Le Grand Jeu dans la Corne de l’Afrique continue. Partie 4 : Le conflit éthiopien-somalien à travers le prisme d’autres acteurs extérieurs

S’agissant du Royaume-Uni, principal allié des États-Unis, il adopte dans ses relations avec l’Éthiopie une approche plus pragmatique.

Le 21 août de cette année, lors de sa visite à Addis-Abeba, la ministre britannique du Développement international, Anneliese Dodds, a déclaré lors de sa rencontre avec le ministre des Affaires étrangères éthiopien, Tayé Atské Sélassié, que Londres soutenait un dialogue inclusif et pacifique en Éthiopie et dans la région en général. Elle a également discuté des perspectives de coopération économique entre les deux pays. Cette visite n’était pas un hasard.

Comme l’indique le bureau de presse du cabinet britannique, elle a suivi une conversation «chaleureuse et approfondie» entre le ministre britannique des Affaires étrangères, David Lammy, et son homologue éthiopien, Tayé Atské Sélassié.

Le fait est que, deux semaines plus tôt, la société britannique Zaha Hadid Architects (ZHA) et l’entreprise basée à Beyrouth, Dar Al-Handasah, ont remporté un contrat pour fournir des services de conseil en conception pour le nouvel aéroport le plus grand d’Afrique destiné à Ethiopian Airlines, qui sera situé à 40 kilomètres de la capitale éthiopienne. Le coût de la première phase de construction est estimé à 6 milliards de dollars. L’aéroport accueillera chaque année 60 millions de passagers, et sa capacité pourra progressivement être portée à 100 millions de passagers.

La Chine, qui ne s’immisce généralement pas ouvertement dans les conflits des États africains, dans ce différend entre l’Éthiopie et la Somalie, où ses intérêts sont plus importants en Éthiopie qu’en Somalie, s’est prononcée en faveur du respect des normes du droit international. Elle a déclaré qu’elle «soutenait la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Somalie et appelait toutes les parties au dialogue et à la coopération pour assurer la paix et la stabilité dans la région, afin d’éviter toute agression extérieure».

Cependant, elle n’est pas restée en retrait. Le 6 septembre de cette année, en marge du Forum sur la coopération sino-africaine à Pékin, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et le président chinois Xi Jinping ont signé un accord de swap de devises visant à élargir la coopération économique et financière. Cet accord permettra aux transactions commerciales d’être effectuées dans leurs monnaies nationales, le birr et le yuan. En parallèle, la Chine a accordé à l’Éthiopie une aide unique de 400 millions de yuans, soit environ 56 millions de dollars.

Le principal allié de l’Éthiopie reste les Émirats arabes unis (EAU)

Leur coopération repose sur 17 accords signés à l’issue de la visite officielle du président des EAU, Mohammed ben Zayed Al Nahyane, à Addis-Abeba les 18 et 19 août 2023. Ces accords prévoient un approfondissement de la coopération dans des domaines tels que l’agriculture, la finance, les investissements, l’industrie chimique, pharmaceutique, l’aluminium, l’agroalimentaire, ainsi que la lutte contre le terrorisme.

Selon le ministre d’État aux Affaires étrangères des EAU, le cheikh Chakhbout ben Sultan Al Nahyane, les résultats des discussions ont témoigné du renforcement des «relations spéciales» entre les deux pays. Les milieux experts ont estimé que cette visite du président des EAU en Éthiopie avait marqué l’évolution de ces relations vers un partenariat stratégique.

En soutien aux positions d’Addis-Abeba lors des négociations entamées le 1er juillet avec Mogadiscio, sous la médiation d’Ankara, la Banque centrale des EAU et la Banque nationale d’Éthiopie ont conclu à la mi-juillet un accord de swap de devises, permettant à cette dernière de conclure des transactions en devises locales à hauteur de 817 millions de dollars.

