En Libye, le pouvoir de Tripoli recourt à des drones pour frapper des réseaux de « trafiquants »

La tension est montée d’un cran en Tripolitaine à la suite de raids aériens à Zaouïa, décidés par le premier ministre Dbeibah.

L’épaisse fumée noire s’échappant de quelques bateaux amarrés dans le port d’Al-Maya, visible sur une vidéo partagée sur les réseaux sociaux, ne laisse aucun doute sur la violence et la précision des frappes de drones ayant visé la localité située à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Tripoli dimanche 28 mai.

La rade, habituée au flux continu de migrants débarqués après avoir été interceptés au large par les différents groupes armés formant les garde-côtes libyens, était la cible depuis le 25 mai des forces du « gouvernement d’union nationale » (GUN) siégeant à Tripoli. D’autres lieux aux alentours de la ville de Zaouïa ont également été touchés. Le bilan de ces raids aériens fait état d’au moins deux morts et de plusieurs blessés.

Le ministère de la défense du GUN – autorité s’exerçant principalement en Tripolitaine (ouest) – a expliqué vouloir « ​​nettoyer les zones de la côte ouest et du reste de la Libye de la criminalité » en frappant « les caches de bandes de trafiquants de carburants, de stupéfiants et d’êtres humains ». « Sept bateaux utilisés pour le trafic d’êtres humains, six entrepôts de trafiquants de drogue, des armes et du matériel utilisés par les bandes criminelles et neuf camions-citernes utilisés dans la contrebande de carburant ont été ciblés », a détaillé lundi le ministère qui s’est félicité du « succès des opérations de sécurité ».

La région de Zaouïa est ultrasensible pour la Libye. Depuis le sud désertique du pays où se situent les principaux gisements de gaz et de pétrole, plusieurs oléoducs convergent vers cette ville côtière qui abrite une importante raffinerie, une centrale électrique ainsi qu’un terminal d’exportation du brut.

Luttes d’influence entre milices rivales

Avec le Croissant pétrolier bordant le golfe de Syrte en Cyrénaïque (est) – région contrôlée par le pouvoir rival du maréchal Khalifa Haftar –, Zaouïa est l’une des portes de sortie majeures pour les hydrocarbures libyens, indispensable à la rente pétrogazière. La ville de près de 200 000 habitants est le théâtre régulier d’affrontements et de luttes d’influence entre milices rivales. Au cours des dernières semaines, des habitants de la ville ont manifesté à plusieurs reprises contre l’insécurité ambiante.

L’opération lancée sur ordre du chef du GUN, Abdelhamid Dbeibah, qui occupe aussi les fonctions de ministre de la défense, a suscité de vives objections dans un pays fragmenté entre plusieurs forces politiques et militaires. L’administration générale de la sécurité côtière, l’une des entités des garde-côtes, a vivement condamné les frappes qui ont détruit certains de ses bateaux. La Chambre des représentants (Parlement) basée à Tobrouk et dominée par les partisans du maréchal Haftar a, elle aussi, dénoncé « avec la plus grande fermeté » l’opération militaire à ZaouÏa et menacé de saisir le Conseil de sécurité de l’ONU et la Cour pénale internationale.

Khaled Al-Mishri, président du Haut-Conseil d’Etat, assemblée basée à Tripoli et dotée de simples pouvoirs consultatifs, a pour sa part directement accusé le premier ministre Dbeibah d’être impliqué dans les mêmes activités criminelles qu’il affirme combattre. M. Al-Mishri a appelé le Conseil présidentiel – second pôle du pouvoir exécutif aux côtés du GUN – à empêcher Dbeibah d’utiliser des drones pour « terroriser et affronter ses opposants politiques ».

Le neveu du parlementaire Ali Bouzribah a été blessé par l’une des frappes, a indiqué ce dernier sur les réseaux sociaux précisant que sa maison a été visée. L’influente famille, très implantée à Zaouïa, a régulièrement été opposée à des groupes armés fidèles au premier ministre.
« Cela peut vraiment dégénérer »

« C’est forcément guidé par une motivation politique, analyse Jalel Harchaoui, chercheur associé au Royal United Services Institute for Defence and Security Studies. La voix la plus appuyée, la plus cohérente et la plus opposée à Dbeibah en Tripolitaine sur le plan politique est celle de la famille Bouzribah. »

Le fait que le premier ministre ait délibérément ciblé des groupes opposés à son autorité est révélateur, selon M. Harchaoui, de la teneur de l’opération : « Il y a des contrebandiers notoires qui sont totalement épargnés par Dbeibah. A Zaouïa, les sites qui ont été frappés ne sont pas liés à ses amis politiques qui sont eux-mêmes impliqués dans des activités criminelles. Ce n’est pas une opération contre la criminalité. »L’affaire a des prolongements diplomatiques. « Les dirigeants libyens doivent faire tout leur possible pour désamorcer [la crise à Zaouïa ] et prendre toutes les précautions pour protéger la vie des civils », a appelé l’ambassade américaine à Tripoli qui assure « surveiller de près » la situation à Zaouïa. L’ambassade britannique a qualifié pour sa part d’« inacceptable » l’usage d’armes mettant « en danger la vie des civils ».

Sur le terrain, la tension demeure vive. Pour protester contre les frappes de drones, plusieurs milices locales ont bloqué la route reliant Tripoli à la frontière tunisienne ainsi que les approvisionnements de la centrale électrique de Zaouïa, attisant les craintes d’importantes coupures sur le réseau national. « Cela peut vraiment dégénérer, redoute le chercheur Jalel Harchaoui. Déjà, la fermeture de la centrale électrique de Zaouïa est inquiétante. Derrière, il peut y avoir la fermeture du port de brut ou la saisie du complexe énergétique. On peut se retrouver avec une guerre civile au milieu d’une ville de 200 000 habitants et des infrastructures. Je ne suis pas sûr que Dbeibah sache ce qu’il fait. »

Dans la nuit de dimanche à lundi, des combats ont éclaté dans la capitale Tripoli sans que les deux événements puissent être reliés directement. Pendant plusieurs heures, la « Force Al-Radaa » (« dissuasion ») et la « Brigade 444 », deux groupes soutiens du premier ministre, ont échangé des tirs d’armes en plein cœur de la ville. Ces événements interviennent alors que la Libye fait face à une impasse politique après l’avortement des élections prévues en décembre 2021, échec qui a rouvert les fractures autant entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque qu’au sein même de la Tripolitaine.