Pour raconter son histoire, Fayçal prend ses précautions. Il n’accepte de parler qu’en-dehors de son quartier, dans un café discret. Le jeune homme n’a pas encore 30 ans. De forte corpulence, il a un visage doux et arbore un sourire gêné. Méfiant, il regarde constamment autour de lui. Après avoir passé plus d’un an en Syrie, il est retourné chez ses parents. Depuis, il ne sort presque plus de chez lui et se sent surveillé en permanence.
Né au sein d’une famille assez aisée de la classe moyenne, Fayçal grandit dans un quartier populaire. Employé dans l’entreprise de ses parents, il est indépendant financièrement et a une vie stable.
Après la révolution, son “entourage” qu’il juge conservateur, l’incite à se tourner vers la religion. Il se met à fréquenter la mosquée du quartier et assiste aux “dourous”, des cours de théologie prodigués par l’imam. Comme dans les médias ou sur les réseaux sociaux, le conflit syrien y est constamment abordé et Fayçal commence à s’y intéresser. “Des femmes, des enfants massacrés, c’est impossible de rester insensible”, se souvient-il. “Beaucoup de jeunes sont partis, persuadés de devoir aider leurs frères sunnites”.
LE DÉPART
En 2013, Fayçal a 24 ans. Depuis des mois, il assiste au départ de ses amis, partis combattre en Syrie. De plus en plus tiraillé par le désir d’accomplir son jihad, il décide de les rejoindre. “Les mouvements salafistes, internet, les amis partis, la situation en Syrie, les problèmes personnels…”, autant de raisons qui le poussent à partir. Il espère aussi pouvoir “gagner quelque chose, que ce soit dans cette vie ou dans l’au-delà”.
Sans rien dire à sa famille, il commence à organiser son départ et demande les “contacts des passeurs” à ses amis déjà sur place. Première étape : Istanbul.
Au contrôle de police de l’aéroport de Tunis-Carthage, l’agent chargé de tamponner son passeport le regarde longuement. “Je sais que tu pars en Syrie, bon débarras !”, lance-t-il à Fayçal. Une remarque qui ne laisse pas le jeune homme insensible. “C’était très blessant. Après tout, j’aime mon pays”.
À Istanbul, Fayçal n’est pas inquiété, la Turquie est un pays accessible sans visa pour les Tunisien·nes. Mais le jeune homme est marqué par l’indifférence des autorités alors que des Tunisiens passent quotidiennement la frontière, dans le but évident de rallier les opposants de Bachar al-Assad.
Fayçal a pour instruction d’aller à Şanlıurfa, communément appelée Urfa, à 1300 kilomètres d’Istanbul, pour rejoindre le poste-frontière d’Akçakale. Là-bas, il retrouve un ami tunisien qui cherche lui aussi à traverser. Ensemble, ils rejoignent leur contact, un passeur syrien. Ce dernier glisse un billet au policier turc qui détourne la tête pendant leur passage.
De l’autre côté, en Syrie, un autre Tunisien les accueille et les emmène dans la nuit. Prochaine étape pour Fayçal : Deir Ezzour.
LA MISE À L’ÉPREUVE
À cette époque, la ville de Deir Ezzour, située à 250 km au sud-est du poste-frontière d’Akçakale, est presque complètement sous le contrôle des opposant·es au régime de Bachar al-Assad. Le principal groupe rebelle est l’Armée syrienne libre (ASL) qui est alliée à différents groupes salafistes.
Fayçal décide de rejoindre les rangs de Jabhat al-Nosra, groupe affilié à al-Qaïda et qui compte de nombreux Tunisiens. Là, il se fera appeler “Abou Islam”, un surnom qui lui est attribué en hommage à un jeune originaire de la même ville que lui et “tombé en martyr” deux jours auparavant.
Au départ, il est placé dans un espace réservé aux nouveaux arrivants et que les combattants appellent “l’accueil”. Il devait y être traité comme un “invité” mais, dans les faits, il est en période d’essai. Les membres du groupe scrutent ses moindres faits et gestes. La méfiance règne.
“Je ne me suis pas entendu avec le groupe, surtout avec les Tunisiens”, raconte Fayçal, “entre l’image qu’ils se donnent dans leurs vidéos sur internet – celle des compagnons du prophète – et ce qu’ils sont vraiment, froids et calculateurs, il y a un fossé.”