Toutefois, selon le Geopolitical Monitor canadien, dans l’évaluation de la politique des Émirats dans cette région, il convient de noter qu’ils entretiennent des liens étroits non seulement avec l’Éthiopie, mais aussi avec le Somaliland et la Somalie, bien qu’ils privilégient le Somaliland en raison de la situation stratégique du port de Berbera sur la côte du golfe d’Aden, à l’entrée de la mer Rouge. Une société de Dubaï y a investi 442 millions de dollars pour son développement.

Les initiatives prises par les EAU pour réduire les tensions dans la région sont illustrées par la reconnaissance du leader du Front populaire de libération du Tigré (FPLT), Debretsion Gebremichael, qui a déclaré dans une interview à Voice of America que six mois plus tôt, à Dubaï, des négociations avaient eu lieu entre le chef de l’administration provisoire du Tigré, Getachew Reda, et des dirigeants érythréens, visant à instaurer la paix entre les deux parties. Ces négociations, selon lui, ont ensuite été prolongées et ont globalement donné des résultats positifs.

L’Arabie saoudite a également apporté son soutien à l’Éthiopie en cette période difficile. Elle a annoncé en août de cette année la création d’un Conseil des affaires avec elle pour la période 2024-2028 afin de renforcer les liens économiques. Le conseil se concentrera sur la coopération dans des secteurs tels que l’agriculture, l’industrie minière, la pétrochimie, l’agroalimentaire, le tourisme, l’immobilier et la construction.

La formation de ce conseil avec l’Éthiopie, qui, comme le souligne le bulletin économique du Moyen-Orient Albawaba est l’une des plus grandes économies du continent avec un PIB de 205 milliards de dollars en 2022, s’explique par le fait qu’elle représente une base pratique pour développer des relations non seulement avec les pays de la Corne de l’Afrique, mais aussi avec l’Afrique centrale.

L’Érythrée. Dans un contexte de tensions croissantes entre l’Égypte et la Somalie d’une part, et l’Éthiopie de l’autre, Le Caire cherche à renforcer son influence dans la Corne de l’Afrique. À cette fin, lors d’une visite en Érythrée le 14 septembre de cette année, le chef des renseignements égyptiens, Abbas Kamel, et le ministre des Affaires étrangères, Badr Abdelatti, ont remis un message d’Abdel Fattah al-Sissi au président Isaias Afwerki et, selon le journal arabe Asharq Al-Awsat, ils se sont mis d’accord pour intensifier les efforts conjoints visant à réduire les tensions au Soudan, ainsi qu’à soutenir «les institutions étatiques et à préserver l’unité et la souveraineté de la Somalie».

Et ici, les représentants égyptiens ont trouvé un écho favorable. Le fait est qu’en Érythrée, qui a joué un rôle clé dans la défaite des forces armées du FPLT pendant la guerre de 2020-2022 dans le Tigré, mais qui n’a pas été invitée par Abiy Ahmed à signer l’accord de paix à Pretoria, on considère que ses intérêts (en revendiquant une partie du nord du Tigré) n’ont pas été pris en compte. Cela a conduit l’Érythrée à devenir aujourd’hui la principale base de l’organisation rebelle amhara, FANO. C’est là que les militants de cette organisation reçoivent une formation militaire, ainsi que des armes et des équipements de sponsors étrangers.

Djibouti. Tirant parti de la situation difficile dans laquelle se trouve l’Éthiopie, le gouvernement djiboutien, afin de ne pas perdre les revenus annuels d’environ 1,5 milliard de dollars qu’elle tire de la location de son port commercial à Addis-Abeba en cas de résolution favorable du conflit éthiopien-somalien, a proposé de signer un accord sur l’utilisation conjointe de son port de Tadjourah. Ce port, d’une valeur de 60 millions de dollars, construit en 2017 à 100 kilomètres de la frontière éthiopienne, offre un accès à la côte du golfe d’Aden et à la mer Rouge.

