Le 7 octobre 2023 aura probablement été un accélérateur de la décomposition de l’entité sioniste. Non pas en raison de ses effets militaires, somme toute limités, mais en raison de la réaction des autorités sionistes qui ont entrepris de livrer une guerre contre la population civile de Gaza au prétexte d’éliminer le Hamas.
Or, non seulement le Hamas n’a pas été éliminé en 9 mois de destructions et de tueries de civils, mais la branche militaire de l’organisation s’est renforcée et lutte avec une certaine efficacité contre la Haganah en coordination avec d’autres forces palestiniennes, dont le Front populaire de Libération de la Palestine (FPLP), le Jihad islamique et une branche du Fatah.
D’autres développements à l’international cette fois, comme la procédure intentée par l’Afrique du Sud contre le régime sioniste auprès de la Cour internationale de Justice, procédure rejointe par d’autres pays comme la Belgique, Cuba et l’Irlande constituent des revers sérieux qui remettent en cause le statut de l’entité sioniste dans la communauté internationale. À cela il faut ajouter la mobilisation des sociétés civiles et notamment de la jeunesse, y compris juive, dans de nombreux pays en solidarité avec le peuple palestinien.
Enfin il faut compter avec les contradictions internes de l’entité. L’historien Ilan Pappé résume ces contradictions en une opposition entre «l’État sioniste» tel que conçu par ses fondateurs, souvent non croyants ou non pratiquants, sur le modèle de l’Europe libérale et «l’État de Judée» dont les promoteurs, très présents dans les colonies de Cisjordanie, veulent que leur État de nature religieuse s’étende du fleuve à la mer.
Ces contradictions particulièrement apparentes aujourd’hui, à l’intérieur même du gouvernement, devraient s’aiguiser toujours plus et pourraient entraîner à terme un effondrement de l’entité sioniste.
Un signe annonciateur de cet effondrement à venir pourrait être le départ, probablement sans retour, de centaines de milliers de ressortissants sionistes depuis le 7 octobre.
L’effondrement du sionisme
L’attaque du Hamas le 7 octobre peut être comparée à un séisme qui frappe un vieil édifice. Les fissures commençaient déjà à apparaître, mais elles sont désormais visibles dans ses fondations mêmes. Plus de 120 ans après sa création, le projet sioniste en Palestine – l’idée d’imposer un État juif à un pays arabe, musulman et moyen-oriental – pourrait-il se retrouver confronté à la perspective d’un effondrement ? Historiquement, une multitude de facteurs peuvent faire chavirer un État. Cela peut être le résultat d’attaques continues par des pays voisins ou du fait d’une guerre civile chronique. Cela peut être dû à l’effondrement d’institutions publiques, qui deviennent incapables de fournir des services aux citoyens. Souvent, cela commence par un lent processus de désintégration qui prend de l’ampleur et qui, en peu de temps, détruit des structures qui semblaient autrefois solides et inébranlables.
La difficulté réside dans la détection des premiers indices d’effondrement. Ici, je soutiendrai que ces éléments sont plus clairs que jamais dans le cas d’Israël. Nous assistons à un processus historique – ou, plus précisément, au début d’un processus – qui aboutira probablement à la fin du sionisme. Et si mon diagnostic est exact, nous entrons également dans une conjoncture particulièrement dangereuse. Car une fois qu’Israël aura pris conscience de l’ampleur de la crise, il déploiera une force féroce et débridée pour tenter de la contenir, comme l’a fait le régime de l’apartheid sud-africain au cours de ses derniers jours.
Un premier indicateur est la fracturation de la société juive israélienne. Elle est aujourd’hui composée de deux camps rivaux qui ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente. La fracture provient de l’anomalie qui consiste à définir le judaïsme comme un nationalisme. Alors que l’identité juive en Israël a parfois semblé n’être qu’un sujet de débat théorique entre factions religieuses et laïques, elle est aujourd’hui devenue une lutte sur le caractère de la sphère publique et de l’État lui-même. Cette lutte se déroule non seulement dans les médias mais aussi dans la rue.
L’un des camps peut être appelé «l’État d’Israël». Il comprend des juifs européens laïcs, libéraux et, pour la plupart d’entre eux mais pas exclusivement, des juifs de la classe moyenne et leurs descendants, qui ont joué un rôle déterminant dans la création de l’État en 1948 et y sont restés hégémoniques jusqu’à la fin du siècle dernier. Ne vous y trompez pas, leur défense des «valeurs démocratiques libérales» n’affecte pas leur engagement envers le système d’apartheid imposé, de diverses manières, à tous les Palestiniens vivant entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Leur souhait fondamental est que les citoyens juifs vivent dans une société démocratique et pluraliste dont les Arabes sont exclus.
