LE VOYAGE

C’est se lancer dans un long voyage que de partir de chez soi et migrer. Et finalement arrive-t-on jamais un jour ? Le périple commence toujours loin du pays à rejoindre et prend du temps. Des kilomètres parcourus, des pays traversés et des chemins de vie imprévus.

Le voyage d’un migrant est fait de moments, qui mis bout à bout, font un voyage.

Voici des témoignages, recueillis dans six pays, et qui forment une boucle. Les voix des migrants, des voyageurs, se mêlent, et au final elles ne font qu’une. Elles racontent les voyages, le voyage.

 

DÉCEPTION

 

M. a travaillé en Espagne avant de revenir au Sénégal
“Je travaillais en Espagne. J’ai passé 6 ans sans voir ma femme. Je préfère être rentré, je vois ma femme, je suis avec mes enfants…

En Espagne, j’avais de l’argent, je travaillais bien, mais il y a eu la crise. Et puis, tous les gens ne te traitent pas de la même façon. Il y a des gens bien et des gens mauvais. Je vivais dans un appartement que je louais, j’ai même encore les factures…

Sur place, la réalité du pays était différente de celle que j’avais imaginée. Tout était trop cher. Je pensais que je pourrais avoir une meilleure vie. Mais sans papiers, tu es comme un animal.

J’ai été hébergé un moment dans un foyer de Caritas et je voyais des gars vendre de la drogue. J’étais effrayé… J’ai crû que j’allais mourir. J’ai vu un autre monde.

Tout était différent en Espagne. Là-bas, sans papiers, sans famille, tu perds ta vie. J’ai vu plein de gens se perdre, à cause de la drogue, de l’alcool.”

 

FOLIE

M. fait des allers-retours entre Ben Guerdane et Tunis, depuis qu’il a fui la Libye, où il travaillait.
“On a tout fait, on a tout donné, on a pas le choix. Sans statut de réfugié, on reste là. Moi j’ai une famille, je ne vais pas aller me jeter dans la mer. En plus, l’Europe c’est pas le paradis. Moi aujourd’hui, je n’arrive plus à dormir et tous les soirs, je veux boire de l’alcool pour dormir. Quand je reste sans boisson, je deviens fou. Je dois en prendre.

Moi j’ai presque 36 ans, ça fait 5 ans que je suis coincé là. Je fais quoi? Ma famille compte sur moi.”

 

AVENIR

K. vivote de petits boulots à Tunis, après avoir fui la Libye. Il est sans-papiers en Tunisie.
“Nous sommes coincés ici sans avenir. Il ne faut pas penser au lendemain, sinon c’est dur. Parfois, je vois des photos sur Internet, celles des gars qui sont passés en Italie, ceux qui sont allés en Libye pour prendre la mer. Moi je me suis promis que je ne monterai jamais sur un bateau. Mais eux là-bas, ils ont pris le risque et aujourd’hui ils ont des papiers, ils se sont mariés, il y en a même deux qui ont eu des enfants…

Au pays, mes frères, ceux qui sont plus jeunes que moi, ils se sont mariés aussi. Et moi je reste là sans avenir, tout seul, célibataire.”

 

APATRIDE

F. est originaire d’Afrique de l’Ouest et vit au Maroc depuis 7 ans.

“C’est injuste, parce qu’on voit le Maroc signer avec l’Union européenne pour faciliter l’entrée des Marocains, mais bloquer les hommes noirs. De ce fait, je dis qu’il est juste que les gens prennent la mer pour arracher leur droit à vivre là où ils le souhaitent.

Les hommes ne sont pas des dangers. Les frontières sont un danger quand on veut les fermer. Il est bien connu que devant l’interdit, l’homme veut défaire le noeud. D’ailleurs bien souvent, quand les migrants arrivent en Europe, ils sont déçus. L’ouverture des frontières faciliterait la situation.

Début 2008, je suis passé à Oujda puis je me suis retrouvé à Nador, dans la forêt. Mais je n’étais pas fait pour ça, vivre dans la forêt. Je l’ai vite compris. Je suis tombé malade rapidement. Je n’étais pas préparé. Au bout d’une semaine, je suis parti. Les conditions de vie étaient trop difficiles.

J’ai participé à plusieurs “attaques du grillage”, pour passer en Espagne, mais je restais en retrait. Je voulais passer intelligemment, je ne voulais pas risquer de me briser une jambe. Là-bas, les forces de l’ordre tapent fort, cassent des bras, des jambes… Moi, je n’étais pas fait pour ça.

Alors je suis rentré à Rabat. C’était difficile de trouver du travail. Je me suis tourné vers l’Eglise, comme quand j’étais en Algérie, avant que je n’arrive au Maroc, c’était un moyen pour survivre.

Le temps aidant, le Maroc a changé de manière de faire, il a été moins répressif. Avant, nous ne pouvions même pas sortir tranquillement dans la rue et nous balader comme aujourd’hui.”