Selon Africa Confidential, cela permettrait au Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed de «sauver la face» s’il devait renoncer au mémorandum conclu avec le Somaliland. Cependant, Addis-Abeba n’a pas encore réagi à la proposition du ministre djiboutien des Affaires étrangères, Mahmoud Ali Youssouf, faite le 4 septembre.

L’escalade de la rhétorique bilatérale après le deuxième cycle de négociations a conduit à l’annulation de la troisième réunion prévue le 17 septembre à Ankara. Selon Voice of America, citant des sources gouvernementales somaliennes, la raison de cette annulation serait un manque de temps pour préparer pleinement les discussions en raison de la participation des deux parties à la session de l’Assemblée générale de l’ONU, qui a débuté à New York le 13 septembre.

D’après les experts du portail d’informations égyptien Ahram Online, le report est lié au déploiement des troupes égyptiennes en Somalie. Mais selon Turkey Today, le dialogue entre la Somalie et l’Éthiopie continue de bénéficier d’un soutien résolu de la part de la Turquie, en particulier du président Erdogan et du ministre des Affaires étrangères, Hakan Fidan.

Le 19 septembre, Hakan Fidan a clarifié la situation. Dans une interview avec l’Agence Anadolu, il a déclaré qu’afin d’atténuer les tensions entre les deux parties en conflit, Ankara avait décidé de mener des consultations séparées avec chacune des parties avant le prochain cycle de négociations, afin de rapprocher leurs positions. Soulignant la convergence des points de vue sur certaines questions lors des précédentes rencontres, il a exprimé l’espoir qu’un accord serait atteint.

Les intérêts de la Turquie avant tout

Cet engagement d’Ankara à poursuivre les négociations s’explique par le fait que la décision du FMI d’accorder à l’Éthiopie un délai pour rembourser sa dette extérieure, ce qui entraînera l’afflux de nouveaux investissements étrangers et une croissance économique, ouvre à Ankara des opportunités pour conclure de nouveaux contrats d’infrastructures majeurs.

Il faut garder à l’esprit que le secteur des travaux publics est un pilier de l’économie turque. Dans une déclaration faite le 18 septembre de cette année à l’Association turque des entrepreneurs, le président Erdogan a rappelé que la Turquie est le deuxième pays au monde après la Chine en termes de nombre d’entreprises de travaux publics et le huitième en termes de revenus qu’elles tirent de contrats étrangers. En 2023, leur valeur totale a atteint 28 milliards de dollars.

Compte tenu de l’expérience d’Ankara avec d’autres pays africains, on peut s’attendre à ce qu’elle poursuive sa médiation et qu’elle obtienne de ses clients les avantages économiques maximaux, ainsi que des dividendes politiques sous forme de soutien à sa politique étrangère sur certaines questions internationales.

Dans l’une de ses déclarations, rapportée par le journal turc The Pinnacle Gazette, le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan, en parlant du rôle de médiateur d’Ankara, a souligné sans ambiguïté que «notre objectif est d’éliminer les divergences existantes et de résoudre ce problème au bénéfice de toutes les parties».

Dans l’ensemble, à ce jour, les milieux experts restent prudemment optimistes quant à la médiation turque, qui dépend non seulement de la volonté des deux parties rivales de parvenir à un compromis, mais aussi en grande partie des positions des nombreux acteurs étrangers dont elles dépendent.

Compte tenu de la gravité des divergences entre l’Éthiopie et la Somalie, l’expert turc du Fond pour la recherche politique, économique et sociale (SETA), Tunc Demirtas, estime que la médiation turque pourrait durer longtemps, car ce conflit dépasse le cadre des relations bilatérales et affecte les intérêts de tous les pays du bassin de la mer Rouge : Djibouti, Égypte, Yémen, Arabie saoudite, Soudan et Érythrée. Selon lui, cité par le journal basé à Abu Dhabi The National, «Ankara n’a pas de baguette magique pour résoudre ce problème du jour au lendemain».