Après la décapitation du professeur français Samuel Paty, survenue après des campagnes de cyberharcèlement, Laurence Bindner, spécialiste des discours extrémistes en ligne, revient sur le rôle joué par le web dans le jihad.
N’y a-t-il qu’un pas du discours de haine en ligne au passage à l’acte ? La question est de nouveau posée depuis l’attaque ayant entraîné le décès par décapitation du professeur d’histoire-géograhie Samuel Paty, le 16 octobre, à Conflans-Sainte-Honorine, dans la banlieue ouest de Paris.
L’enseignant, après avoir montré des caricatures du prophète Mohammed lors d’un cours sur la liberté d’expression, avait été mis en cause par un parent d’élève sur Facebook dans une vidéo reprise en boucle sur les réseaux sociaux.
Des réseaux où les groupes jihadistes ont affiné leurs techniques de propagande et leurs outils pour mener à bien des attentats, avec des stratégies bien à eux. Laurence Bindner, cofondatrice de Jos Project, structure d’analyse des discours extrémistes en ligne, et du fil twitter Jihadoscope, nous décrypte les évolutions des propagandes sur le web du groupe État islamique (EI) et d’Al-Qaïda.
Jeune Afrique : Le cybercalifat représente-il une réalité tangible ?
Laurence Bindner : C’est un terme un peu galvaudé. Bien que les publications et les activités en ligne de groupes jihadistes se soient nettement contractées ces derniers temps, Internet continue d’offrir à cette idéologie un sanctuaire en ligne, avec des nouvelles dynamiques.
Cet espace reste une courroie de transmission entre une offre idéologique jihadiste et une demande idéologique de personnes qui se trouvent en Europe, au Maghreb ou ailleurs. Je n’utiliserais néanmoins pas le terme « cybercalifat », car il n’y a pas à proprement parler de possession territoriale en ligne, mais il existe des plateformes qui concentrent encore des contenus jihadistes.
En 2019, Abou Bakr al-Baghdadi évoquait dans une vidéo ses « chevaliers des médias ». Représentent-ils une menace réelle ?
Il a utilisé cette expression dès la troisième minute de sa dernière apparition vidéo, qui durait en tout dix-sept minutes, ce qui montre la place accordée au jihad médiatique dans sa stratégie globale. Il a également cité nommément les frères Clain, les voies francophones de l’EI, preuve de l’importance et du dynamisme du jihad médiatique francophone. Il touche en effet beaucoup de monde hors de France, au Canada, en Belgique, en Suisse et dans une partie de l’Afrique francophone.
En publiant des communiqués sur le mouvement Black Lives Matter, Al-Qaïda cherche à capitaliser sur la polarisation raciale aux États-Unis
En plus de la propagande, le web sert à sensibiliser à sa cause. À titre d’exemple, Al-Qaïda a publié il y a quelques mois un communiqué sur le mouvement Black Lives Matter pour tenter de capitaliser sur la polarisation raciale aux États-Unis en se présentant comme le défenseur du plus faible et en mettant en exergue la figure de Malcolm X.
En plus de son rôle de courroie de transmission, le jihad médiatique permet aussi d’obtenir des éléments opérationnels. On peut trouver en ligne des tutoriels de fabrication d’explosifs, de modes opératoires pour commettre des attaques, des plateformes de fundraising [collecte de fonds], mais également des mises en relation entre individus.
Les jihadistes y trouvent donc tout à la fois une présence idéologique, une inspiration à distance et un aspect opérationnel tout au long de la chaîne de valeurs d’une attaque. De la création de cellules à la diffusion de cibles en passant par la revendication avec des vidéos d’allégeance. Cela permet aux groupes d’être en contact direct avec leur audience, alors que s’ils passaient par les grands journaux il y aurait l’intermédiaire des filtres éditoriaux.
Sait-on depuis quels territoires la communication en ligne de ces groupes est-elle réalisée ?
Dans le cas de l’EI, un certain nombre de publications – dont on peut supposer qu’elles étaient réalisées sur zone –, comme les magazines Dar al-Islam en français, Rumiyah (traduit parfois en quinze langues) ou encore Dabiq, n’existent plus.
On est en droit d’imaginer que leur production était territorialisée, et que leurs locaux n’existent plus. L’EI diffuse toujours Al-Naba, sa lettre hebdomadaire d’environ une douzaine de pages qui mêle informations sur les opérations et éditoriaux, mais elle est moins ambitieuse, bien que les éditoriaux et les infographies soient systématiquement traduits au minimum en français et en anglais.
Dans quelle mesure cette communication est-elle centralisée ?
