Les intérêts des citoyens africains peuvent être davantage pris en compte dans les accords d’investissements conclus avec la Chine : il s’agit de veiller à la transparence des accords, de faire appel à des experts et de ne pas négliger la population locale.
L’inégalité des rapports de force entre la Chine et ses partenaires africains est immense. Le PIB de la première puissance économique du continent, le Nigeria (environ 500 milliards de dollars), n’arrive pas à la cheville de celui de la Chine, qui s’élève à 14 300 milliards de dollars. La Chine constitue le principal partenaire commercial de l’Afrique, les échanges entre eux ayant été multipliés par 40 au cours des 20 dernières années. La Chine est également le plus grand créancier de l’Afrique, dont elle détient 20 pour cent de la dette. Les pays africains ont emprunté environ 143 milliards de dollars à la Chine sous la forme d’emprunts d’État et de prêts commerciaux entre 2006 et 2017.
Les pays africains comptent pour moitié parmi les 50 nations les plus endettées à l’égard de la Chine, Djibouti, la République du Congo, le Niger et la Zambie arrivant en tête du classement pour le ratio de la dette par rapport au PIB. Ces pays illustrent bien à quel point l’enfermement dans une spirale d’endettement avec la Chine provoque des effets pervers à l’échelle du continent africain en diminuant son influence. La Zambie en est un bon exemple. En 2020, elle a demandé à la Chine la restructuration de sa dette de 11 milliards de dollars. Cette dernière a alors posé comme condition préalable que l’ensemble des arriérés soient apurés, une demande à laquelle le président zambien Edgar Lungu n’avait pas les moyens de s’opposer. Les autres donateurs sollicités par la Zambie ont soudainement manifesté quelque réticence à lui accorder une aide qui servirait seulement à rembourser les créanciers chinois. Selon Ken Ofori, le ministre des finances ghanéen, la façon qu’a la Chine de négocier les dettes pénalise les partenaires les plus endettés, en éloignant d’éventuels nouveaux créanciers qui peuvent craindre que « les fonds alloués ne soient purement et simplement transférés vers Pékin ».
L’enfermement dans une spirale d’endettement avec la Chine provoque des effets pervers à l’échelle du continent africain diminuant son influence.
Il est à craindre que le poids intolérable de la dette prive progressivement les pays africains de tout contrôle sur leurs actifs nationaux. En 2018, la population kenyane a eu la mauvaise surprise d’apprendre, après la fuite d’un rapport de l’auditeur général, que le port stratégique de Mombasa servait de garantie dans le cadre du remboursement d’un prêt. Ce qui voudrait dire que le compte séquestre serait remis à la Banque d’exportation et d’importation de Chine si le gouvernement kenyan ne procédait pas au remboursement de son emprunt de 3,2 milliards de dollars au titre de la ligne de chemin de fer à voie normale de Mombasa à Nairobi. En Zambie, la possibilité que les entreprises chinoises ne s’approprient des actifs clés en remboursement des prêts fait souvent la une des journaux, et de nombreux articles parus depuis 2018 citent avec fureur le cas de l’entreprise locale de fourniture d’électricité, ZESCO, et de l’aéroport international.
Les investissements chinois suscitent par d’autres aspects de nouvelles craintes de déséquilibre. Par exemple, de nombreux commentateurs africains indiquent que les entreprises chinoises qui dominent actuellement les appels d’offre africains dans le secteur de la construction font appel principalement à de la main d’œuvre chinoise et importent du matériel chinois dans le cadre de projets de plusieurs milliards de dollars. Il est admis que les pays africains s’adonnent à de telles pratiques parce que les différentes étapes des projets (évaluations financières, études d’impact et mise à exécution du projet) sont dévolues à des entités chinoises. Dire non à la Chine, c’est risquer de voir l’argent filer ailleurs.
La question de la corruption est omniprésente dans ces accords car les pouvoirs publics africains ont tendance à négocier des contrats opaques qui leur sont personnellement favorables ou étendent leur réseau clientéliste. Les responsables africains sont dès lors peu enclins à rédiger des clauses de responsabilité strictes et à engager des locaux dans ces accords.
