En 2008, lors d’une visite à Paris, Shimon Perez avait rallié la France à son projet qui devait relier la mer Rouge à la mer Morte. Les médias français avaient surtout retenu son initiative de «Vallée de la paix», ou vallée d’Arava, territoire situé aux confins de la Cisjordanie, de la Jordanie et d’Israël, dont il prétendait faire un exemple de développement partagé avec l’idée que «l’économie peut être le bulldozer de la paix»1. Une idée tellement enthousiasmante qu’elle a fini par laisser croire aux colonisateurs et à leurs associés qu’il suffit de quelques poignées de dollars, pour que les Palestiniens abandonnent leur terre aux sionistes et jettent les clés de leurs foyers transmises de génération en génération. C’est aussi bien le cas des administrations occidentales que des administrateurs «de pays frères qualifiés de pays modérés et/ou normalisateurs», pour lesquels les miettes distribuées avec parcimonie sont des investissements pour encore plus de profits.
Et le comble du mépris a été atteint avec le choix du slogan «Gardien de la prospérité», pour une opération guerrière consistant à frapper les Yéménites dont les actions en mer rouge, en soutien aux Palestiniens, se résumaient manifestement à amener Israël à cesser d’affamer, d’assoiffer, de martyriser et de bombarder la population de Gaza, en dépit du fait qu’ils ont été eux-mêmes martyrisés et bombardés ces huit dernières années par une bonne partie des mêmes prédateurs.
La prospérité ! La prospérité de qui et à travers quels projets ? C’est ce que nous explique l’écrivain et analyste politique jordanien Mowaffaq Mohadin.
La géopolitique est un domaine scientifique qui a prospéré en Allemagne à la fin du XIXe siècle grâce surtout au géographe allemand Friedrich Ratzel et sa théorie du Lebensraum2, ou la théorie de l’espace vital (Théorie ayant justifié l’expansionnisme de l’État allemand pendant la Seconde Guerre mondiale ; NdT).
Ce domaine a ensuite été développé par le Britannique Halford Mackinder (le créateur de la théorie du Heartland) et d’autres, dont l’Américain Nicholas Spykman, avant que le cerveau de l’impérialisme mondial Zbigniew Brzeziński ne s’en inspire durant la Guerre froide pour se concentrer sur le heartland russe dans le cadre de son projet eurasien.
L’Égypte compte aussi des noms importants dans ce domaine, dont le président Gamal Abdel Nasser par la correspondance de l’idée de la nation avec celle de l’espace vital, Gamal Hamdan par son ouvrage intitulé «La personnalité de l’Égypte», et Mohamed Hassanein Heikal : l’un des éditorialistes les plus connus du monde arabe.
L’Orient arabe et musulman est, en effet, un monde de géographie politique. D’une part, en raison de sa situation sensible sur la carte du commerce et des guerres vécues à travers l’histoire, lesquelles ont influé sur les transformations sociales et idéologiques, le mode de production, les alliances commerciales et militaires ; autant de sujets appréhendés par Victor Sahab et Samir Amin. D’autre part, en raison des projets politiques élaborés au XXe siècle, tels le projet panarabe de l’unification du Croissant Fertile et le projet de la Grande Syrie, jusqu’aux projets récents liés à la Guerre des ports et des routes historiques, telles les nouvelles routes de la soie initiées par la Chine (BRI) et le projet récent de corridor économique appelé Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC) qui rejoindra l’Inde à l’Europe en passant par la Palestine occupée.
C’est pourquoi la guerre en cours nécessite une vision large de la région arabe englobant ses propres perceptions et ses projets stratégiques, notamment au niveau de l’arc Égypte-Syrie-Irak sur les terres duquel de grandes nations sont nées et ont disparu tout en restant étroitement liées à la géographie et donc, aux corridors terrestres et maritimes ; en l’occurrence, Bab el-Mandeb, Haïfa, Ashkelon et Gaza.
D’où l’intérêt sioniste et colonialiste à empêcher la constitution de cet arc régional, que ce soit à l’époque de Méhémet Ali (1760-1849) ou à l’époque de Gamal Abdel Nasser (1918-1970), par les Accords de Sykes-Picot (1916) et la Déclaration Balfour (1917) et, de nos jours, par la diabolisation de toute tentative de continuité entre la Syrie et l’Irak conformément au discours de l’axe de la Résistance. Une diabolisation accompagnée d’une incitation à la haine par sa réduction à un croissant chiite, alors qu’un croissant abrahamique se forme entre d’autres pays arabes et l’entité d’occupation israélienne.
De plus, abstraction faite des données et des répercussions notoirement connues de l’épopée de Gaza démarrée le 7 octobre 2023 et suivie par l’agression sioniste barbare contre les civils, la bataille des forces armées yéménites autour de la mer Rouge et de Bab el-Mandeb, comme la bataille de Gaza, sont au cœur de stratégies ennemies dangereuses pour la région, à savoir :
Le projet israélien du Canal Ben Gourion,
Le projet saoudien Neom,
Le projet visant à transformer le port de Haïfa en port principal du Moyen-Orient.