L’autre camp est celui de l’«État de Judée», né parmi les colons de Cisjordanie occupée. Il bénéficie d’un soutien croissant dans le pays et constitue la base électorale qui a assuré la victoire de Netanyahou aux élections de novembre 2022. Son influence dans les hautes sphères de l’armée et des services de sécurité israéliens croît de manière exponentielle. L’État de Judée veut qu’Israël devienne une théocratie qui s’étende sur l’ensemble de la Palestine historique. Pour y parvenir, il est déterminé à réduire le nombre de Palestiniens au strict minimum et envisage la construction d’un troisième Temple à la place de la mosquée al-Aqsa. Ses membres pensent que cela leur permettra de renouer avec l’âge d’or des royaumes bibliques. Pour eux, les juifs laïcs sont aussi hérétiques que les Palestiniens s’ils refusent de se joindre à cette entreprise.
Les deux camps avaient commencé à s’affronter violemment avant le 7 octobre. Pendant les premières semaines qui ont suivi l’attaque, ils ont semblé mettre leurs divergences de côté face à un ennemi commun. Mais c’était une illusion. Le combat ans la rue a repris et il est difficile d’imaginer ce qui pourrait conduire à une réconciliation. L’issue la plus probable se dessine déjà sous nos yeux. Plus d’un demi-million d’Israéliens, représentant l’État d’Israël [c.à.d. des «libéraux»], ont quitté le pays depuis octobre, signe que le pays est en train d’être englouti par l’État de Judée. C’est un projet politique que le monde arabe, et peut-être même le monde dans son ensemble, ne tolérera pas sur le long terme.
Le deuxième indicateur est la crise économique en Israël. La classe politique ne semble pas avoir de plan pour équilibrer les finances publiques dans un contexte de conflits armés perpétuels, au-delà d’une dépendance croissante à l’aide financière américaine. Au dernier trimestre de l’année dernière, l’économie s’est effondrée de près de 20% ; depuis, la reprise est fragile. Il est peu probable que l’engagement de Washington pour un montant de 14 milliards de dollars puisse inverser la tendance. Au contraire, le fardeau économique ne fera qu’empirer si Israël donne suite à son intention d’entrer en guerre contre le Hezbollah tout en intensifiant ses activités militaires en Cisjordanie, à un moment où certains pays – dont la Turquie et la Colombie – ont commencé à appliquer des sanctions économiques.
La crise est encore aggravée par l’incompétence du ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui canalise constamment de l’argent vers les colonies juives de Cisjordanie mais semble par ailleurs incapable de diriger son ministère. Le conflit entre l’État d’Israël et l’État de Judée, ainsi que les événements du 7 octobre, poussent entre-temps une partie de l’élite économique et financière à transférer leurs capitaux hors de l’État. Ceux qui envisagent de délocaliser leurs investissements constituent une part importante des 20% d’Israéliens qui paient 80% des impôts.
Le troisième indicateur est l’isolement international croissant d’Israël, qui devient progressivement un État paria. Ce processus a commencé avant le 7 octobre mais s’est intensifié depuis le début du génocide. Cela se reflète dans les positions sans précédent adoptées par la Cour internationale de Justice et la Cour pénale internationale. Auparavant, le mouvement mondial de solidarité avec la Palestine était parvenu à inciter les gens à participer à des initiatives de boycott, mais il n’avait pas réussi à faire avancer la perspective de sanctions internationales. Dans la plupart des pays occidentaux, le soutien à Israël est resté inébranlable au sein de l’establishment politique et économique.
Dans ce contexte, les récentes décisions de la CIJ et de la CPI – selon lesquelles Israël est peut-être en train de commettre un génocide, qu’il doit mettre un terme à son offensive à Rafah et que ses dirigeants doivent être arrêtés pour crimes de guerre [l’émission de mandats d’arrêt contre Gallant et Netanyahou n’a pas encore été décidée à ce jour, NdT]– doivent être considérées comme une tentative de tenir compte des opinions de la société civile mondiale, plutôt que de simplement refléter l’opinion d’une élite. Les tribunaux n’ont pas freiné les attaques brutales contre la population de Gaza et de Cisjordanie. Mais ils ont contribué au nombre croissant de critiques adressées à l’État israélien, qui viennent de plus en plus d’en haut comme d’en bas.
Le quatrième indicateur, interconnecté avec ce qui précède, est le changement radical qui s’opère parmi les jeunes juifs du monde entier. Après les événements des neuf derniers mois, beaucoup semblent désormais prêts à abandonner leur lien avec Israël et le sionisme et à participer activement au mouvement de solidarité avec la Palestine. Les communautés juives, notamment aux États-Unis, ont toujours fourni à Israël une immunité efficace contre la critique. La perte, ou du moins partielle, de ce soutien a des conséquences majeures sur la réputation du pays dans le monde. L’AIPAC peut toujours compter sur les sionistes chrétiens pour lui fournir de l’aide et consolider son adhésion, mais sans base juive significative, elle ne sera plus la même organisation redoutable. Le pouvoir du lobby s’érode.