Compte tenu du manque de données empiriques, du secret qui entoure les négociations sino-africaines et des motivations très variables des dirigeants africains, il est difficile de tirer des conclusions générales sur les déséquilibres créés dans chaque pays. Par exemple, une étude de 2017 menée par McKinsey est arrivée à la conclusion que sur les 1000 entreprises chinoises présentes dans les 8 pays africains ayant le plus bénéficié des investissements chinois à forte intensité de main d’œuvre, 89 % des travailleurs étaient Africains. Il ressort d’une étude menée sur 4 ans par la University of London’s School of African and Oriental Studies qu’en Angola et en Éthiopie, les pays les plus concernés par les investissements chinois, le taux de participation de la main d’œuvre locale s’établissait respectivement à 90 et 74 %.
Toutefois, étant donné que les spécificités de ces accords restent hermétiques et connues essentiellement des dirigeants africains et de leurs homologues chinois, il est difficile de savoir dans quelle mesure ces marchés profitent aux citoyens africains. Le fait que l’on continue à se pencher avec inquiétude sur ces pratiques préjudiciables souligne les craintes bien réelles quant à la nature asymétrique de ces engagements. Il s’ensuit qu’un nombre croissant d’Africains ne considère plus cette relation comme un « partenariat mutuellement bénéfique » (hùhuì huǒbàn guānxi, 互惠的伙伴关系), comme on le présente souvent.
Compte tenu des défis inhérents à cette relation inégale, comment les citoyens peuvent-ils parvenir à une maîtrise de leurs intérêts nationaux ?
Comment sortir de la dépendance pour les gouvernements africains ?
Les pays africains ont recouru à divers stratagèmes pour avoir plus de poids face à Pékin. Certains, à l’instar de Djibouti, ont choisi de susciter des dissensions entre la Chine et ses concurrents. En contrepartie des investissements chinois, Djibouti profite de sa situation stratégique au carrefour de l’Afrique et du Moyen-Orient et offre sur un plateau à la Chine une présence sur la voie de navigation qui la relie au canal de Suez, jalon essentiel de la route de la soie. Djibouti joue un rôle similaire d’équilibriste vis-à-vis d’autres puissances extérieures, dont les États-Unis, qui ne sont pas prêts à quitter leurs bases militaires sur le sol national, lui donnant une l’influence unique.
L’Éthiopie voisine suit une logique similaire. Elle a usé de sa position stratégique dans la Corne de l’Afrique pour exploiter les rivalités d’influence dans le Golfe en consolidant ses liens avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, mais aussi avec leurs rivaux principaux dans la région, à savoir la Turquie et le Qatar. Ces pays, de même qu’Israël, ont investi massivement en Éthiopie afin de faire contrepoids, et ce pays est désormais le plus favorisé du Golfe en termes de financement. L’Éthiopie s’est également tournée avec beaucoup de vigueur vers l’Europe et les États-Unis tout en conservant des relations parallèles avec la Chine. Ces dernières années, elle a forgé une relation stratégique avec la Commission européenne et a négocié des investissements majeurs avec la U.S.International Development Finance Corporation. En décembre 2020, l’Éthiopie a reçu une somme de 9 milliards de dollars de la part de donateurs occidentaux, du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale.
Au Bénin, au Botswana, en Côte d’Ivoire, au Liberia, au Sénégal et en Sierra Leone, ce sont les services techniques qui négocient avec les entreprises chinoises, tandis que le président se trouve relégué au second plan.
Selon les pouvoirs publics éthiopiens, les financements occidentaux sont plus prévisibles et « n’ont pas été cause de surendettement ». Le Premier ministre Abiy Ahmed est même allé plus loin en disant qu’emprunter auprès de la Banque mondiale et du FMI, c’était un peu comme « emprunter de l’argent à sa mère ». La Chine, qui a investi 14 milliards de dollars dans le pays, soit près de la moitié de la dette éthiopienne, a pris bonne note de ces signaux et se montre désormais plus souple à l’égard des demandes éthiopiennes. En avril 2019, elle a annulé les prêts sans intérêt contractés par l’Ethiopie.
D’autres pays parviennent à s’imposer en améliorant les modalités de négociation. Au Bénin, au Botswana, en Côte d’Ivoire, au Liberia, au Sénégal et en Sierra Leone, ce sont les services techniques qui négocient avec les entreprises chinoises, tandis que le président se trouve relégué au second plan. Cette approche confère une discipline plus grande au processus, car elle engage la responsabilité à la fois du donateur et du bénéficiaire, et parce qu’elle décourage toutes les transactions conclues à des fins personnelles, fréquentes dans ce genre de contexte.
