La Tunisie en crise : une explication

La Tunisie est confrontée à une crise constitutionnelle suite aux défis posés à la séparation des pouvoirs et l’ampleur prise par l’exécutif. Il en résulte des implications non seulement pour la Tunisie mais aussi pour l’avenir de la démocratie en Afrique du Nord.

Le 25 juillet, le Président tunisien Kaïs Saïed a brusquement gelé les activités du Parlement, révoqué les ministres du gouvernement dont le ministre de la Défense, confirmé la mainmise du pouvoir exécutif sur le système judiciaire et déployé l’armée pour faire respecter son autorité. Les militaires ont ensuite empêché les membres élus du Parlement de se réunir. Le Parlement, pour sa part, a qualifié les actions de Saïed d’inconstitutionnelles. Les défenseurs de la démocratie, tant au niveau national qu’international, ont qualifié les actions de Saïed de coup d’État.

Afin de mieux comprendre cette crise tunisienne à l’évolution rapide et mal comprise, le Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique a demandé à son expert de l’Afrique du Nord, le Dr Anouar Boukhars, de partager son point de vue.
Comment expliquer la crise de gouvernance en Tunisie ?

« Saïed … s’est amèrement plaint d’être paralysé par le système politique tunisien et ses règles constitutionnelles qui limitent ses pouvoirs ».

La crise de gouvernance qui a vu le Président Kaïs Saïed s’emparer du pouvoir est l’aboutissement de mois de blocage institutionnel et de luttes politiques intestines. Celle-ci a largement opposé le Président au Premier ministre Hichem Mechichi et au Président du Parlement Rached Ghannouchi au sujet de la répartition entre le pouvoir législatif et le rôle respectif de l’exécutif bicéphale – le Président et le Premier ministre. Depuis sa victoire écrasante au second tour de la présidentielle en 2019, Saïed, un homme politique sans étiquette connu pour son mépris pour la politique partisane, s’est amèrement plaint d’être paralysé par le système politique tunisien et ses règles constitutionnelles limitant le champ de ses pouvoirs à la défense et la politique étrangère. Comme il ne s’est pas présenté sous l’égide d’un parti politique, Saïed a manqué de soutien au Parlement pour mettre en œuvre son programme.

Dans le cadre du système exécutif bicéphale de la Tunisie, le Premier ministre est le chef du gouvernement qui dirige le cabinet. Les pouvoirs du Premier ministre ont été renforcés après le passage de la Tunisie à la démocratie en 2011, en réponse à la concentration excessive du pouvoir par le Président Zine El Abidine Ben Ali, à la tête d’un régime de nature autocratique durant de nombreuses années. Le Premier ministre est généralement nommé par le Président en tant que candidat du parti disposant de la majorité parlementaire. Pendant près de deux ans, Saïed a affronté deux premiers ministres, Elyes Fakhfakh et Hichem Mechichi, que Saïed a lui-même choisis, après que le Parlement, profondément divisé, se soit révélé incapable de se rallier à un candidat de consensus.

La querelle la plus grave a opposé Saïed à Mechichi, soutenu par une faible majorité parlementaire composée de trois partis – Ennahda, Coalition Karama et Qalb Tounes. Saïed et Mechichi se sont opposés pour savoir qui avait la responsabilité de nommer les ministres et de superviser les services de sécurité. Le bras de fer s’est intensifié à la mi-janvier 2021 lorsque le Premier ministre a dévoilé un remaniement ministériel que le Parlement avait approuvé mais que Saïed a dénoncé comme étant anticonstitutionnel. Depuis lors, la Tunisie est restée dans l’impasse politique et son gouvernement dans les limbes. Ce blocage et cette paralysie se sont déroulés dans un contexte de colère croissante des Tunisiens face aux perturbations dues à la pandémie et à la détérioration de l’état d’une économie qui s’est contractée de près de 10 % suite à l’effondrement du secteur du tourisme depuis la pandémie.

La vague la plus récente et la plus dévastatrice d’infections et de décès dus à la COVID-19 a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase des protestations d’une population de plus en plus lasse des chamailleries politiques et du dysfonctionnement des institutions. Elle a également fourni à Saïed, qui s’est présenté comme le sauveur de la Tunisie de la paralysie institutionnelle, de la corruption politique et de la stagnation économique, l’occasion d’imposer un nouveau statu quo politique en invoquant l’État d’urgence que certains de ses conseillers avaient envisagé il y a plusieurs mois.
Que dit la Constitution tunisienne à propos des pouvoirs du Président de révoquer le Premier ministre et de suspendre le Parlement ?