Le militantisme a avancé aussi mais un homme noir reste toujours un homme de seconde zone. Nous sommes intransigeants là dessus : un homme est un homme, et il mérite le respect.”

 

VIOLENCE

A. est rentrée en Côte d’Ivoire, après avoir été femme de ménage en Tunisie.

“Quand j’ai fini de payer ma dette à ma patronne, la femme qui m’avait fait venir en Tunisie, je lui ai dit : ‘Madame je veux rentrer chez moi.’ Elle m’a répondu que je n’avais pas l’argent nécessaire pour acheter mon billet et qu’il fallait que je paie les pénalités de séjour irrégulier. Je ne savais pas de quoi elle parlait. Avant de partir, la personne qui avait organisé mon voyage m’a simplement dit que si je voulais rentrer il suffisait que je le dise. Ma patronne m’a dit : ‘Non, non, non, si tu veux partir tu dois travailler pour payer ton billet et tes pénalités, car tu n’as pas de carte de séjour’.

Je lui ai dit que je n’étais pas au courant de l’histoire des pénalités et que je m’en foutais, que je voulais partir quand même, quitter sa maison. Elle m’a demandé où je pensais aller. Je lui ai dit que j’allais marcher dans la rue, que quelqu’un finirait bien par me trouver ou que la police m’attraperait et me rapatrierait. Mais tout ce que je voulais c’était ne plus travailler dans ces conditions.

La situation s’est envenimée, ça a tourné à la dispute. J’ai insisté pour partir. Elle m’a dit que j’avais tout cassé dans sa maison, et même son téléphone qui coûtait 900 dinars. J’étais étonnée et je lui ai dit qu’à ce prix, il fallait que je travaille toute ma vie pour payer cette somme! Elle m’a dit : ‘Oui! Tu restes là et tu ne bouges pas!’ La situation est devenue trop tendue.

Elle m’a enfermée dans une pièce au sous-sol pendant deux jours, elle répétait : ‘Tu restes là ! Tu ne bouges pas!’”

 

DEPORTATION

B. a été déporté à la frontière tuniso-algérienne, par les forces de l’ordre tunisiennes. Il a son téléphone avec lui et raconte la déportation en direct
“Nous sommes à la frontière algérienne. Les policiers tunisiens nous ont amené de force. Ils viennent de nous déposer. Ils ont quitté la route principale, pour nous déposer ailleurs, à l’écart du poste frontière.

Ils nous ont fait sortir du van et ils nous ont dit d’avancer “Celui qui regarde en arrière on lui tire dessus!” Une fois que nous étions hors de leur vue nous sommes revenus au poste frontière du côté algérien, pour expliquer la situation aux policiers algériens. Ils nous ont demandé de nous asseoir par terre et d’attendre. Nous ne savons pas ce qu’ils vont faire de nous.”

 

RETOUR

I. est rentré à Louga après avoir migré au Maroc
“Quand je suis rentré au Sénégal, j’étais très abattu. Je suis rentré avec 1000 FCFA, (3,300 dinars) en poche. Malgré tous les mois passés au Maroc. La situation été compliquée, au point qu’un ami, qui lui aussi n’en pouvait plus de sa situation a décidé de rentrer en zodiac. Ce jour-là, mes amis m’ont dit que je ne pouvais pas rester là, qu’il fallait que je rentre. Mais heureusement je n’ai pas pris la mer, car certains sont morts dans ce retour.

Quelque temps plus tard, alors que j’étais dans un café, j’ai rencontré des Sénégalais. Un homme m’a fait la morale, il m’a dit : “Vous les jeunes, vous venez avec rien du tout, les mains dans les poches.” Parce que c’est vrai qu’il y a des gens qui viennent pour des affaires ou des études. Mais nous qui étions venus sans rien, les mains dans les poches, nous n’étions pas respectés.

Le monsieur m’a conseillé et comme il rentrait, il m’a pris avec lui. On est allé en Mauritanie d’abord et puis après on est arrivé au Sénégal. Lui devait continuer sa route, il n’allait pas à Louga. C’est moi qui l’ai supplié pour qu’il n’aille pas directement à Dakar et qu’il vienne avec moi voir ma famille.

A 23h, nous avons tapé à la porte de ma maison, ma mère a ouvert la porte et le monsieur qui m’a raccompagné lui a dit : “Votre fils a tenté sa chance, mais c’est dur.” Mais ma mère ne voulait pas me pardonner, pour elle c’était un échec.

Le lendemain il y avait les gars, les voisins, les cousins, qui se moquaient de moi. Ils me lançaient des : “Hé, Royal Air Maroc!” ça me faisait mal. Des fois je mentais, je disais que j’avais oublié mon sac ou qu’il avait été pris à l’aéroport, que Dieu me pardonne, je mentais pour reprendre confiance en moi…

C’était difficile. J’ai quand même repris toute ma dignité, j’ai recommencé à travailler, à être capable de me rhabiller normalement, j’ai réussi à me réinsérer. Quand je me souviens de certaines choses que je faisais à l’époque au Maroc, je me demande si je n’étais pas fou.”