De Bamako à Ouaga, les partisans des juntes au pouvoir affichent des positions pro-russes et anti-françaises pour se donner une posture révolutionnaire. Bien commode quand on tente, comme Abdoulaye Maïga devant l’ONU, de masquer un échec politico-sécuritaire.
Depuis sa première édition, en 1946, on a entendu à l’Assemblée générale de l’ONU deux types de discours. Ceux – la grande majorité – qui passent inaperçus, prononcés à une heure tardive devant une poignée de délégués somnolents. Et ceux, beaucoup plus rares, dont l’Histoire se souvient de par la densité de leur contenu et la personnalité de leur auteur : Yasser Arafat en 1974, Nelson Mandela en 2004, mais aussi Ahmed Sékou Touré et Fidel Castro en 1960.
La légitimation par la surenchère
Celui qu’a prononcé, le 24 septembre 2022, le colonel Abdoulaye Maïga, Premier ministre par intérim du Mali, est une sorte d’ovni qui ne relève d’aucune de ces deux catégories. Quoiqu’en disent ses thuriféraires sur les réseaux sociaux et la foule de Maliens enthousiaste qui lui a réservé un accueil de héros à son retour à Bamako trois jours plus tard, ce discours vindicatif n’entrera dans la petite histoire que sous un aspect assez peu mémorable : celui d’un déni de réalité et d’une quête effrénée de légitimité de la part de ce fils de général de 41 ans, qui n’a jamais combattu ni participé aux putschs perpétrés par ses collègues, formé en France, où réside une partie de sa famille, citateur de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny et des philosophes des Lumières, et ancien fonctionnaire de la Cedeao – autant dire que dans le Mali d’aujourd’hui, en proie à toutes les fièvres nationalistes, il a beaucoup à se faire pardonner.
La légitimation par la surenchère est un phénomène connu, tout comme l’est le recours à la violence verbale pour camoufler la vacuité de la vision, l’ineptie de la pensée et le tragique de la réalité. Qualifier de « junte » un gouvernement démocratiquement élu quand on est le porte-parole d’un quarteron de colonels biputschistes ; mettre en doute la nationalité d’un chef d’État étranger en un remugle acide des concepts sectaires et xénophobes de l’ivoirité, de la congolité et de toutes les idéologies racistes du repli identitaire ; brocarder les troisièmes mandats quand on est le Premier ministre d’un régime d’exception issu de coups d’État, qui est à la démocratie ce que la justice militaire est à la justice… En quoi ce résidu appauvri des grands discours anti-impérialistes d’autrefois mériterait-il d’entrer dans l’Histoire ?
Et pourtant : loin de passer inaperçue, la diatribe onusienne du colonel Maïga a atteint son but. Encensée avec zèle sur les comptes d’influenceurs afro-souverainistes dont l’ultra-violence verbale et l’hypertrophie du moi cachent une course frénétique aux followers, elle a eu, sur les réseaux sociaux, presque autant de succès que le clash entre Booba et Maître Gims.
Un clash générateur de buzz en ce monde où il ne s’agit plus de débattre, encore moins d’argumenter, mais de choisir son camp : telle est sans doute la meilleure définition que l’on puisse donner d’un discours construit sur la base de la victimisation, ce constituant majeur de « l’écriture africaine de soi », nous dit Achille Mbembe, laquelle se déroule « selon la trame d’un complot toujours fomenté par des forces hors de toute atteinte ».
Posture révolutionnaire
Afficher des positions anti-françaises et invoquer la complicité de l’ex-colonisateur permet aux entrepreneurs politiques et aux animateurs de l’afrosphère militante de se donner une posture révolutionnaire sans grands risques. Une attitude qui permet aussi aux dirigeants maliens d’éviter de se pencher sur leurs propres responsabilités en agissant comme un couteau suisse de la mauvaise foi : elle offre réponse à tout.
Ainsi, et puisqu’il leur est impossible de nier l’augmentation inquiétante du nombre des victimes de la guerre menée contre les groupes jihadistes tout comme la perte de contrôle de pans entiers du territoire national, les dirigeants de Bamako accusent une « junte française » à la perversité sans limites de fournir « renseignements, armes et munitions » aux terroristes responsables de la mort de 59 de ses propres soldats.
L’imputation, qui n’est pas récente et n’a jamais été étayée par aucune preuve, rappelle irrésistiblement en modèle réduit les délires complotistes d’un Pierre Péan accusant Paul Kagame d’avoir sciemment provoqué le génocide des siens afin d’accéder au pouvoir.
Cette obsession d’une France sorcière entourée de petits démons régionaux n’est pas exempte de contradictions. Tout en laissant leurs encenseurs du net et partisans locaux répéter à l’envi que « la racaille de Barkhane » (sic) a été chassée du Mali de par la volonté du peuple, Abdoulaye Maïga, tout comme son prédécesseur, Choguel Maïga, fustige l’ « abandon en plein vol » de son pays par la France.