Concernant l’EI, la communication est ultra-centralisée, tout passe par le bureau central des médias, avec un processus éditorial extrêmement strict et une même charte graphique homogène. Certaines informations sont publiées par des médias affiliés ou liés à l’IE, parfois même des productions localisées, comme par exemple dans sa province d’Afrique de l’Ouest avec un média qui récapitule les actions en français, en arabe et en anglais.
L’État islamique est dans une démarche plus émotionnelle, moins cérébrale, qu’Al-Qaïda
Chez Al-Qaïda, on trouve davantage de discours et de contenus statiques, et on constate une décentralisation médiatique. Il existe un média central, As-Sahab, par lequel s’exprime d’Ayman al-Zawahiri, et des médias par filiale, comme Al-Malahim, celui d’Aqpa (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique), Al-Andalus, celui d’Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique), ou encore Az-Zallaqa, celui d’Al-Qaïda au Mali. Ces derniers ont une certaine indépendance, avec leurs propres canevas de communiqués, leurs publications et leurs modes d’expression propres.
Ces deux grands groupes jihadistes ont-ils des stratégies comparables sur le web ?
Non. L’EI vise un recrutement à plus grande échelle, et donc une stratégie de débordement. À l’apogée du califat, il a pu mettre plus de 700 publications médiatiques uniques en ligne en un mois, avec des contenus violents, des effets spéciaux travaillés, dans une volonté de toucher un large public.
Les membres de l’EI sur-médiatisent par ailleurs la violence et sont dans une démarche plus émotionnelle et moins cérébrale qu’Al-Qaïda, qui utilise davantage de contenus idéologisés longs et argumentés.
Al-Qaïda ouvre des canaux en fonction du besoin et a une présence moindre sur les grands réseaux sociaux. Sa communication est plus parcimonieuse et intervient de manière ad hoc. C’est à la fois une question générationnelle et un positionnement.
Peut-on voir un parallèle entre les dynamiques de terrain des principaux groupes jihadistes et leurs activités sur Internet ?
De 2014 à 2016, un proto État [le groupe État islamique/EI) occupait sur le terrain un territoire, mais aussi l’espace web, au travers de grandes plateformes comme Facebook ou Twitter, qui n’étaient pas encore intervenues contre les contenus jihadistes.
C’est le combat du faible contre le fort, qui consiste à sublimer ses actions en les médiatisant
Il y a eu ensuite, du fait de l’intervention internationale, une mutation sur le terrain vers une logique insurrectionnelle. On peut faire un parallèle avec leur évolution sur le web : suite à l’intervention des plateformes, on a vu un repli des activités des grands réseaux sociaux vers un web plus confidentiel, dont la messagerie Telegram.
La stratégie digitale des groupes jihadistes a-t-elle changé du fait de ce repli ?
Ils ont dû trouver un arbitrage entre le besoin de passer sous les écrans radars et celui de faire parler d’eux. En restant sur des espaces clos et sanctuarisés tels que Telegram, ils n’avaient pas assez d’audience, et renvoyaient depuis cette plateforme vers les grands réseaux sociaux.
Ils savaient très bien que ces contenus n’auraient pas une très grande longévité, mais continuaient à les faire émerger pour donner un écho à leurs actions. Cette médiatisation leur est indispensable à plusieurs titres : prolonger l’impact de leurs actions, montrer la vulnérabilité de leurs ennemis. C’est le combat du faible contre le fort, qui consiste à magnifier ses actions en les médiatisant.
Cela a valeur de message pour leurs ennemis et sert aussi à galvaniser leurs sympathisants et à intimider les populations sous leur domination. Sachant que le principe du terrorisme est de rendre l’impact psychologique d’une action plus important que l’action elle-même.
Ils développent des tactiques de réapparition sur les grands réseaux sociaux en trompant l’intelligence artificielle
En novembre 2019, une opération d’ampleur contre la présence de l’EI sur Telegram les a chassés et a atomisé leur propagande vers d’autres petites plateformes. Ces groupes essaient toutefois de rester sur Telegram, car cette messagerie est facile d’utilisation et car ils peuvent y être suivis.
Ils développement donc des tactiques de réapparition, comme sur les grands réseaux sociaux, en trompant l’intelligence artificielle, en masquant par exemple des logos ou en modifiant la durée d’une vidéo. Ils ont tout un tas de techniques pour tromper également la vigilance humaine des modérateurs de ces plateformes.
Les groupes terroristes prolongent-il également leurs guerres intestines sur le web ?
Chacun publie des communiqués pour dénigrer l’autre. Al-Qaïda appelle les membre de l’EI les « khawaridj », ceux qui sont sortis du droit chemin. Il y a eu des tentatives d’infiltration de chaînes de l’EI par Al-Qaïda sur Telegram, mais ce n’est pas très fréquent, cela reste marginal. Ils se concentrent davantage sur la valorisation de leurs propres pages.