“C’est juste une ruse pour appâter les jeunes.”
Au quotidien, il faut systématiquement obéir aux ordres. Le moindre écart est sanctionné, allant de la prison à l’exécution. “Maintenant que tu es loin de chez toi, ils savent que tu ne pourras plus faire marche arrière”, soupire Fayçal.
Sous la chaleur étouffante de la région désertique de Deir Ezzour, Fayçal préfère prévenir qu’il n’est pas fait pour les activités physiques. “Je leur ai dit que j’étais gros et que je ne pouvais pas courir, surtout avec cette chaleur. Le sport ce n’est pas pour moi. Dès que je courais un peu, j’avais des irritations entre les cuisses”, avoue-t-il, gêné.
Ses compagnons, “surtout les Tunisiens”, l’accablent. Ils l’accusent de prendre sa mission à la légère. Fayçal se sent jugé et ses relations avec Jabhat al-Nosra se dégradent. Il se tourne alors vers un autre groupe allié, Ahrar al-Cham.
Au début, il est chargé d’exécuter de petites tâches logistiques. Administration, police, tribunaux, “tout est organisé là-bas, comme dans un système étatique”, détaille Fayçal.
Grâce aux réserves de pétrole, de gaz et au trafic d’armes, Deir Ezzour bénéficie d’une certaine suffisance économique. “Il y avait plus de 120 puits contrôlés par des tribus locales et des factions rebelles”, décrit Fayçal, “cela génère des centaines de milliers de dollars par jour”. Il affirme que l’Armée syrienne libre (ASL), principal groupe d’opposition à Bachar al-Assad, et ses alliés vendraient ce pétrole principalement à la Jordanie et à la Turquie, via des intermédiaires.
Grâce à cette prospérité économique, les couples et les familles vivant dans les quartiers des groupes rebelles disposent d’un logement gratuit et d’un soutien financier. Quant aux célibataires, ils reçoivent une “maigre” somme d’argent mensuelle de 10.000 livres syriennes, à peine 55 dinars tunisiens.
LA MENACE DAESH
Avec Ahrar al-Cham, Fayçal trouve sa place. Il s’occupe notamment de la distribution d’argent ou de nourriture. Lorsque Deir Ezzour est encerclé, il est même nommé “Émir” et a la responsabilité de gérer le blé, “vital en temps de siège”. En plus de cela, il s’occupe de la répartition des médicaments. “L’Armée libre les récupère auprès du Croissant rouge puis les distribue aux autres factions (alliées)”, décrit Fayçal.
Parmi les combattants, de nombreuses nationalités sont représentées. La plupart sont originaires de pays arabes comme la Tunisie, l’Irak, la Libye, l’Arabie Saoudite ou encore les pays du Golfe. Viennent ensuite les Tchétchènes, les Ouzbeks, les Tadjiks et quelques sunnites iraniens et, dans une moindre mesure, des Occidentaux, européens ou américains. “Il y a même des jihadistes de Trinité-et-Tobago !”
Dans ce système, les Tunisiens, de par leur nombre, occupent des places importantes. Ils parviennent à occuper des positions-clés dans l’organisation militaire ou judiciaire. “Certains sont magistrats, d’autres obtiennent des postes de commandement”, détaille Fayçal, “mais les autres – et ce sont les plus nombreux – font le sale boulot et attaquent les maisons.”
D’après son expérience, les Tunisiens sont “détestés par les Syriens”, qui les craignent et les évitent.
Beaucoup viennent de quartiers difficiles, ne sont pas scolarisés, ou sortent à peine de la délinquance. Imaginez-les avec des armes et du pouvoir.”
Quand Fayçal arrive à Deir Ezzour, la situation est stable. L’Armée syrienne libre et les autres groupes rebelles cohabitent pacifiquement. Ils se partagent les différentes localités de la région. A cette époque, Daesh (État islamique en Irak et au Levant) est une faction jihadistes parmi d’autres.
“Quand Daesh est arrivé, les problèmes ont commencé”, assure le jeune homme. “Ils traitaient tout le monde de mécréant, ils n’avaient aucune pitié”, se souvient-il.