De telles mesures ont permis à la Côte d’Ivoire d’obtenir des concessions inhabituelles en 2018 alors qu’elle négociait le financement à hauteur de 580 millions de dollars d’un projet de centrale hydroélectrique avec le géant chinois de la construction, Sinohydro. Ainsi, elle a pu obtenir que la main d’œuvre chinoise ne représente pas plus de 20 %, que l’ensemble du matériel soit fabriqué localement et que la langue de travail soit le français. De tels avantages n’auraient pu être obtenus si seule une poignée de personnes influentes avaient eu la haute main sur les négociations.
Au Liberia, depuis le gouvernement d’Ellen Johnson Sirleaf, tous les contrats sont confiés à des cabinets d’expertise comptable internationaux indépendants afin d’exclure, du début jusqu’à la fin du processus, toute ingérence de haut niveau, un modèle également retenu au Sénégal, au Togo et en Tunisie.
Les partenaires extérieurs doivent respecter cette règle, quelles que soient leurs accointances avec le président. Les entreprises chinoises notamment ont respecté les règles dans les quatre cas, signe que les Africains peuvent conserver la maîtrise de leurs intérêts nationaux dans leurs relations avec ces partenaires.
L’impasse dans laquelle se sont trouvées en 2019 la Tanzanie et la société China Merchant Holdings International (CMHI) au sujet du projet d’envergure de Bagamoyo, port de pêche destiné à devenir le plus grand port africain, pour un montant de plus de 11 milliards de dollars, montre que la réticence de la Chine à ternir son image publique peut être utilisée par l’Afrique pour conserver une marge de manœuvre. La CMHI n’avait pas fait de cadeau : un bail de 99 ans, pas de douane sur le matériel importé, engagement de la Tanzanie à n’aménager aucun autre port et exemptions fiscales pour les investisseurs dans le cadre d’une zone économique spécialement créée pour l’occasion. La Tanzanie a dénoncé avec colère les détails de ce marché afin d’exercer une pression sur la Chine et l’amener à revoir sa copie. « Il faudrait être fou pour se plier à de telles conditions », a déclaré le président John Magufuli, ajoutant : « Nous ne nous laisserons pas faire comme des enfants ». Soutenu par le public, le gouvernement a contre-attaqué : un bail de 33 ans, pas de faveur fiscale, pas de franchise douanière pour les importations, maintien d’une surveillance réglementaire totale et absence d’interdiction pour la Tanzanie d’implanter de nouveaux ports. La société CMHI a saisi l’état d’esprit ambiant et a accepté toutes ces nouvelles conditions, en partie pour sauver la face et en partie pour calmer le jeu et éviter une crise diplomatique avec l’un de ses partenaires les plus importants en Afrique.
Le pouvoir du peuple, quoique dédaigné, pèse de plus en plus dans la balance
Ces dernières années, les citoyens africains ont pu s’exprimer grâce aux nouvelles plateformes. Des analystes indépendants africains ont défini les bonnes pratiques qui donneraient aux pays africains le droit de dire non à certaines revendications chinoises. Il s’agit par exemple de définir une stratégie à l’égard de la Chine, de développer en interne, dans les bureaucraties, une expertise sur celle-ci et de favoriser des collaborations plus étroites entre pays africains. La pression populaire provient également de groupes de défense abordant les répercussions des investissements chinois sur les droits humains. En octobre 2020, une coalition environnementale ghanéenne, emmenée par l’ONG A Rocha Ghana, a saisi la Haute Cour d’Accra pour demander de mettre fin à un projet d’exploitation de ressources naturelles chiffré à 2 milliards de dollars en vertu duquel Sinohydro pourrait créer des routes, des hôpitaux, des logements et des systèmes d’électrification en zones rurales, et procéder en échange au raffinage de la bauxite. Selon les requérants, ce projet viole le droit des générations actuelles et futures à vivre dans un environnement propre et salubre.
