihadistes ou affaibliront leurs mouvements de façon décisive.
- Ouvrir des canaux de communication ?
Parler aux groupes liés à l’EI et à al-Qaeda, que ce soit pour négocier sur les otages, l’accès humanitaire ou la fin de la violence, pose des difficultés pratiques et substantielles. Les médiateurs courent un danger physique. La hiérarchie et les structures des mouvements sont souvent obscures. Les dirigeants et ceux qui sont sur les lignes de front peuvent avoir des opinions différentes. Les médiateurs sont souvent confrontés à la résistance des Etats ayant subi des attaques. Les obstacles peuvent aussi être légaux. Certains Etats interdisent le soutien matériel aux groupes qualifiés de terroristes de telle manière que le dialogue serait illégal ; d’autres interdisent de faciliter le transport de leurs représentants vers un lieu de rencontre sûr.
L’idéologie transnationale des dirigeants de l’EI et d’al-Qaeda réduit également la marge de manœuvre, du moins au niveau politique. Les hauts dirigeants de l’EI ne formulent pas de demandes ; même négocier la distribution de l’aide avec les commandants locaux a été difficile.
L’EI exploite peut-être de vrais griefs, mais ni ses dirigeants, ni beaucoup de membres d’al-Qaeda indiquent que leur combat prendrait fin si des solutions étaient apportées ; peu d’éléments portent à croire qu’essayer de négocier mettrait fin à la violence. Certains de leurs objectifs – le rétablissement d’un califat s’étendant du Sud de l’Espagne à l’Indonésie, la destruction d’Israël, le retrait complet des Occidentaux du monde musulman – sont inatteignables par la négociation. Bien que leur vision sociale austère, notamment l’interprétation littérale du Coran, ne leur soit pas propre, mettre fin aux guerres dans lesquelles ils se battent nécessitera un certain degré de pluralisme politique et religieux.
Les négociations ont parfois aussi renforcé des mouvements sans grand soutien populaire. Dans les zones tribales pakistanaises, les accords de l’armée avec des factions des Talibans pakistanais ont eu l’effet inverse de celui escompté. De même, le gouvernement fédéral et le gouvernement régional de Khyber Pakhtunkhwa ont soutenu des accords de paix répétés avec la faction talibane du mollah Fazlullah après sa capture de Swat, chacun lui cédant plus de pouvoir, jusqu’à ce qu’elle s’empare de Buner, à quelques centaines de kilomètres au nord d’Islamabad, suscitant l’indignation nationale et internationale et une offensive militaire plus sérieuse contre elle.
Tout bien pesé, toutefois, les gouvernements se sont inutilement dérobés au dialogue, une tendance que la classification de mouvements d’horizons divers comme « extrémistes violents » risque d’approfondir. Avec le recul, le rejet par les Etats-Unis en 2001 des propositions de certains chefs talibans d’accepter le nouvel ordre en contrepartie de postes gouvernementaux ou de leur sécurité semble malavisé.
Les inclure n’aurait pas empêché le développement d’une forme ou d’une autre d’insurrection en l’absence de renoncement à l’accent mis sur la lutte contre le terrorisme, d’accord plus inclusif à Kaboul, d’une meilleure administration dans la capitale et les provinces et d’efforts renforcés pour rallier le Pakistan. Mais cela aurait changé la forme de cette insurrection. Kaboul et ses alliés étrangers devront désormais renoncer à beaucoup plus pour convaincre les Talibans de cesser le combat, si le mouvement a effectivement l’intention de le faire ou peut le faire sans se diviser.
A cause de la réticence à ouvrir des canaux de communication au plus fort de la guerre contre le terrorisme, des occasions ont aussi été manquées avec al-Shabaab.
Au Mali, obtenir la participation au processus de paix du chef d’Ansar Dine, Iyad ag-Ghali, aurait été une tâche ardue, mais beaucoup pensent que sans lui la paix autour de Kidal restera hors de portée. L’accord au Mali ne s’est pas non plus penché sur le rôle de la religion en politique ; cela aurait pu miner le soutien dont bénéficient les groupes radicaux en les prenant au mot sur l’une de leurs principales revendications. Les efforts visant à convaincre les dirigeants d’Ansar al-Charia en Libye d’accepter la démocratie après la révolution ont semblé porter leurs fruits, avant d’être réduits à néant par l’escalade de la violence.
