La semaine dernière, dans un important discours télévisé, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a menacé Chypre d’une action militaire si elle poursuivait sa coopération militaire avec Israël, dont l’armée s’est entraînée dans cette nation insulaire en vue d’une attaque contre le Liban.
Benjamin Netanyahou avec le président chypriote Nikos Christodoulides à Jérusalem, le 11 mai 2023 (compte X du Président de la République de Chypre)
Nasrallah n’a pas mâché ses mots : «Ouvrir les aéroports et les bases chypriotes à l’ennemi israélien pour cibler le Liban signifierait que le gouvernement chypriote fait partie de la guerre, et que la résistance la traitera dans le cadre de la guerre».
En effet, les Chypriotes sont non seulement devenus des amis proches d’Israël, mais aussi un allié majeur des États-Unis. Le ministre chypriote des Affaires étrangères, Constantinos Kombos, s’est rendu aux États-Unis le 17 juin et a coordonné avec le secrétaire d’État Antony Blinken le rôle que les Américains ont assigné à Chypre dans la situation actuelle au Moyen-Orient.
En réponse à Nasrallah, le président chypriote Nikos Christolides a nié toute implication chypriote dans la guerre génocidaire israélienne en cours contre les Palestiniens et dans sa guerre contre le Liban.
Chypre a également affirmé n’avoir aucun contrôle sur les deux bases militaires britanniques présentes dans le pays, qui coopèrent militairement avec Israël.
Cependant, Kornelios Korneliou, l’ambassadeur chypriote en Israël, a répondu de manière plus hostile à Nasrallah. Il a réaffirmé les relations étroites entre Israël et Chypre, qui, a-t-il conclu joyeusement, déplaisent certainement au leader du Hezbollah.
Une «histoire d’amour»
La récente histoire d’amour entre Chypre et Israël est en gestation depuis plus de trois décennies. Pourtant, l’étroitesse de cette relation n’est apparue qu’en mars 2011, lorsque l’ancien président Dimitris Christofias, du Parti progressiste des travailleurs communiste, s’est rendu en visite officielle en Israël.
Benjamin Netanyahou a rendu la pareille et est devenu, en 2012, le premier Premier ministre israélien à effectuer une visite officielle à Chypre.
Alors que les principaux intérêts communs semblaient initialement concerner les réserves de gaz méditerranéennes situées entre Chypre et les rives orientales de la Méditerranée, une coopération bien plus poussée s’est mise en place, dont l’aide d’Israël pour approfondir les relations entre les États-Unis et Chypre.
Le leader chypriote de gauche n’est pas le seul membre de gauche de l’UE à entretenir des liens étroits avec Israël. Une chaleur similaire envers Israël a été mise à l’ordre du jour lorsque que le parti de gauche Syriza est arrivé au pouvoir en Grèce en 2015.
En 2021, Chypre et la Grèce [et la France, NdT] ont participé à des exercices navals avec Israël.
Mais si Chypre n’a commencé à se rapprocher d’Israël que récemment dans son histoire, les sionistes chrétiens et juifs sont impliqués depuis bien plus longtemps dans les affaires chypriotes.
Lors de la prise de Chypre par les Britanniques en 1878, le Jewish Chronicle de Londres écrivait : «Chypre était autrefois le siège d’une colonie juive florissante… Pourquoi ne pourrait-il pas en être de même à nouveau ?»
L’article appelait les juifs de Palestine et de la Grande Syrie à émigrer vers l’île, car Chypre «leur offre les mêmes attraits tentants qu’aux juifs d’autrefois, voire plus. Elle se trouve à une journée de navigation du continent. Et pour la première fois dans l’histoire du monde, les juifs de Palestine ont la possibilité de vivre sous les institutions bienfaisantes des règles les plus éclairées et les plus libérales [de Grande-Bretagne], sans se soumettre à la douleur d’une migration vers des climats lointains et sans renoncer à leur mode de vie oriental».
Les Britanniques ont annexé Chypre en 1914 lorsque les Ottomans ont rejoint les puissances centrales, et Chypre est devenue une colonie de la couronne britannique en 1925.