L’article 80 de la Constitution tunisienne de 2014 permet au Président de prendre des mesures exceptionnelles pendant 30 jours « en cas de danger imminent menaçant l’intégrité de la patrie ou la sécurité du pays et son indépendance, d’une manière qui entraîne l’impossibilité de poursuivre le fonctionnement normal des institutions de l’État. » Saïed affirme qu’il n’avait pas d’autre choix que de s’en servir pour débloquer une crise politique qui, selon lui, a conduit la Tunisie au bord de l’effondrement économique et du système de santé publique.

 « L’article 80 (…) prescrit qu’un certain nombre de conditions doivent être remplies avant et après l’invocation de l’état d’urgence. … Aucune de ces conditions n’a été remplie ».

L’article 80, cependant, stipule qu’un certain nombre de conditions doivent être remplies avant et après l’invocation de l’état d’urgence, y compris l’exigence que le Président consulte le Premier ministre et le président du Parlement, et que le Parlement reste en session pendant toute la durée de l’état d’urgence. Aucune de ces conditions n’a été remplie, même si Saïed et ses partisans maintiennent catégoriquement que le Président a agi dans les limites de ses pouvoirs constitutionnels.

Malheureusement, une cour constitutionnelle qui aurait pu examiner la décision du Président de déclarer et même potentiellement prolonger les mesures exceptionnelles qu’il a réclamées en vertu de l’article 80 de la Constitution n’a jamais été formée malgré la Constitution qui rendait sa création obligatoire. Les partis politiques tunisiens ont mis longtemps à se mettre d’accord sur des nominations non partisanes à la Cour constitutionnelle. Lorsque le Parlement a finalement adopté un projet de loi visant à créer la Cour en avril 2021, Saïed a refusé de le ratifier.

Pourquoi cette crise est-elle si importante pour la Tunisie et la région ?

La prise de pouvoir de Saïed est un développement alarmant qui met la seule démocratie du monde arabe en danger de péricliter. Selon le scénario le plus optimiste, le geste de Saïed est un jeu de pouvoir provisoire qui lui permet de reprendre l’avantage politique, d’imposer ses ministres et de mettre en œuvre ses orientations politiques privilégiées. Le second scénario de certains observateurs voit le début d’un processus autoritaire marqué par un retour à la personnalisation du pouvoir et à la présidentialisation de la politique. Cette tentation autoritaire et son attrait séduisant pour certains Tunisiens mécontents des querelles politiques et de la mauvaise gouvernance est un réflexe courant dans de nombreuses situations de crise. Cependant, cette voie connaît rarement une issue favorable, comme on l’a vu dans un certain nombre de pays qui ont replongé dans un régime despotique brutal ou dans une guerre civile dévastatrice.

Les Tunisiens peuvent encore surmonter cette tempête politique et sortir leur pays du gouffre, comme ils l’ont fait lors de la dernière crise politique majeure, fin 2013. À l’époque, les principaux dirigeants politiques, les syndicats et les acteurs de la société civile ont réussi à trouver un compromis pour désamorcer les tensions et maintenir le pays sur la voie de la démocratie. Aujourd’hui, Saïed promet de protéger la démocratie tunisienne alors même qu’il manœuvre pour renforcer le pouvoir de la présidence. Le parti islamiste modéré Ennahda a également adopté une approche plus conciliante, en appelant à la tenue d’un nouveau dialogue et, surtout, en retirant ses appels à manifester.

L’enjeu serait de taille si l’expérience démocratique naissante de la Tunisie venait à vaciller. Cela démoraliserait encore plus les militants et les mouvements démocratiques dans le monde arabe et enhardirait les autocrates régionaux et les populistes antilibéraux qui considèrent la démocratie comme un système intrinsèquement défectueux. L’échec de la démocratie en Tunisie donnerait également raison aux mouvements extrémistes violents qui ont attaqué Ennahda et d’autres islamistes politiques pour avoir naïvement fait trop confiance aux bulletins de vote plutôt qu’aux balles.
Quels rôles jouent les acteurs régionaux dans cette crise ?