De même, après la répression de Maiduguri en 2009, Boko Haram a appelé à la restauration de sa mosquée (détruite dans les combats), et à ce que les responsables de l’assassinat de son chef rendent des comptes.
Un engagement aurait été difficile, mais ces revendications auraient pu offrir un point de départ. Au lieu de cela, les deux camps ont haussé le ton et Boko Haram a métastasé en une menace régionale. Le gouvernement nigérian devrait continuer à proposer de discuter avec tout membre qui le souhaite – pour contrer le discours du mouvement sur un Etat cruel et oppressif mais aussi parce qu’il pourrait y avoir des factions plus pragmatiques qui peuvent être intégrées. Il devrait également traduire en justice les assassins de Yusuf et libérer les femmes des dirigeants de Boko Haram qu’il a emprisonnées. Mais mettre fin à la violence par un règlement obtenu par voie de médiation avec le noyau radical et de plus en plus nihiliste semble être une perspective lointaine.
Refuser par principe de dialoguer avec les jihadistes semble anachronique, compte tenu de leur importance, des liens de certains dans les communautés et du bilan peu reluisant de l’action militaire menée contre eux tout en essayant de saper leur soutien par une meilleure gouvernance. Des tentatives sont déjà en cours avec certains mouvements précédemment considérés comme « inconciliables », notamment les Talibans afghans ; des efforts discrets sont faits auprès de composantes d’al-Shabaab ; Ahrar al-Sham est maintenant considéré à juste titre, du moins par les puissances occidentales et certains Etats du Golfe, comme un interlocuteur viable pour les pourparlers de paix syriens, même si des agents d’al-Qaeda figurent parmi ses membres fondateurs.
Comme indiqué, la conquête de territoires par des affiliés d’al-Qaeda, leur coordination avec les organisations d’aide et leurs liens avec des groupes armés soutenus par l’Etat peuvent ouvrir des possibilités même avec ces groupes.
Le contact avec de nombreux groupes devrait être envisagé sans trop d’espoir que leur noyau se détourne facilement du jihad mondial, et encore moins évolue vers la participation politique pacifique ou le quiétisme salafiste. Les perspectives sont probablement meilleures avec des groupes ayant des objectifs nationaux et plus encore avec ceux prêts à accepter le pluralisme. Les gouvernements ne devraient pas non plus nécessairement tenter de s’engager. Mais les décideurs, assurément dans les capitales occidentales, pourraient tirer profit des contacts qui existent souvent depuis longtemps entre les membres des mouvements radicaux et les autres et des efforts de dialogue qui sont déjà entrepris, notamment par les chefs religieux et autres chefs communautaires, les médiateurs non étatiques et les groupes humanitaires. Tous ces acteurs peuvent aider à déchiffrer la dynamique au sein des groupes, faciliter l’accès humanitaire et, par endroits, apaiser la souffrance. Bien que de nombreux mouvements jihadistes aient perpétré des actes de violence horribles à l’encontre des civils, les guerres dans lesquelles ils combattent ont vu aussi de nombreux autres acteurs commettre des atrocités. Les crimes doivent être traités si possible dans le cadre de la justice transnationale, pas jouer un rôle déterminant dans le choix d’engager ou non la discussion.
Les médiateurs sont toujours confrontés à des questions. Quel est le but de l’engagement ? Quels en sont les risques ? Cela sera-t-il favorable aux partisans impopulaires de la ligne dure au détriment de ceux qui sont plus enclins à faire des compromis ? Cela entraînera-t-il des coûts avec les autres ? Qui est le mieux placé pour le faire ? Cela peut-il délégitimer l’usage de la violence par ceux qui ne participent pas ? Même si les réponses peuvent diverger, ces questions sont les mêmes pour le groupe le plus extrême que pour tout mouvement armé. Il est aujourd’hui particulièrement important de considérer tous les groupes – ceux qui ont des objectifs transnationaux comme nationaux – comme des forces de premier plan dans les conflits, et non simplement comme une menace pour l’Occident ; de laisser la porte ouverte à un dialogue ; et d’identifier et d’évaluer les perspectives au fur et à mesure qu’elles se présentent. Les possibilités d’ouvrir de discrets canaux de communication pour au moins essayer de déterminer si des groupes ont des revendications qui pourraient servir de base aux discussions et peuvent être distinguées de celles que l’on ne peut satisfaire, méritent généralement d’être saisies.
- Prévenir les crises ou prévenir l’extrémisme violent ?