Une colonie sioniste ?
Les sionistes ont toujours fait référence aux anciennes colonies hébraïques de Chypre, dont l’ancien nom hébreu (qui est encore utilisé en hébreu moderne) est «kafrisim», y compris Paphos et Salamine, comme un précédent pour une future colonisation. Ce sont cependant les israélites britanniques qui sont devenus le groupe protestant britannique le plus ardent à soutenir la colonisation juive.
Fondé en 1874, le groupe était composé d’ardents sionistes qui avaient l’intention d’envoyer des juifs en «Terre Sainte». Ils ont créé le Fonds de colonisation syrienne (également connu sous le nom de Société de secours aux juifs persécutés), qui a reçu des dons en Angleterre et a pu acheter des terres près de la Palestine.
Ils ont commencé à envoyer des immigrants juifs d’Europe de l’Est d’Angleterre vers leurs nouvelles colonies. La première colonie juive a été créée dans la ville portuaire de Lattaquié, au nord-ouest de la Syrie, en 1882, mais n’a duré qu’un an.
En 1883, les colons juifs de Lattaquié, ainsi que d’autres juifs de Russie, furent transférés à Chypre pour y établir une colonie juive. Ils installèrent la colonie au sud-ouest de l’île, près du village de Kouklia. Les colons, cependant, n’étaient pas satisfaits du travail agricole et décidèrent de partir en 1884.
Chypre avait déjà intéressé Davis Trietsch, un des premiers militants protosionistes juifs allemands.
En 1893, Trietsch a exprimé son intérêt pour ce qui devait être fait avec Chypre :
«C’était là une terre dont les Anglais ne savaient que faire, tandis que, d’un autre côté, les juifs cherchaient partout un lieu d’installation pour leurs frères… Chypre était à proximité immédiate de la Palestine. Je savais que parmi les juifs il existait un désir de coloniser la Palestine mais cela (…) n’a pas pu se réaliser en raison de la position du gouvernement turc. Il m’est alors apparu que l’idée naturelle et belle d’un retour à l’Ancienne Terre pouvait très bien être combinée avec une colonisation à Chypre – que l’Angleterre y reste ou non».
Lorsqu’il tomba sur le pamphlet du fondateur du sionisme Theodor Herzl «L’État des juifs», publié en 1896, Trietsch décida d’assister au premier congrès sioniste à Bâle en 1897. Quelques semaines après la conférence, il écrivit à Herzl au sujet de son idée et a entretenu une correspondance constante avec lui à ce sujet.
Avec le soutien de Herzl, Trietsch s’adressa au Troisième Congrès sioniste en 1899 sur la question, mais peu d’entre eux furent d’accord avec lui. Il plaida lors du cinquième Congrès sioniste en 1901 en faveur de la conception d’une «Grande Palestine», dont Chypre ferait partie. Par conséquent, la colonisation de l’île ferait partie du projet sioniste plutôt qu’une alternative à celui-ci.
C’est là que Chypre est devenue un lieu potentiel de colonisation juive.
«Grande Palestine»
En 1897, l’Association juive de colonisation (JCA) avait établi une colonie juive à Chypre pour les juifs russes, qui furent rejoints par des colons juifs russes venus de Palestine.
La colonie de Margo-Tchiflik, à 14 km de Nicosie, comptait moins de 200 habitants et a finalement été démantelée en 1927 lorsque ses colons ont choisi de coloniser la Palestine.
Peu après que Herzl, le fondateur de l’Organisation sioniste mondiale, ait identifié la Grande-Bretagne comme le sponsor idéal de la colonisation juive, il a eu des entretiens privés avec des responsables britanniques. Il a précisé par où commencer la colonisation juive.
Lorsque Herzl rencontra le secrétaire britannique aux Colonies Joseph Chamberlain, il proposa Chypre (où la JCA possédait déjà une colonie), El-Arish et la péninsule du Sinaï.