Via Facebook ou Skype, il arrive à Fayçal de parler avec des Tunisiens ayant rejoint les rangs de Daesh. Le jeune homme dépeint ses concitoyens comme “complètement sous le contrôle de (leur chef, Abou Bakr) al-Baghdadi” et désormais “incapables de raisonner par eux-mêmes”, après avoir subi un “lavage de cerveau”.
“Ils n’ont pas hésité à tuer d’autres Tunisiens, dès lors qu’ils n’appartiennent pas à Daesh.”
Peu à peu, Fayçal voit Daesh gagner du terrain. À Deir Ezzour, le groupe s’empare de plusieurs quartiers et de quelques puits de pétrole. “Il arrivait que le pétrole et le gaz soient vendus au régime syrien”, ajoute Fayçal, “on pouvait voir leurs gros camions-citernes circuler en toute liberté sur le territoire”.
Daesh finit par déclarer la guerre aux rebelles. Des combats éclatent entre cette organisation et une coalition composée de l’Armée syrienne libre et de factions salafistes comme Jabhat al-Nosra, Al Jabha al-islamiyya et Ansar al-Cham. Une bataille qui durera plusieurs mois.
“C’était un massacre. Des combats d’une férocité qui dépassent ceux contre l’armée du régime. Et c’est Daech qui a gagné.”
LA FUITE
Après cette défaite, Fayçal s’enfuit précipitamment de la ville avec les autres survivants, au sein d’un convoi de plusieurs centaines de véhicules. “La fuite de Deir Ezzour était un véritable cauchemar”, dépeint Fayçal, “on était complètement encerclés”.
Le convoi devient rapidement la cible de tirs. D’un côté, les combattants de Daesh qui les poursuivent depuis Deir Ezzour. De l’autre, les forces du régime de Bachar al-Assad qui leur tendent une embuscade à l’entrée de Deraa, dans le sud de la Syrie. “Les balles fusaient et les hélicoptères nous survolaient avec leurs torches allumées. Ils nous tiraient dessus avec des gros calibres et des roquettes”, raconte Fayçal. Cette nuit-là, plus de 200 hommes meurent.
À Deraa, les conditions sont plus difficiles qu’à Deir Ezzour. La ville est au cœur des combats entre les forces du régime et les rebelles. Les batailles se font quartier par quartier. “Il fallait faire des trous dans les murs des maisons pour passer d’un endroit à un autre et échapper aux snipers”, se souvient-il.
Fayçal n’est pas un combattant. Il assure d’ailleurs n’avoir jamais tué personne. “Ils auraient pu m’envoyer au combat, mais je n’avais pas le physique, du coup ils me donnaient d’autres tâches”, précise-t-il. Pour lui, il y a très peu de choses à faire à Deraa, une ville en plus grande difficulté économique que Deir Ezzour. “Ici, les principales sources de revenus sont l’agriculture et le commerce des armes”, explique-t-il. Fayçal aide ponctuellement les combattants, effectue des rondes de surveillance.
Dans cette ville, le jeune homme assiste à des massacres qu’il peut à peine évoquer. “L’armée de Bachar a fait des choses horribles aux citoyens. En se retirant d’un quartier, ils perpétraient des massacres organisés. Ils torturaient, violaient des femmes, égorgeaient des vieillards et même des enfants…”
Selon lui, le régime n’affronte presque jamais frontalement les forces rebelles. Il préférerait bombarder les populations pour pousser les civils à se révolter. Le but ? “Que le citoyen ait envie de regretter la révolution. Qu’il se dise que c’était mieux avant.”
Fayçal affirme qu’à plusieurs reprises, alors qu’ils faisaient face à l’armée du régime, les combattants rebelles se faisaient attaquer par Daesh par derrière. “Impossible de savoir qui est avec qui, tu ne peux faire confiance en personne. Il faut être un loup parmi les loups”.
Fayçal note également que l’Armée syrienne libre aurait noué des liens étroits avec les renseignements militaires jordaniens, dont la frontière est à quelques kilomètres de Deraa. Il affirme que les Jordaniens permettaient à des officiers de l’ASL d’avoir accès à une “base américaine”, établie en Jordanie. Ce lieu leur permettait de “s’entraîner et de recevoir de l’aide logistique”. Ses propos ont été plus tard confirmés par des combattants de l’ASL ayant bénéficié de ce type d’entraînement.