L’expansion récente de l’EI et des groupes liés à al-Qaeda insuffle une nouvelle urgence à la prévention des conflits, en particulier dans la bande s’étendant de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie du Sud. Etant donné que ces mouvements risquent de tirer profit de toute nouvelle crise, et que les perspectives de revenir sur leurs acquis ou de mettre fin à la crise diminuent dès qu’ils le font, il est important de consolider les Etats qui ont résisté mais sont vulnérables. Derrière une façade de stabilité, certains Etats (dans le bassin du lac Tchad, le Sahel, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, même dans le Golfe et certainement en Asie centrale) sont fragiles.
La façon dont le programme naissant de lutte contre l’extrémisme violent (LEV) contribue à cela n’est pas encore clair. Le programme a été conçu comme un contrepoids doux à la riposte militarisée au 11 septembre et initialement lancé par des acteurs du développement qui ont reconnu les failles d’une approche centrée exclusivement sur la force.
Ses points d’action ont tendance à inclure la participation civique des communautés ; le refoulement (ou un « contre-récit ») des courants religieux intolérants ; une concentration sur les moyens d’endiguer le flux de combattants étrangers ; et le traitement des « causes profondes » de la radicalisation, souvent liées au manque de perspectives pour les jeunes et, dans certains cas, à la mauvaise gouvernance ou à ses dérives. Divers Etats et les Nations unies mettent l’accent sur des aspects différents : certains l’idéologie ; d’autres les facteurs « d’attraction » ou les voies de recrutement spécifiques qui mènent des individus à adhérer ; d’autres encore les « causes profondes » ou les facteurs « répulsifs ». Le récent plan d’action du Secrétaire général de l’ONU sur la prévention de l’extrémisme violent appelle les Etats à élaborer leurs propres plans d’action comprenant des mesures pour répondre à diverses sources de fragilité.
Une grande partie du programme de LEV a du sens. Le plan des Nations unies met l’accent sur des éléments fondamentaux comme par exemple les griefs qui sous-tendent la capacité des extrémistes à recruter ; les responsabilités des Etats ; et les liens entre la radicalisation et les atteintes aux droits humains, la répression et les dérives de la gouvernance, les aspirations brisées et la marginalisation. Son appel aux Etats membres à ne pas violer les droits humain dans leur riposte est tout aussi important. Bien que le plan n’aille pas jusqu’à lier explicitement les avancées récentes des jihadistes aux politiques des puissances mondiales et régionales au Moyen-Orient, il reconnait que l’extrémisme violent n’émerge pas par hasard et appelle à redoubler d’efforts pour mettre fin aux conflits qui durent.
Etant donné que la quatrième vague doit beaucoup aux échecs des politiques sécuritaires depuis le 11 septembre, critiquer le programme de LEV, conçu précisément pour corriger ces défaillances, peut paraitre malvenu. Mais il peut y avoir des dangers si les pays envisagent les menaces à leur stabilité essentiellement sous le prisme de la LEV.
Premièrement, si reconnaitre les divers facteurs pouvant conduire à l’extrémisme et consacrer des ressources aux efforts pour s’y attaquer est utile, situer les efforts explicitement dans le cadre de la LEV l’est peut-être moins. Beaucoup sont utiles sans y adjoindre des espoirs de déradicalisation qu’ils ne pourraient peut-être pas satisfaire ou qui pourraient les compromettre. Par exemple, créer des emplois pour les jeunes est pertinent mais ne les empêche de rejoindre des groupes extrémistes que dans certaines circonstances. Aider les communautés marginalisées est essentiel, mais le faire pour obtenir du soutien contre les « extrémistes » ou, pire encore, conditionner l’aide au développement en conséquence, peut porter préjudice à cette aide et à ceux qui la fournissent. L’éducation est un droit fondamental de l’enfant ; la situer, ou n’importe quelle obligation de l’Etat à l’égard de ses citoyens dans le cadre de la LEV peut dénaturer la distribution des services publics de base. De même, les femmes militantes devraient être mises à contribution dans l’élaboration des politiques, pas pour dénoncer leurs enfants, comme cela est arrivé dans certains endroits.
Encourager les gouvernements à l’inclusion et la réforme graduelle est généralement la contribution la plus utile que peuvent faire les alliés à la prévention des crises qui offrent des occasions aux extrémistes. Mais apposer sur cette diplomatie le label LEV n’apporte rien.