Au Zimbabwe, le gouvernement a interdit l’exploitation de mines de charbon dans les parcs nationaux en septembre 2020 après trois semaines de manifestations réclamant le retrait des concessions minières accordées à la Chine dans le parc national du Hwange. Cette campagne a été pilotée par l’Association zimbabwéenne du droit de l’environnement (ZELA), qui a de son côté aussi saisi la Haute Cour de Harare dans le cadre d’une procédure en référé. Sur la base de la loi nationale sur la liberté d’information, ZELA contrôle au nom des citoyens le projet (estimé à 3 milliards de dollars et financé par la Chine) de centrale au charbon à Sengwa en demandant et en publiant des rapports sur l’état d’avancement du projet à partir des données recueillies auprès des acteurs du secteur énergétique et du ministre des mines du Zimbabwe.
Au Kenya, la Cour d’appel a jugé en juin 2020 que la nouvelle ligne de chemin de fer à voie normale de Mombasa à Nairobi, projet phare de la Nouvelle route de la soie, était illégal. Cette décision est tombée après de années de procès stratégiques intentés par la Kenya Law Society et dont le premier remonte à 2014. Ces batailles juridiques ont été soutenues par des médias à fort tirage déplorant la corruption généralisée du projet. De grands chefs d’entreprise enregistrés auprès de la puissante Chambre de commerce et d’industrie du Kenya ont joint leur voix à ce mouvement afin d’appeler à une surveillance plus rapprochée de la relation sino-kenyane. Cette vague de mécontentement a contraint le gouvernement à mener une enquête qui a débouché sur l’arrestation de plusieurs responsables d’entreprises chinoises et kenyanes.
Le projet avait certes été mené à son terme au moment de la décision de justice, mais un précédent avait donné à la société civile la possibilité de faire pression sur le gouvernement pour qu’il applique des normes de transparence. En partie à cause de cette surveillance étroite exercée par la population, la Chine n’a pas osé prolonger la ligne de chemin de fer jusqu’à la frontière avec l’Ouganda.
Tirer les enseignements du passé pour gagner en autonomie
L’image qui dépeint une Afrique acquiesçant béatement aux intérêts de la Chine est trompeuse. L’autonomie africaine ressort avec évidence de la multiplication des plateformes indépendantes sur les relations sino-africaines et au sein de la société civile, plus particulièrement au sein de groupes dédiés à la justice économique, à la dette et aux industries extractives. En témoignent également les tactiques novatrices utilisées par certains gouvernements pour accroître leur liberté d’action en dépit de la taille assez réduite de leur économie.
L’autonomie africaine ressort avec évidence de la multiplication des plateformes indépendantes sur les relations sino-africaines et au sein de la société civile.
Le déséquilibre qui sépare la Chine des pays africains est pourtant bien réel. Pour rééquilibrer cette relation, les pays africains doivent faire preuve de plus de transparence dans leurs négociations avec leurs homologues chinois. Les marchés doivent être examinés à l’aune de ce qu’ils peuvent apporter à la population, et non à la lumière des intérêts personnels limités de quelques dirigeants. Les citoyens sont après tout ceux sur qui pèse le poids du remboursement des prêts contractés par les pouvoirs publics africains. Il est également essentiel d’associer le peuple aux négociations. La Chine est sensible à la manière dont elle est perçue. Ainsi, le fait de négocier publiquement des accords peut faciliter des concessions de la part de la Chine qui ne souhaitera pas apparaître comme inéquitable. C’est notamment le cas lorsque la pression du peuple est vaste et bien organisée.
Les pays africains peuvent également apprendre les uns des autres et s’arrimer à de bonnes pratiques quel que soit le contexte, par exemple en encourageant des négociations plus professionnelles et transparentes. Il faudra en ce sens que les pays africains nouent entre eux des liens plus étroits et que des expertises et des ressources soient mobilisées en dehors du gouvernement. Elles pourront concerner le mode de négociation chinois, la langue et une analyse de cette culture.
L’Afrique a acquis une certaine autonomie dans sa relation avec la Chine et devrait poursuivre sur cette voie. Mais cela ne se fera pas sans effort. Il faudra associer les citoyens et les médias, veiller à une transparence des accords et faire appel à des experts. Ces éléments jetteront les bases d’une nouvelle dynamique à partir de laquelle les Africains pourront remodeler leur relation avec la Chine de manière à la rendre plus favorable pour eux.