Avant chaque décision militaire importante, Fayçal affirme aussi que l’Armée syrienne libre demandait l’accord des renseignements jordaniens. “C’était un sujet de tension avec les autres factions, surtout les groupes islamistes qui interdisent de traiter avec ‘ces gouvernements de mécréants’”. Pour Fayçal, cette attitude des combattants salafistes est contradictoire car, quand ils en ont besoin, ils n’hésitent pas à utiliser les armes et le soutien logistique de ces mêmes gouvernements.
Toujours selon son témoignage, les Turcs auraient le même rôle dans le nord de la Syrie. “C’est d’ailleurs par cette frontière que tout le monde entre et sort”, affirme-t-il, “Les blessés aussi, qu’ils soient de Daesh ou d’autres factions, vont se faire soigner dans des hôpitaux turcs.”
Face à toutes ces imbrications, intérêts ou soupçons de collaborations, le jeune Tunisien a de plus en plus l’impression que les enjeux et les motivations de chacun lui échappent. Ce qu’il découvre en Syrie dépasse largement ce qu’on lui avait promis avant son départ de Tunisie.
LA DÉSILLUSION
À force, Fayçal ne se sent plus à sa place et se demande ce qu’il fait là. “Tu pars pour faire le jihad au nom d’Allah, mais ce n’est pas ça du tout. Tu pars pour sauver des gens, pas pour les tuer…. Je ne voulais pas faire ça.”
Le jeune homme se sent dépassé par les évènements, dans un pays étranger dont il ne maîtrise pas la complexité. “On vient me dire, celui-ci est chiite, celui-là est un traître… Tu ne peux ni vérifier, ni les contredire, c’est trop dangereux !”, s’exclame-t-il.
Un soir, son groupe est chargé d’une mission particulière. Un homme est accusé d’avoir enlevé une femme et des enfants pour le compte du régime. “Ceux qui étaient avec moi l’ont tué et se sont emparés d’un coffre-fort”, raconte Fayçal. Plus tard, il apprend par hasard que la victime était un vendeur d’or et que le seul but de cette expédition était de récupérer ses richesses.
“J’ai senti qu’on se foutait de nous”, s’énerve Fayçal, “Tout ce que je voyais et entendais me faisait douter encore plus chaque jour”. Pour lui, les motivations crapuleuses de la plupart des factions et de leurs émirs deviennent une évidence.
Fayçal envisage alors de tout abandonner et de retourner en Tunisie, malgré les risques que représente une désertion. Le jeune homme ne peut faire confiance en personne. “Si tu dis que tu envisages de partir, on commence à te mettre sur des missions dangereuses où tu es sûr de mourir…”
Plusieurs fois, Fayçal assiste à des exécutions sommaires de combattants étrangers. Il est certain que ces victimes voulaient déserter. “Tu ne peux même pas te confier à un autre Tunisien”, assure-t-il, “Il va croire qu’en rentrant, tu vas donner son nom ou compromettre ses positions”. Lui sait très bien qu’en rentrant en Tunisie, il risque d’être poursuivi, emprisonné et torturé. Mais sa décision est prise.
“Je préférais être en prison en Tunisie que continuer à vivre comme ça”
u cours de ces mois passés en Syrie, Fayçal arrive à avoir régulièrement sa famille au téléphone en utilisant les réseaux irakien et jordanien. Mais les conversations sont douloureuses tant pour lui que pour ses proches. À force, le jeune homme fait le choix de ne plus les appeler, “pour ne plus les entendre pleurer”.
C’est plusieurs semaines après leur dernière conversation que Fayçal décide de les recontacter, pour organiser son départ. Mais d’abord, il doit réussir à sortir de Deraa.
LE RETOUR
La route de Deraa est complètement barrée. Entre Daesh d’un côté et le gouvernement de l’autre, c’est difficile de s’enfuir”. Fayçal tente de trouver une solution pour quitter cette forteresse.