Deuxièmement, les gouvernements et les Nations unies ne sont peut-être pas les mieux placés pour élaborer eux-mêmes des contre-récits sur la religion, tandis que la cooptation peut affaiblir les imams « amicaux ». Les gouvernements devraient autoriser et protéger l’expression de diverses voix musulmanes, salafistes et autres. De façon peut-être plus importante, et comme démontré, le rôle de l’idéologie comme moteur de la montée des extrémistes n’est pas évident. Bien que le prosélytisme salafiste et l’islamisation, souvent parrainée par l’Etat, de franges de la société aient contribué à préparer le terrain, la quatrième vague doit plus à l’exploitation par les jihadistes de la guerre et de l’effondrement de l’Etat, ou aux groupes armés adoptant des tactiques plus extrêmes au fur et à mesure que s’approfondissent les crises, qu’à une radicalisation antérieure. Pendant les crises, l’appui dont les extrémistes peuvent bénéficier de la part des communautés est dans la plupart des cas moins fondé sur des valeurs partagées et davantage sur ce qu’ils apportent d’autre dans des situations de délitement : la protection contre un régime honni, la résolution rapide des différends, la promotion sociale ou les possibilités d’enrichissement.
Le Tchad est un exemple instructif. Après être d’abord resté à l’écart de la lutte du Nigéria contre Boko Haram, le président Idriss Déby a envoyé des troupes début 2015, alors que la violence commençait à couper les voies du commerce de bétail et à nuire à l’économie tchadienne. Ses forces ont conduit les offensives qui ont délogé les militants des villages qu’ils avaient capturés dans le Nord-Est du Nigéria. En réponse, Boko Haram a commencé à menacer le Tchad et Déby dans des déclarations sur Internet. La crise avait alors déjà traversé la frontière, des militants ayant pénétré dans les environs du lac Tchad et lancé des attentats-suicides à N’Djamena. Déby a sévi contre les communautés lacustres, les accusant d’avoir des liens avec Boko Haram et, comme d’autres gouvernements riverains du lac, a restreint leurs activités de pêche, limitant ainsi leurs moyens de subsistance et s’aliénant des alliés potentiels contre les militants.
L’intrusion progressive du salafisme, principalement financée par les pays du Golfe, a précédé Boko Haram. Comme ailleurs en Afrique, les dirigeants soufis au Tchad déplorent d’avoir perdu du terrain, particulièrement auprès des jeunes, au profit d’imams salafistes plus radicaux. Déby promeut ce qu’il appelle « l’islam africain », un soufisme au goût local, et essaie de limiter les activités des mosquées et des prédicateurs salafistes.
Rien ne porte à croire que les salafistes du Tchad ont des liens avec Boko Haram ou même éprouvent de la sympathie pour le groupe, mais les mesures sévères prises contre les salafistes non violents risquent de favoriser ce qu’elles sont censées empêcher.
Il est probable que Boko Haram conserve sa capacité de nuisance, surtout si le Tchad et ses voisins ne parviennent pas à faire renaitre l’espoir parmi les populations des zones touchées. Dans une moindre mesure, certains salafistes peuvent mettre à rude épreuve la cohésion sociale du pays. Mais la menace la plus sérieuse à moyen terme pour la stabilité émane très certainement de la personnalisation et de l’accaparement du pouvoir par Déby, une tendance aggravée par le resserrement de son alliance avec les puissances occidentales et la formation qu’elles dispensent à ses forces armées pour combattre les jihadistes sur d’autres sols. Sans réforme, il est probable qu’il cause de l’instabilité à l’intérieur des frontières avant de quitter ses fonctions ou laisse le chaos derrière lui. Il y a peu de raisons de penser que l’islam radical serait utilisé comme cadre de la résistance à son régime ou des querelles de succession, même si la propagation du salafisme rend peut-être ce scénario un peu plus vraisemblable. Plus probablement, les jihadistes, que ce soit Boko Haram ou les mouvements plus sophistiqués d’Afrique du Nord et du Sahel, s’infiltreront et tireront profit de n’importe quelle crise, tout comme ils l’ont fait ailleurs, même là où il y avait peu d’antécédents de radicalisation.