I. Le canal Ben Gourion : une alternative israélienne au canal de Suez
Depuis l’inauguration du canal de Suez en 1869 et son impact sur les grands bouleversements maritimes à l’échelle mondiale en termes de commerce, de guerres et d’ingérences, de retentissement sur le cap de Bonne-Espérance et les routes terrestres d’Asie du Nord, il est au cœur de diverses approches stratégiques internationales ; la Déclaration Balfour en 1917 ayant été l’une de ses conséquences. Il est régi par un accord de droit maritime : la Convention de Constantinople de 1888 toujours en vigueur.
Malgré les accords de paix, dont les accords de Camp David (signés en1978 sous la médiation du président Jimmy Carter et suivis de la signature du traité de paix israélo-égyptien en 1979 ; NdT), l’ennemi sioniste n’a cessé de craindre l’esprit collectif arabe de l’Égypte historique, notamment les projets inspirés de Méhémet Ali et de Gamal Abdel Nasser précités. D’où les tentatives sionistes ininterrompues visant à construire un canal alternatif au canal de Suez reliant la mer Rouge, la mer Morte et la mer Méditerranée à des routes terrestres, des pipelines de transport du pétrole et du gaz des Pays du Golfe, des infrastructures économiques et touristiques.
En réalité, les premiers projets d’une alternative au Canal de Suez ont surgi dans la seconde moitié du XIXe siècle, des décennies avant la création d’Israël, sous l’impulsion de partis sionistes ou de certains cercles souhaitant transférer les juifs à l’Est. Parmi les paradoxes, le fait que la Campagne d’Égypte (1798-1801) menée par le général Bonaparte, soucieux de l’ordre public et de la «question juive», ait inspiré au philosophe français Charles Fourier (1772-1837), accusé d’antisémitisme, l’idée de la construction d’un tel projet et de l’installation des juifs européens dans la région. Une idée reprise par l’amiral britannique William Allen en 1855 [dans un ouvrage intitulé «La mer Morte, une nouvelle route vers l’Inde» ; NdT], et par l’Allemand Paul Friedman sur lequel nous reviendrons.
Des décennies se sont écoulées avant que Theodor Herzl ne propose de telles idées [à travers son roman intitulé «Altneuland» dans lequel il décrit le futur état juif ; NdT]. Des idées qui aboutiront au projet actuel, notamment après l’agression israélo-franco-britannique en 1956 contre l’Égypte [sous la présidence de Gamal Abdel Nasser suite à la nationalisation du canal de Suez ; NdT]. Il en fut à nouveau question en 1963 dans un mémorandum américain secret déclassifié en 19963, puis après les accords israélo-palestiniens d’Oslo (1993) et les accords israélo-jordaniens de Wadi Araba (1994), mais surtout dans un discours de Shimon Peres prononcé au sommet économique d’Amman en 1995, comme dans son livre intitulé «Le Nouveau Moyen-Orient», et très récemment dans un article de Charlotte Dennett publié par CounterPunch4 et le journal jordanien Al-Ghad du 1er janvier 2024.
Finalement, le projet actuel consistant à creuser depuis le port d’Eilat au sud d’Israël jusqu’à la mer Méditerranée en sacrifiant Gaza, il n’est pas inutile de noter que les Ansar Allah yéménites n’utilisent que le nom historique «Umm Rashrash» pour parler d’Eilat dans leurs déclarations à la presse. Et cela afin de rappeler que cette ville n’a pas été attribuée à la partie hébraïque lors de l’adoption du Plan de partage de la Palestine par l’ONU en 1947 [ce que contredit Wikipedia et d’autres publications occidentales officielles ; NdT]. La ville a été occupée par des gangs sionistes et arrachée à la Jordanie en préparation de l’alternative au canal de Suez.
II. Le projet saoudien Neom
Le projet Neom5,6 a été annoncé en 2017 et un comité de gestion a été formé sous la présidence de Klaus Kleinfeld, l’un des piliers du Forum de Davos. Cinq cent milliards de dollars lui ont été alloués dans le cadre de la Vision 2030 de l’Arabie saoudite, à partir de fonds d’investissement public pour le développement d’un ensemble de secteurs industriels, technologiques, médiatiques, etc.
Le projet se situe sur la mer Rouge au nord du Hedjaz et s’étend d’Al-Bad’ jusqu’à l’ouest de Tabouk. Cette région est supposée être la partie sud du Pays de Madian, lequel s’étend dans sa partie nord jusqu’à la ville jordanienne d’Al-Karak englobant les montagnes d’Al-Sharat, Wadi Araba et Al-Aqaba. À noter que cette région jordanienne pourrait être incluse dans une deuxième phase du projet selon la déclaration de l’ancien commissaire d’Al-Aqaba, d’Al-Madina News le 27 octobre 2017 et du journal jordanien Al-Ghad le 25 mars 2018. Une inclusion qui serait en rapport avec l’initiative de Shimon Peres concernant la «Vallée de la Paix».