Il confie à son ami syrien originaire de Deir Ezzour, qu’il veut monter à Alep, près de la frontière Turque. “Je ne lui ai pas dit que je voulais partir, mais il a très bien compris“, précise Fayçal. Celui qu’il considère comme son frère lui trouve une solution rapidement. Un contrebandier de pétrole a aménagé un espace dans le réservoir de son camion citerne et s’en sert pour transporter des personnes clandestinement.
Les amis de Fayçal lui organise ainsi son départ et le jeune homme part en direction d’Alep, caché à l’arrière du camion.
Le trajet dure plusieurs jours. Le camion fait de nombreux arrêts et détours pour éviter les checkpoints de l’armée du régime et les contrôles des factions. Il faut aussi prendre quelques pauses pour pouvoir se reposer et se ravitailler. Des bédouins vivant sous des tentes les accueillent généreusement mais la plupart sont acquis à la cause de l’État islamique. “Je me suis fait passer pour un déserteur de Jabhat al-Nosra qui cherchait à rejoindre Daesh”, explique Fayçal. C’est le seul moyen de s’en sortir vivant.
Fayçal finit par arriver à Alep, où il séjourne moins d’un mois, le temps d’organiser sa fuite. Rapidement, il se retrouve livré à lui-même. En tant qu’étranger, il a du mal à trouver où se loger. “Les Syriens ont leur maison mais personne ne s’occupe des étrangers. J’ai dormi plusieurs fois sous un olivier, mais aucun responsable ne s’inquiétait de mon sort. Pour eux, les étrangers viennent pour mourir”.
Finalement, Fayçal trouve le moyen de quitter Alep. Un autre ami syrien lui vient en aide et organise son exfiltration. Un contact turc pourra ensuite l’héberger de l’autre côté de la frontière. Pour s’y rendre, Fayçal commence par prendre un bus jusqu’à Azaz, à une heure de route au nord d’Alep. Le reste du trajet doit se faire à pieds, sur des chemins escarpés.
Le plus grand risque pour lui se trouve au niveau d’une zone tampon qui commence 500 mètres avant et se poursuit 500 mètres après la frontière. La zone est contrôlée par l’armée turque. Pour Fayçal, le calcul est simple. “Soit je meurs, soit je passe”.
Au moment où il tente de traverser, une patrouille turque fait sa ronde. “Je me suis jeté à terre et j’ai retenu ma respiration, priant pour qu’ils ne me voient pas”. Heureusement pour Fayçal, il fait trop sombre pour que les militaires le remarquent. Quelques minutes plus tard, le jeune homme franchit enfin la frontière. C’est un soulagement.
Il marche ensuite pendant quelques kilomètres jusqu’au premier village frontalier d’où il peut prendre un bus à destination de Gaziantep. Là-bas, son contact turc l’attend. “J’ai pu me reposer un peu et aller chez lui pour prendre une douche puis j’ai appelé mon frère”.
Ce dernier est déjà au courant de la désertion de Fayçal. Ils décident de se retrouver à Istanbul. Pour cela, Fayçal doit prendre un autre bus qui fait la liaison entre Gaziantep et Istanbul, à 1200 km de là. Le trajet doit durer près d’une journée.
Au niveau d’un barrage de police, le bus s’arrête. Contrôle d’identité. Fayçal est terrifié à l’idée de se faire débusquer. Il ne comprend pas un mot de turc. Miraculeusement, l’agent ne le remarque pas et préfère contrôler son voisin. Le jeune tunisien a du mal à y croire. La chance lui sourit encore.
Arrivé à destination, il s’installe dans une auberge et attend son frère. “Il est resté quelques jours, m’a donné de l’argent puis est reparti”.
“À ce moment-là, j’ai vraiment hésité”, se souvient Fayçal, “Fallait-il retourner en Tunisie, rester en Turquie ou m’enfuir dans un autre pays, en Europe ?”.
RETOURNER CHEZ SOI ?
Mais Fayçal se résigne et prend l’avion pour la Tunisie. Il a pu garder son passeport et sa carte d’identité avec lui, contrairement à beaucoup d’autres étranger·es qui se font confisquer leur passeport dès leur arrivée en Syrie, pour les empêcher de repartir.
Lorsque Fayçal atterrit à l’aéroport de Tunis-Carthage, les autorités l’attendent. Il avoue directement revenir de Syrie. “J’ai été franc tout de suite, du coup ils ne m’ont pas frappé”, dit-il avec un petit sourire.