Abandon ou libération ? Peu importe après tout. Le mythe d’une France surpuissante mue par une volonté de prédation et d’accaparement sur le continent africain est un procédé narratif bien commode et le fonds de commerce de bien des manipulations, à Bamako certes, mais aussi à Dakar, Abidjan, Ouagadougou, Yaoundé ou ailleurs.
Oui, peu importe que les quinze pays de la zone franc ne représentent que 0,6% du commerce extérieur français et que les exportations françaises vers ces pays soient inférieures à celles destinées à la seule République tchèque. Ce qui compte et qui alimente ce ressentiment contre lequel nulle parade ne semble efficace – au point que des cabinets de conseil en sécurité comme SSF ont créé un « baromètre SAF » (« Sentiment anti-français ») à l’intention de leurs clients –, ce n’est pas la réalité, mais la visibilité et la pérennité.
Visibilité de grands groupes comme Air France, Total, Auchan, Bolloré, Bouygues, Castel, Société générale, qui, pour certains, réalisent en Afrique francophone une part non négligeable de leur chiffre d’affaires. Pérennité d’une politique africaine de soutien ambigu à des régimes perçus comme prédateurs ou peu démocratiques.
Guerre numérique
Si les guerres de libération en Angola, au Mozambique et en Guinée Bissau n’ont pas suscité de « sentiment anti-portugais », pas plus qu’il n’existe de « sentiment anti-britannique » au Kenya malgré la sanglante répression des Mau-Mau, c’est parce que ces ex-puissances coloniales ont su gérer leur départ dans la discrétion et la non-intervention.
Ce ne fut pas, on le sait, le cas de la France et elle en paie aujourd’hui la facture, à la fois réelle et fantasmée. Quoi d’étonnant dès lors si, sur le champ de bataille d’une guerre numérique où les intelligents sont souvent lâches tandis que de sonores imbéciles pérorent et vitupèrent en se répandant en furieuses invectives, des intellectuels de haute volée comme Achille Mbembe, Felwine Sarr, Kako Nubukpo ou Pap Ndiaye, et tous les invités au sommet Afrique-France de Montpellier en octobre 2021, soient traités de « nègres de salon » et de « caniches lobotomisés » pour avoir osé échanger avec Emmanuel Macron ?
Auprès des couches populaires et moyennes urbanisées, surtout jeunes, et au sein de la diaspora, les cyberactivistes anti-français ont beaucoup plus d’audience et d’influence qu’eux, ce qui rend quelque peu vaine, il faut le reconnaître, l’injonction de riposte communicante que le président français a adressée aux diplomates (et aux médias publics) lors de son allocution devant les ambassadeurs, le 1er septembre dernier.
Occasion manquée
Si Abdoulaye Maïga avait su s’extraire de sa logique d’impuissance et de victimisation, il y aurait eu pourtant matière à un bon discours, quatre jours après celui prononcé par Emmanuel Macron à cette même tribune, au cours duquel il avait reproché aux pays du Sud de « mimer le combat des non alignés » et de servir « malgré eux ou secrètement, avec une certaine complicité », le « nouvel impérialisme » russe.
Dire, par exemple, que le Mali voit dans la guerre en Ukraine une bataille autour d’un nouveau rapport de forces en Europe, et non une bataille pour des principes que tout le monde ou presque a violé, y compris la France lorsqu’elle entretient des rapports complaisants avec l’Arabie saoudite en fermant les yeux sur la guerre de Mohammed Ben Salmane au Yémen.
Dire aussi que, pour les Africains, dénoncer une « Russie coloniale » n’a guère de sens ni d’impact après l’intervention occidentale contre Kadhafi en 2011, source principale de l’extension du jihadisme au Sahel, et ajouter que ces mêmes Africains, libres de choisir leurs partenaires, ont bien le droit de conserver ouverts leurs canaux historiques de communication et de coopération avec Moscou.
Expliquer, pourquoi pas, qu’il existe aussi des coups d’État populaires et salutaires – tout au moins au début – et conclure avec l’affaire des 46 soldats ivoiriens, qui ont débarqué quasiment à l’improviste sur le tarmac de l’aéroport de Bamako munis d’ordres de mission incomplets, en signifiant que le Mali méritait un peu plus de sérieux dans le respect des procédures, avant, pourquoi pas, d’annoncer leur libération imminente. Le tout dans le langage décent qui correspond au multi-diplômé qu’il est et convient à « l’héritage des ancêtres » dont il se réclame – la sagesse et la courtoisie ancestrales en moins.