Ainsi, alors que les dirigeants africains et d’autres sont à juste titre furieux face au flux incontrôlé d’argent en provenance du Golfe et à destination des prédicateurs intolérants, se concentrer là-dessus au détriment des autres sources de fragilité fait courir le risque de rater l’essentiel. Le moyen le plus sûr pour des groupes liés à l’EI ou à al-Qaeda de s’emparer d’une partie de l’Etat tchadien est de profiter de son effondrement à l’occasion d’une lutte pour le pouvoir et les ressources. Il en va de même dans d’autres Etats du bassin du Lac Tchad, notamment au Cameroun et au Niger, dans certaines parties d’Asie centrale et de nombreuses autres régions. Il est crucial que les mesures contre les jihadistes n’augmentent pas par inadvertance le risque de rupture violente en soutenant des formes de gouvernement fermées et déstabilisatrices.
Le plus inquiétant dans le programme de LEV est peut-être que le terme « extrémisme violent » est vaguement, voire pas du tout défini. Fait-il référence à la doctrine, à la tactique, à la portée ou aux aspirations ? Certains gouvernements occidentaux utilisent surtout cette étiquette comme un euphémisme pour les jihadistes évoqués dans ce rapport ; d’autres classent ainsi des types différents de militants islamiques comme le Hamas ; d’autres encore y incluent de violents mouvements de droite en Europe.
Ainsi, cette étiquette embrouille plutôt qu’elle n’éclaire, en définissant potentiellement diverses formes de protestation, de rébellion et de radicalisme comme « extrémistes violentes ». Si confondre les Talibans et al-Qaeda a été une erreur il y a une quinzaine d’années, créer une catégorie pouvant inclure l’EI, le Hamas, les insurgés des FARC en Colombie et les extrémistes de droite en Occident est analytiquement imparfait et risque d’engager la politique sur une voie permettant aux dirigeants de décrire leurs ennemis comme irréconciliables et d’enfermer leurs pays dans des guerres sans fin contre eux. Même les mouvements examinés dans ce rapport (qui figurent parmi les groupes armés contemporains non étatiques les plus extrêmes en termes de croyances et d’objectifs) comprennent un noyau déterminé, puis beaucoup d’autres membres qui luttent pour une gamme diversifiée de motifs souvent locaux et non idéologiques. Les décideurs devraient décomposer même les mouvements les plus radicaux et chercher des occasions de mettre fin à la violence, au lieu de faire l’amalgame entre ceux-ci et d’autres groupes.
” L’étiquette “extrémiste violent” – tout comme celle de “terroriste” – risque d’éloigner l’élaboration de politiques du jeu politique.
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L’étiquette « extrémiste violent », tout comme celle de « terroriste », risque aussi de délégitimer les doléances et les agendas politiques des groupes – si vagues que soient certains de leurs objectifs – et d’éloigner l’élaboration de politiques du jeu politique. Le plan de l’ONU par exemple, même s’il souligne l’importance du dialogue entre les parties au conflit, semble quand même être sous-tendu par l’assertion que les « extrémistes violents » sont inadmissibles. Cela conduit à l’absence de voie médiane entre les politiques axées pour la plupart sur le développement et la déradicalisation, généralement considérées comme faisant partie de la LEV, et les politiques de lutte contre le terrorisme ou contre-insurrectionnelles. En reprenant à son compte l’étiquette d’« extrémisme violent », le Secrétaire général risque de renforcer l’état d’esprit qui justifie les mesures sécuritaires brutales contre lesquelles il met en garde.
Le programme de LEV est évidemment intéressant, et pas seulement comme correctif aux erreurs précédentes. Il pourrait être utile pour lutter contre le recrutement de l’EI, qui dans de nombreux endroits passe moins par les imams et la religion que par les médias sociaux et joue sur le besoin de fraternité, d’appartenance et la quête de sens. Il pourrait, par exemple, faire progresser la déradicalisation en prison, vivier de recrutement majeur, ainsi que des mesures visant à aider les groupes de jeunes particulièrement vulnérables, réservoir important de recrues potentielles.
Mais il serait plus judicieux que les gouvernements, en élaborant des approches pour contrecarrer l’influence des mouvements extrémistes, restreignent la LEV à une poignée d’activités spécifiques pour lutter contre les facteurs « d’attractivité » selon le contexte et au financement de la recherche sur la radicalisation, dont les mécanismes sont encore mal connus. Les efforts destinés à remédier aux causes profondes de l’instabilité et des conflits doivent, naturellement, être redoublés ; les bailleurs de fonds peuvent utilement transférer les ressources des dépenses militaires et de sécurité vers le traitement de facteurs sous-jacents. Ils doivent toutefois, ainsi que les gouvernements qu’ils soutiennent, réfléchir sérieusement au cas par cas aux avantages d’attribuer à ces efforts l’étiquette de LEV. Par-dessus tout, ils doivent faire participer un large éventail de la population des communautés touchées, notamment les femmes, à l’élaboration et à la formulation des politiques adoptées quelles qu’elles soient.