Chamberlain, un sioniste chrétien et antisémite qui s’opposait à l’immigration juive d’Europe de l’Est en Grande-Bretagne, était favorable mais affirmait que la Grande-Bretagne n’expulserait pas les Grecs et les «musulmans» de Chypre pour le bien des colons juifs.
Herzl a expliqué son projet de créer une «Compagnie juive de l’Est» dotée d’un capital de 5 millions de livres sterling (24,5 millions de dollars) pour coloniser le Sinaï et El-Arish, argent qui attirerait les Chypriotes : «Les musulmans s’éloigneront, les Grecs vendront volontiers leurs terres à un bon prix et migreront vers Athènes ou la Crète».
Cependant, étant donné les réserves de Chamberlain quant à l’expulsion des Chypriotes, l’alternative égyptienne est devenue plus pratique. Herzl et d’autres sionistes se sont rendus en Égypte en 1903. Ils ont rencontré son gouverneur colonial britannique, Lord Cromer, pour négocier la colonisation juive de la région située entre le Nil et le canal de Suez.
Le projet ne s’est toutefois pas concrétisé en raison des conditions arides de la région, conclusion à laquelle sont parvenus les envoyés sionistes sur le terrain.
Herzl et Trietsch en sont venus aux mains lors du sixième congrès sioniste en 1903 à propos de l’abandon des projets de Grande Palestine à Chypre, au Sinaï et à El-Arish. Cela s’est produit à la suite d’une nouvelle offre britannique de l’Ouganda pour la colonisation juive, un territoire qui ne faisait pas partie de la «Grande Palestine» imaginée par les sionistes. Les plans pour Chypre ne se sont pas non plus concrétisés.
Après la Première Guerre mondiale, les sionistes obtinrent le parrainage britannique pour leur projet de colonisation en Palestine. En effet, les sionistes feraient bon usage des méthodes coloniales britanniques utilisées à Chypre pour diviser les Chypriotes musulmans et chrétiens.
En janvier 1922, le haut-commissaire sioniste britannique en Palestine mandataire, Herbert Samuel, a inventé un nouveau bureau confessionnel pour les musulmans palestiniens qu’il a nommé Conseil suprême musulman afin de saper la solidarité intercommunautaire entre musulmans palestiniens et chrétiens. Il l’a modelé sur la politique coloniale britannique antérieure envers les musulmans indigènes de Chypre.
État paria
Avant que Chypre n’adopte la toxicité prosioniste de l’UE, comme l’avait fait la Grèce, Chypre avait historiquement défendu les Palestiniens et leurs droits et reconnu l’État de Palestine.
Sa position pro-palestinienne était telle qu’en 1993, Israël a déclaré la première dame Androulla Vassiliou, épouse du président chypriote George Vasiliou, persona non grata en Israël lorsqu’une délégation qu’elle dirigeait a tenté de rencontrer Yasser Arafat, président de l’Autorité palestinienne, que les Israéliens avaient assigné à résidence dans ses bureaux à Ramallah.
Aujourd’hui, alors que de plus en plus de pays rompent leurs relations et imposent des sanctions à Israël, les liens chypriotes avec la colonie israélienne continuent de se renforcer.
L’isolement du pays et sa transformation en un État paria sur le plan international semblent incongrus pour les Chypriotes.
S’ils trouvent effectivement la colonisation juive et les guerres génocidaires israéliennes en Palestine suffisamment irréprochables pour maintenir des relations chaleureuses et une coopération militaire, peut-être pourraient-ils proposer leur propre pays à la colonisation juive et raviver les rêves sionistes de s’emparer de l’île.
Cela est d’autant plus vrai que l’ambassade de Chypre à Tel-Aviv célèbre les anciennes colonies hébraïques de son pays. Bizarrement, il ne semble pas célébrer les colonies de Kouklia ou de Margo-Tchiflik.
Peut-être, étant donné cet accueil chypriote, les sionistes pourraient-ils lancer un nouvel appel au «retour» des juifs modernes dans les anciennes colonies hébraïques de Kafrisin et dans les plus récentes colonies sionistes de Kouklia et Margo-Tchiflik ? Cela pourrait réduire leur colonisation incessante des terres des Palestiniens.