D’ailleurs, nombre de données indiquent des approches politiques du projet liées au soi-disant «Nouveau Moyen-Orient», telles qu’elles apparaissent dans le livre de Shimon Peres et dans les Accords abrahamiques. D’où les remarques suivantes :
L‘appellation elle-même est l’objet d’interprétations différentes. Certains voient dans le mot «Neom» une relation avec le discours biblique (NO’AM ?) en rapport avec la grâce divine ayant permis l’installation du peuple d’Israël dans notre région. D’autres, dont les Saoudiens, disent que ce nom est tout simplement composé du préfixe «néo» et de la lettre initiale M du mot arabe Moustaqbal signifiant «avenir».
Certaines études ont tenté de relier la zone occupée par le projet aux lieux mêmes où les juifs se sont installés après leur exode d’Égypte, allant jusqu’à changer les noms des régions et des montagnes. Ainsi le mont Al-Tûr s’est transformé en mont Al-Lowz, comme le montre l’étude du chercheur américain Ron White.
La zone occupée par le projet correspond aux projections d’orientalistes, d’anthropologues et d’archéologues affiliés aux fonds sionistes et britanniques alloués à l’étude de la Palestine. Parmi eux se trouve l’Allemand Paul Friedman7, propriétaire de la première colonie dans la région et auteur du livre «Das Land Madian» publié à Berlin en 1891. Il y appelait à l’établissement de colonies juives entre le nord du Hedjaz et le sud de la Jordanie, ainsi qu’à la construction de canaux reliant la mer Rouge et la mer Morte à la mer Méditerranée par un couloir proche de Gaza.
D’autres projets ont surgi après les accords de Camp David, d’Oslo et de Wadi Araba sous le titre «Les deux chemins d’Abraham et Moïse». Le premier a abouti à la destruction de l’Irak, puis à une tentative de destruction de la Syrie et à l’invention d’intitulés nouveaux, comme «la Confédération des Terres Saintes». Le second appelle à isoler le bloc Neom-Jordanie du Sud.
Dans ses prochaines étapes, la zone du projet devrait rejoindre le canal Ben Gourion, d’une part ; les lignes ferroviaires et les intérêts des Pays du Golfe, d’autre part. Nous savons aussi que le désert oriental de Jordanie est candidat à la construction de plusieurs villes pour l’installation de réfugiés palestiniens.
Le principal partenaire du projet est l’entreprise américaine polyvalente «Bechtel», laquelle fut le plus grand partenaire de Washington dans la plupart de ses invasions et pillages dans le monde, y compris la destruction de l’Irak. Nombre de ses représentants ont occupé des postes clés dans diverses administrations américaines, dont des membres de la famille Bush, le secrétaire à la défense Caspar Weinberger et le secrétaire d’État George P. Shultz.
Le projet Neom est donc le reflet des stratégies du capitalisme mondial en ce qui concerne le marché financier et sa place dans le système financier et monétaire du capitalisme anglo-saxon. En effet, après la récupération de Hong Kong par la Chine, les métropoles anglo-saxonnes ont inventé Singapour, puis Dubaï qui a conservé son importance au sein de ce système malgré les tentatives d’autres pays du Golfe comme le Bahreïn et le Koweït.
Quant à la guerre des ports, le projet Neom qui se situe de l’autre côté de la mer Rouge est déjà en compétition avec Dubaï et pourrait créer des dissensions au sein du Conseil de coopération du Golfe. Lequel conseil maintient difficilement sa cohésion au vu des divergences entre ses partis, qu’il s’agisse du Sultanat d’Oman, du Qatar ou du Koweït.
Par ailleurs, force est de constater que le contrôle exercé par les Ansar Allah sur la zone vitale de Bab el-Mandeb ne plaît pas à l’Arabie saoudite qui y voit des implications stratégiques sur son projet Neom et aussi, sur la relance de la Route des Indes orientales annoncée par le président américain Joe Biden.
III. Le projet visant à transformer le port de Haïfa en port principal du Moyen-Orient
Le projet du port de Haïfa, en tant que port majeur du Moyen-Orient, nécessite l’affaiblissement du rôle du canal de Suez et le torpillage du commerce international terrestre via la Syrie et le Liban. D’où les suspicions quant au rôle d’Israël dans les explosions du port de Beyrouth, le 4 août 2020, et dans la dégradation des relations à la frontière syro-jordanienne sous divers prétextes.
Il n’est donc pas insensé de lier le port de Haïfa à ce que l’on désigne désormais par «Abrahamisme politique», lequel est étroitement lié aux immenses projets de lignes ferroviaires et de routes terrestres entre les pays arabes normalisateurs du Golfe et la Palestine occupée.
En conclusion : comprendre les objectifs des projets ennemis aide à mieux saisir l’importance stratégique des batailles de Gaza et de Bab el-Mandeb.