Mais le Premier ministre malien a préféré qualifier les Ivoiriens de « mercenaires » sans dire un mot sur les autres, les vrais, ceux du groupe Wagner au service de la junte. Il a préféré solder ses comptes avec le président Mohamed Bazoum de la pire des manières et sans se rendre compte de ce que révèlent ses propos stigmatisants – car enfin, pourquoi ce dernier, bien que né au Niger, ne serait-il pas Nigérien, si ce n’est parce qu’il est Arabe ? Une analogie qui en dit long sur le regard que portent les dirigeants de Bamako sur les Arabes et Touareg maliens.
Plutôt que d’être écouté, Abdoulaye Maïga a jugé préférable d’être entendu, sûr de son effet auprès des militants de Yerewolo. Le populisme et la paranoïa ont toujours fait bon ménage…
Logique d’isolement
En ce début d’octobre, alors que Bamako se rêve en « capitale de la résistance anti-françafrique », avec Assimi Goïta en réincarnation de Thomas Sankara et l’Algérie de Houari Boumédiène en lointain modèle, la logique d’isolement dans laquelle s’enferme la république des colonels voudrait qu’elle demande aux casques bleus de la Minusma de plier bagages.
Les activistes l’exigent avec insistance, et un tel départ aurait, aux yeux de la junte, le mérite de mettre un terme aux enquêtes sur les exactions commises contre les civils, dont les groupes terroristes sont loin d’avoir l’exclusivité, FAMA et supplétifs russes n’étant pas en reste comme nul ne l’ignore.
Un avantage donc, mais aussi un inconvénient de taille : il n’y aura plus personne pour jouer le rôle de bouc émissaire et éviter par conséquence aux dirigeants maliens de répondre à la seule question qui vaille en ce moment. Pourquoi, à la date du 15 septembre, dénombrait-on déjà deux fois plus de victimes de l’insécurité en neuf mois qu’au cours de toute l’année précédente, soit plus de 3 600 morts ?
Certes, il sera toujours loisible à Abdoulaye Maïga d’entonner l’inépuisable refrain du « C’est la faute à la France ». Mais il arrive un moment où, pour paraphraser Abraham Lincoln, « on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps ».
Assimi Goïta et la camarilla du comité militaire de transition auraient tort de se réjouir trop tôt de la chute, le 2 octobre, du colonel Damiba, sous le prétexte que ce dernier était « pro-français » et plus que réservé quant à l’hypothèse d’un recours rémunéré aux services du groupe mercenaire Wagner.
La prise du pouvoir, au Burkina Faso, par le capitaine Ibrahim Traoré sanctionne en effet un échec sécuritaire massif, similaire à celui que connaît le Mali, en même temps qu’il traduit la volonté de revanche des hommes de troupe sur un corps d’élite particulièrement choyé, celui des Forces spéciales auquel appartiennent Damiba, Goïta et le Guinéen Doumbouya, ainsi que la tendance des colonels et de leurs proches à l’embourgeoisement citadin.
Certes, tel n’est pas l’unique motif du énième putsch de Ouagadougou, applaudi par une foule décidément bien veule puisque rigoureusement identique à celle qui, il y a huit mois, célébrait l’infortuné Damiba. Son tombeur faisait en effet partie des jeunes officiers qui l’avaient aidé à renverser, en janvier dernier, le président démocratiquement élu Roch Marc Christian Kaboré.
Or nul n’ignore que ceux qui ont participé à un coup d’État, soit qu’ils ne s’estiment pas assez récompensés, soit qu’ils aient pris goût à la conjuration, seront toujours les premiers à comploter contre celui qui, à leurs yeux, leur doit tout. D’où l’idée répandue que l’auteur d’un putsch doit d’abord se débarrasser de ceux qui l’ont aidé à le perpétrer – ce que n’a pas fait le très consensuel Paul-Henri Damiba, pour son plus grand malheur.
Il est évidemment trop tôt pour dire si Ibrahim Traoré, capitaine de 34 ans au langage structuré, s’alignera sur les positions anti-françaises et pro-russes des dirigeants maliens et d’une partie de la société civile burkinabè. La tonalité de ses premières déclarations et le fait qu’il ait accordé à RFI, radio française vouée aux gémonies par les afro-souverainistes de Bamako, l’une de ses toutes premières interviews semblent indiquer, si ce n’est le contraire, à tout le moins sa volonté de mener une politique autonome.
Sa priorité absolue, assure-t-il, est de mettre fin à l’interminable martyrologue des populations du Nord et de l’Est. Comme son prédécesseur, qui s’était emparé du pouvoir avec les mêmes intentions, c’est sur sa capacité à relever ce défi en se gardant de toute fuite en avant idéologique à la malienne qu’il sera jugé. En viendrait-il à échouer qu’après le temps des colonels, puis des capitaines, surgira celui des lieutenants. Toujours aussi populaires, toujours aussi éphémères, les militaires continueront de squatter les plateaux de la télévision entourés de séides masqués, armés jusqu’aux dents. Et de promettre un avenir aussi radieux qu’un mirage dans le désert du Yatenga.