Certains détracteurs des actions de Saïed craignent que des puissances extérieures aient encouragé sa prise de pouvoir. Les partisans d’Ennahda soupçonnent les Émirats arabes unis (EAU) et l’Égypte d’avoir joué un rôle en incitant Saïed à prendre le pouvoir et à mettre leur mouvement sur la touche. Les deux régimes sont connus pour leur hostilité viscérale à l’égard des islamistes politiques, dont Ennahda. Les Émirats arabes unis, en particulier, ont été soupçonnés de financer des personnalités et des partis politiques opposés aux islamistes. Des documents qui ont fait l’objet de fuites et qui proviendraient des EAU ont mis en évidence une stratégie délibérée d’ingérence politique dans les affaires de la Tunisie. Des personnalités influentes de la télévision et des médias sociaux proches des structures de pouvoir aux Émirats arabes unis, en Égypte et en Arabie saoudite ont célébré ce qu’elles décrivent comme le coup fatal porté par Saïed aux islamistes. Cela amplifie les craintes de ceux qui pensent que l’axe des autocrates arabes est déterminé à saboter la fragile démocratie tunisienne. La visite de Saïed au Caire en avril, en pleine escalade de son conflit avec Ghannouchi, est également considérée par certains analystes comme « un geste visant à cimenter les relations face aux Frères musulmans. »

Les partisans de Saïed voient également une influence étrangère dans cette crise, notamment celle du Qatar et de son réseau Al Jazeera. Lorsque la chaîne a exhorté les Tunisiens à défendre leur révolution et leur démocratie, des policiers en civil ont pris d’assaut son bureau dans la capitale Tunis, expulsé son personnel et fermé le bureau.

Entre ces deux camps, il y a l’Algérie, qui a joué un rôle constructif dans la stabilisation de la transition politique post-Ben Ali.

L’armée tunisienne est considérée comme de plus en plus professionnelle et apolitique. Comment réagit-elle à cette crise ?

Cette crise a mis l’armée dans une situation délicate. Depuis le début de la révolution tunisienne, l’armée a admirablement évité de se laisser entraîner dans des conflits politiques internes. Avec la prise de pouvoir de Saïed, cependant, l’armée a dû exécuter des ordres politiques dont la constitutionnalité est largement contestée. En s’entourant de militaires et de responsables de la sécurité lors de ses annonces pour prendre le pouvoir, l’armée, volontairement ou non, a été utilisée comme un symbole dans un conflit politique hautement litigieux. Le limogeage du ministre de la Défense qui s’en est suivi, ainsi que l’interdiction par l’armée de l’entrée du Parlement à Rached Ghannouchi, ont renforcé les craintes de certains Tunisiens que Saïed cherche à attirer l’armée dans cette crise politique pour soutenir ses intérêts.
Que peuvent faire les acteurs démocratiques nationaux et internationaux pour aider à sauvegarder la démocratie en Tunisie ?

La Tunisie possède une société civile dynamique qui a joué un rôle clé dans le maintien de la paix dans le pays. Aujourd’hui, plusieurs organisations influentes de la société civile plaident à nouveau pour une feuille de route avec un calendrier détaillé. Des ONG tunisiennes influentes ont mis en garde contre toute prolongation illégitime de la suspension du Parlement, soulignant la nécessité de respecter le délai de 30 jours mentionné dans l’article 80 de la Constitution. Le syndicat tunisien lauréat du prix Nobel, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), qui n’a pas dénoncé les mesures prises par Saïed, a également appelé le Président à rester dans les limites constitutionnelles. Les responsables de l’UGTT espèrent également reproduire leurs succès de 2013, lorsqu’ils ont aidé à négocier une feuille de route pour la paix qui a permis d’éviter une contre-révolution comme celle qui s’est produite en Égypte cette année-là ou une escalade vers la guerre civile comme cela s’est déroulé en Libye.

« Il est important de continuer à exhorter et à faire pression sur Saïed pour qu’il ramène la Tunisie sur la voie de la démocratie. »

Les acteurs démocratiques internationaux peuvent également jouer un rôle essentiel dans la résolution de la crise politique actuelle. Il est important de continuer à exhorter et à faire pression sur Saïed pour qu’il ramène la Tunisie sur la voie de la démocratie. Il est tout aussi essentiel que les partenaires de la Tunisie commencent à aider sérieusement les Tunisiens à sortir de leur marasme économique. Jusqu’à présent, la lutte contre le terrorisme et le désir d’endiguer l’immigration ont détourné l’attention de la crise de la dette de la Tunisie, d’une économie sous pression et de la montée du désespoir et de la colère parmi les légions de jeunes chômeurs du pays. Certes, il appartient aux Tunisiens eux-mêmes de résoudre ces problèmes socio-économiques. Mais sans une aide économique extérieure significative et un coup de pouce politique, il est difficile d’entrevoir comment la démocratie tunisienne peut survivre à cette période de crise.