Peut-on craindre que ces groupes ne se dirigent davantage vers des cyberattaques jihadistes, que ce soit par du hacking ou par des prises de contrôle d’unités industrielles stratégiques, voire de sites sensibles ?
C’est encore un fantasme, car pour pouvoir mener de telles actions il faut de la volonté et des ressources. La première existe, c’était clair dès 2011 : As-Sahab avait publié une vidéo appelant à commettre un « cyber 11 Septembre » en s’attaquant à des infrastructures clés, mais ce type d’action n’a pas été mené. Ces groupes privilégient jusqu’à présent des actions à impact immédiat.
L’EI a par contre hacké en abondance des comptes et des réseaux sociaux, ou bien des sites (attaques par « déni de service » ou défacement). La seule tentative de combinaison hybride entre le cyber et le réel a eu lieu en 2015, lorsque l’étudiant kosovar Ardit Ferizi a accédé à un serveur et à des identifications personnelles aux États-Unis, dont ceux de membres de l’armée et du gouvernement, et a sélectionné 1 300 membres dont il a communiqué les identités au jihadiste britannique Junaid Hussein, qui les a ensuite publiées comme cibles à tuer. Il existe une crainte qu’un groupe finance des hackers, mais nous ne sommes pas encore dans ce paradigme, pour l’instant ils se limitent au jihad médiatique.
La présence de ces groupes a-t-elle pu être identifiée sur le darknet ?
Régulièrement, mais ce ne fait pas partie de leur activité principale en ligne, car le public qui s’y rend est beaucoup plus réduit. Ceux qui y naviguent cherchent, comme tous les groupes criminels, à accéder à des choses illicites, à des armes ou à des papiers, mais en terme de propagande le deep web, quant à lui, est suffisant pour toucher une audience satisfaisante.
Ces groupes opèrent de part et d’autre de la Méditerranée, est-il possible de restreindre leur activité à l’échelle internationale ?
C’est difficile. L’opération Europol [agence européenne spécialisée dans la répression de la criminalité] de novembre 2019, de concert avec Telegram, a vraiment donné un gros coup de pied dans la fourmilière et a pu se tenir en concertation avec un certain nombre de pays de l’Union européenne. Elle a non seulement éparpillé la propagande jihadiste, mais elle a aussi eu le mérite de perdurer, contrairement à d’autres petites opérations, très ponctuelles.
Jusqu’aux attentats de 2015 en France, les plateformes étaient permissives en défendant la liberté d’expression
Depuis, un certain nombre de sympathisants ont renoncé à revenir sur Telegram. Cette opération ciblait initialement la propagande de l’EI et s’est étendue à Al-Qaïda, dont un certain nombre de canaux ont disparu. Certains pays, comme la Belgique et l’Espagne, étaient impliqués en première ligne dans cette opération, mais il est très difficile de se coordonner et de garder discrète une opération de cette ampleur.
Comment encourager une coordination pour lutter contre le cyberjihadisme avec des régions où ces groupes sont très implantés, comme le Maghreb et le Moyen-Orient ?
C’est très compliqué, chacun tâtonne. Les mesures peuvent venir du régalien, des plateformes, d’institutions ou de la société civile. En France, la Katiba des Narvalos mène par exemple des actions pour contrer le jihadisme en ligne depuis les attentats de 2015. Jusqu’à cette date, les plateformes défendaient la liberté d’expression et étaient permissives. Mais les pressions politiques, éthiques et juridiques les ont contraintes à intervenir.
Au niveau régalien, c’est compliqué. Un règlement européen devait être discuté au printemps 2019 pour attribuer un rôle plus proactif aux plateformes, avec obligation de monitoring et de retrait rapide des contenus notifiés sous peine de sanctions financières allant jusqu’à 4 % de leur chiffre d’affaires annuel. Il n’a pas été adopté, ses filtres algorithmiques ont été jugés contraires à la liberté d’expression.
La difficulté de définir des filtres fait écho à la difficulté de définir la notion de terrorisme et plonge les décideurs dans des zones grises…
Il existe en effet des contenus violents très clairs, avec ou sans logos, et des contenus non violents avec logos. C’est un vrai dégradé plus ou moins nocif. Mais si ils banalisent une rhétorique, c’est problématique. On est sur une ligne de crête. La promesse de sanctions financières a un effet pervers, car, pour les éviter, les réseaux sociaux risquent d’adopter une approche de prudence conservatrice en supprimant préventivement des contenus ambigus.
D’autant que le volume des publications impose l’utilisation d’une intelligence artificielle sans nuances des « faux positifs ». Cela demande aussi des ressources, ce qui est envisageable pour les grosses plateformes mais pas pour les plus petites comme Tamtam ou Hoop Messenger, qui sont parfois envahies par ces groupes.