Le jeune homme est arrêté. À la brigade antiterroriste d’El Gorjani les agents sont moins cléments. “Mais je m’y étais préparé”, reconnaît Fayçal, “je connais mon pays et je sais bien qu’on n’est pas en Europe pour qu’ils respectent les droits de l’Homme”.
Fayçal est ensuite transféré dans le centre de détention de Bouchoucha où il subit aussi des violences. “Je ne sais pas si c’est leur système, mais il y a deux agents. L’un te parle gentiment et l’autre te donne une raclée”, décrit-il. “J’ai été honnête et j’ai tout raconté”. Les policiers veulent les noms des Tunisiens qu’il a pu côtoyer mais, pour la plupart, le jeune homme ne connaît que leurs surnoms. “Ils ne voulaient pas me croire, mais je n’allais pas inventer des noms !”.
Il passe quatre jours au centre de détention avant de passer devant le juge. Dès qu’il le voit, ce dernier lui lance “tu reviens de Syrie, pour toi, c’est la prison direct !”. De nombreuses charges sont retenues contre Fayçal : “Il m’a accusé de mille choses… je n’ai même pas pu lire avant de signer, il a écrit ce qu’il voulait”. Malgré toutes les charges qui pèsent contre lui, son avocat réussit plaider sa cause et à le faire libérer, en attendant sa prochaine audition.
Au bout de la troisième audition, le juge décide finalement de ne pas entamer de poursuites. “Je n’ai rien à me reprocher en Tunisie. Ici, je n’ai jamais eu aucun problème, je travaillais, je menais une vie tranquille”, dit-il. Le fait que Fayçal n’ait pas vraiment combattu, qu’il ait accepté de raconter toute son histoire et de collaborer dès son arrivée a dû jouer en sa faveur.
Fayçal est ainsi retourné vivre chez ses parents. Pendant un mois, il ne sort pas de sa chambre. Il se doute bien qu’il est surveillé et que son téléphone est mis sur écoute, mais cela lui importe peu. “À part ma famille, je ne parle plus à personne de toute façon”.
Il a tout de même reçu la visite d’un “bon ami, un frère”. Mais rapidement, le jeune homme se rend compte qu’il n’est pas venu pour prendre de ses nouvelles, mais plutôt pour l’interroger. “Il m’a demandé avec quel groupe j’étais, pourquoi j’étais revenu… ”, raconte Fayçal. Cet ami n’apprécie pas le discours de Fayçal et ses critiques contre Daesh. Pour lui, Fayçal n’a pas accompli son devoir religieux et est probablement un espion. Pour d’autres, il est un dangereux terroriste.
À présent, Fayçal regrette d’être parti, reconnaissant les lourdes conséquences sur sa vie. “J’ai compromis mes chances pour travailler, me déplacer et même me marier”, soupire-t-il. Mais en même temps, le jeune homme se dit “heureux” d’avoir découvert la réalité cachée derrière la promesse du jihad et l’hypocrisie de certains. “Je suis toujours pratiquant, c’est important pour moi, mais cette expérience m’a permis d’ouvrir les yeux”.
Au quotidien, Fayçal est régulièrement dévisagé par des habitant·es de son quartier. “Les gens m’évitent et personne ne me parle. J’ai l’impression qu’ils auraient préféré que je meurs là-bas”.
Le jeune homme n’est pas étonné de ces critiques. Pour lui, elles sont la preuve que les médias et la société “ne cherchent pas à comprendre ce qu’il peut se passer” dans la tête de ces Tunisiens, si nombreux à partir. Il insiste sur l’importance d’établir un dialogue, particulièrement “avec les jeunes en marge de la société”, et la nécessité de se poser les bonnes questions. “Ce ne sont pas tous des terroristes sanguinaires”.
“Quand on dit qu’il faut les emprisonner ou les tuer, on ne fait qu’attiser la violence”
Pour Fayçal, il faut trouver un moyen de réinsérer dans la société les personnes qui, comme lui, se sont égarées. ”Chacun a son histoire, chacun a ses raisons. On ne pardonne pas à ceux qui sont partis. Personne ne cherche à comprendre”.