V. Conclusion
La montée de l’EI en Irak et en Syrie, sa portée ailleurs et la puissance grandissante des groupes liés à al-Qaeda au cours des dernières années constituent une menace majeure. Leur violence, en particulier les manifestations théâtrales de l’EI, leur intolérance et beaucoup d’autres éléments dans leur façon de penser sont des affronts à la grande majorité des musulmans. Leur place de premier plan sur de nombreux champs de bataille actuels complique les efforts déployés pour mettre fin aux guerres et approfondit la souffrance humaine. Les dirigeants mondiaux doivent faire tout leur possible pour réduire la menace qu’ils représentent, les empêcher de recruter, enrayer la propagation de leur idéologie et éviter l’apparition de groupes similaires.
Inverser la quatrième vague nécessite cependant de se concentrer non seulement sur un ennemi facile à haïr, mais aussi sur les conditions qui ont permis son ascension : l’énorme violence subie par les sunnites en Irak et en Syrie ; les bouleversements et l’escalade des rivalités entre les puissances au Moyen-Orient ; le dangereux sentiment de victimisation chez la majorité sunnite du monde arabe ; la montée de la politique identitaire et de la haine sectaire ; l’instabilité de la Libye et du Sahel après l’éviction de Kadhafi ; l’espace idéologique qui s’est ouvert avec la disparition des Frères musulmans ; les maigres perspectives de réforme dans les pays qui n’ont pas encore succombé ; et les difficultés de nombreux Etats à répondre aux besoins des citoyens, en particulier ceux des périphéries, des minorités musulmanes et des populations jeunes en pleine expansion. L’émergence de l’EI met brutalement en lumière le désespoir des sunnites en Irak et en Syrie. Sa capacité à recruter ailleurs, même d’infimes minorités, montre l’échec des Etats à tenir parole autant que la force de ce que propose le mouvement. L’EI suscite une indignation légitime, mais la responsabilité de son ascension est largement partagée et devrait inciter à l’introspection en plus de la condamnation ; à la compassion autant qu’à la répulsion.
Il n’est pas évident de savoir précisément comment se déroulerait une expansion plus poussée. L’interaction entre la menace posée par les jihadistes et d’autres sources de fragilité varie d’un lieu à l’autre. En dépit de leurs stratégies opposées, l’EI autant qu’al-Qaeda ont montré qu’ils peuvent exploiter les clivages le long de lignes multiples – surtout sectaires dans le cas de l’EI, mais aussi entre les générations, entre les communautés et en leur sein, entre ceux qui détiennent le pouvoir et les autres. Leurs attaques terroristes, comme celles de nombreux groupes avant eux, visent à approfondir les divisions, à aggraver les situations qui leur permettent de se développer et à provoquer des réactions ayant les mêmes effets.
Cependant, ces dernières années montrent clairement – en particulier au Moyen-Orient mais pas uniquement – que la guerre et l’effondrement des Etats sont d’énormes aubaines pour les deux mouvements. Résoudre les conflits dans lesquels ils se battent et empêcher des ruptures ailleurs sont des programmes ambitieux, qui requièrent des changements dans les calculs stratégiques de certaines puissances mondiales et régionales et que les dirigeants jusqu’ici peu enclins à réformer le fassent. Mais essayer de contrecarrer l’influence de l’EI et d’al-Qaeda alors que les guerres font rage et que la violence fait les gros titres des médias locaux à travers le monde musulman se révèlera probablement vain. Et tandis que l’un des deux mouvements pourrait provoquer une crise majeure dans une nouvelle région, la voie la plus probable par laquelle l’un ou l’autre pourrait s’emparer d’un territoire ou établir une présence sérieuse ailleurs serait en tirant parti d’un effondrement dans lequel il ne jouerait au début aucun rôle central. Au-delà de leur puissance croissante, le plus grand danger dont ces groupes sont porteurs à un moment particulièrement périlleux de l’histoire mondiale vient du fait qu’ils provoquent des réactions qui renforcent les situations dont ils se nourrissent et, comme les erreurs commises après les attaques du 11 septembre, créent à nouveau de l’instabilité qui fait à nouveau leur jeu.