Le cinquième indicateur est la faiblesse de l’armée israélienne. Il ne fait aucun doute que Tsahal reste une force puissante disposant d’un armement ultra-moderne. Pourtant, ses limites ont été révélées le 7 octobre. De nombreux Israéliens estiment que l’armée a été extrêmement chanceuse, car la situation aurait pu être bien pire si le Hezbollah s’était joint à une attaque coordonnée. Depuis lors, Israël a montré qu’il dépendait désespérément d’une coalition régionale, dirigée par les États-Unis, pour se défendre contre l’Iran, dont l’attaque d’avertissement en avril a vu le déploiement d’environ 170 drones ainsi que de missiles balistiques guidés. Plus que jamais, le projet sioniste dépend de la livraison rapide d’énormes quantités de matériels de la part des Américains, sans lesquelles il ne pourrait même pas combattre une petite armée de guérilla dans le sud.
Il existe désormais au sein de la population juive du pays une perception largement répandue du manque de préparation et de l’incapacité d’Israël à se défendre. Cela a conduit à des pressions majeures pour supprimer l’exemption militaire accordée aux juifs ultra-orthodoxes – en vigueur depuis 1948 – et commencer à les enrôler par milliers. Cela ne fera guère de différence sur le champ de bataille, mais cela reflète l’ampleur du pessimisme à l’égard de l’armée – qui, à son tour, a approfondi les divisions politiques au sein d’Israël.
Le dernier indicateur est le regain d’énergie de la jeune génération palestinienne. Elle est beaucoup plus unie, organiquement connectée et a une vision plus claire de ses perspectives que l’élite politique palestinienne. Étant donné que la population de Gaza et de Cisjordanie est l’une des plus jeunes du monde, cette nouvelle cohorte aura une influence immense sur le cours de la lutte pour la libération. Les discussions qui ont lieu au sein des groupes de jeunes palestiniens montrent qu’ils sont préoccupés par la création d’une organisation véritablement démocratique – soit une OLP renouvelée, soit une nouvelle organisation – qui poursuivra une vision d’émancipation qui est à l’opposé de la campagne de l’Autorité palestinienne pour la reconnaissance en tant qu’État. Ils semblent privilégier la solution à un seul État au modèle discrédité de deux États.
Seront-ils capables d’élaborer une réponse efficace devant le déclin du sionisme ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. L’effondrement d’un projet d’État n’est pas toujours suivi d’une alternative plus brillante. Ailleurs au Moyen-Orient – en Syrie, au Yémen et en Libye – nous avons vu à quel point les résultats peuvent être sanglants et prolongés dans le temps. Dans ce cas, il s’agirait de décolonisation, et le siècle précédent a montré que les réalités postcoloniales n’améliorent pas toujours la condition coloniale. Seule l’action des Palestiniens peut nous faire avancer dans la bonne direction. Je crois que tôt ou tard, une fusion explosive de ces indicateurs entraînera la destruction du projet sioniste en Palestine. Lorsque cela se produira, nous devons espérer qu’un mouvement de libération robuste sera là pour combler le vide.
Pendant plus de 56 ans, ce que l’on a appelé le «processus de paix» – un processus qui n’a mené à rien – était en fait une série d’initiatives américano-israéliennes auxquelles les Palestiniens étaient invités à réagir. Aujourd’hui, la «paix» doit être remplacée par la décolonisation, et les Palestiniens doivent pouvoir exprimer leur vision de la région, tandis qu’on demandera aux Israéliens de réagir. Ce serait la première fois, du moins depuis de nombreuses décennies, que le mouvement palestinien prendrait l’initiative d’exposer ses propositions pour une Palestine postcoloniale et non sioniste (ou quel que soit le nom de la nouvelle entité). Ce faisant, il se tournera probablement vers l’Europe (peut-être vers les cantons suisses et le modèle belge) ou, plus justement, vers les anciennes structures de l’est de la Méditerranée, où des groupes religieux sécularisés se sont progressivement transformés en groupes ethnoculturels vivant côte à côte sur le même territoire.
Que les gens accueillent favorablement cette idée ou la redoutent, l’effondrement d’Israël est devenu prévisible. Cette possibilité devrait éclairer la conversation à long terme sur l’avenir de la région. Cette question sera mise à l’ordre du jour à mesure que les gens se rendront compte que la tentative, menée un siècle durant par la Grande-Bretagne puis les États-Unis, d’imposer un État juif à un pays arabe touche lentement à sa fin. Ce fut un succès suffisant pour créer une société de millions de colons, dont beaucoup appartiennent désormais à la deuxième ou à la troisième génération. Mais leur présence dépend toujours, comme à leur arrivée, de leur capacité à imposer violemment leur volonté à des millions d’indigènes, qui n’ont jamais abandonné leur lutte pour l’autodétermination et la liberté dans leur pays d’origine. Dans les décennies à venir, les colons devront abandonner cette approche et montrer leur volonté de vivre en citoyens égaux dans une Palestine libérée et décolonisée.