Djibril* aura tenté quatre fois de traverser la Méditerranée pour atteindre l’Europe. Depuis la Gambie jusqu’à la Libye, le parcours migratoire du jeune homme est un cauchemar : il perd toutes ses économies, est abandonné dans le désert et jeté en prison plusieurs fois.
Dans sa cuisine, Djibril, un pinceau à la main, peint une scène représentant des femmes peules, la communauté de sa mère. Concentré sur son oeuvre, cette activité lui permet de s’occuper mais aussi d’oublier les épreuves qu’il a traversées. Cela fait maintenant huit mois qu’il vit à Zarzis, à 550 kilomètres au sud de la capitale tunisienne.
Le jeune homme est originaire de la Casamance, dans le sud du Sénégal. À partir de 1982, la région est le théâtre d’un conflit entre les forces gouvernementales et les indépendantistes du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC). La guerre civile fait plusieurs centaines de victimes, dont le père de Djibril, qui meurt en 1999.
LE DÉPART
Après l’assassinat de son père, Djibril, alors adolescent, s’installe en Gambie avec sa mère et son petit frère. “Là-bas, J’étais technicien, j’ai appris un métier dans le domaine du froid. Des réfrigérateurs, des climatiseurs, des machines à laver…”, énumère le jeune homme. Une fois sa formation terminée, il ouvre son propre atelier. Il est le seul à subvenir aux besoins du foyer.
En 2016, des manifestations éclatent en Gambie, réclamant le départ du président Yahya Jammeh ainsi que la libération des opposant·es politiques. La répression est forte et des protestataires sont arbitrairement arrêté·es et torturé·es. Djibril perd un ami dans la répression. “On prend les gens, on les emprisonne et puis personne ne revient”, affirme Djibril, “On ne voit même pas leur tombe, on ne voit pas leurs traces…”
“Le seul choix que vous avez, c’est de quitter le pays.”
C’est à ce moment-là qu’il décide de quitter la Gambie. Son but : l’Europe. Pour Djibril, c’est le seul moyen d’avoir “de la liberté d’expression”, “la tranquillité et la paix”. Le technicien amasse toutes ses économies et laisse l’équivalent d’un an de loyer à sa mère et son petit frère. Le 15 août 2016, il quitte la Gambie. Première étape : Bamako, au Mali.
LA TRAVERSÉE DU DÉSERT
Initialement, le jeune homme comptait passer par le Maroc. Comme beaucoup d’autres Subsaharien·nes, il espère pouvoir rejoindre l’Europe en passant par l’enclave espagnole de Ceuta ou en tentant la traversée en mer par le détroit de Gibraltar.
Mais à Bamako, il rencontre des migrant·es qui lui déconseillent cette voie. “On me disait : ‘Non ! Au Maroc, tu vas perdre ton temps ! Voilà, c’est plus rapide en Libye !’ ”, raconte Djibril. La plupart se sont laissé·es convaincre par des passeurs qui cherchent à tout prix à les faire passer par la Libye, devenue un véritable lieu de trafic.
Djibril modifie alors son itinéraire et commence par partir pour Agadez, la capitale nigérienne où il se prépare pour “la traversée du Sahara”. Il se retrouve à l’arrière d’un pick-up avec 31 autres personnes, entassées “comme dans des boîtes de sardines”. Impossible de s’assoir : pour se tenir, les passager·es se cramponnent comme ils et elles peuvent. En tout, c’est un convoi de six véhicules qui prend la route pour Sebha, une ville au cœur du désert libyen.
Après trois jours de route, le pick-up dans lequel se trouve Djibril tombe en panne au milieu de nulle part. “C’est là que c’est devenu très compliqué…”, glisse le jeune homme. Le chauffeur demande aux 32 clandestin·es de garder la voiture et monte dans un autre véhicule, leur promettant d’aller chercher un mécanicien et de revenir vite.
Ce passeur ne reviendra jamais les chercher. Les migrant·es restent sur place pendant trois jours, terminant rapidement leurs réserves d’eau. “Là tu ne penses plus à manger”, confie Djibril, “Tu penses à l’eau seulement. C’est ça ton problème”. Le troisième jour, ne voyant personne revenir, il prend la décision de partir, seul.
“Si je dois mourir, c’est devant, mais pas ici”, décide-t-il, “je ne peux plus attendre”. Djibril erre une journée et demi dans le désert, sans aucune réserve de nourriture ou d’eau. Il est épuisé, ses pieds sont brûlés par la chaleur du sable. “J’urinais pour boire”.
Le surlendemain de son départ, Djibril entend des bruits de voitures. Il se précipite : c’est un autre convoi en provenance d’Agadez. “J’ai crié ! Et ils sont venus juste à côté de moi, Dieu merci.”
EN PRISON
Ce second convoi le récupère et l’emmène à travers le désert dans un ville du nom d’Ubari, près de Sebha, dans le Sud-Est libyen. Mais une fois arrivé, le passeur exige qu’il paie son trajet. Djibril a beau lui expliquer qu’il a déjà donné 225.000 francs CFA (environ 1000 dinars tunisiens) au premier passeur, rien n’y fait. “J’étais fatigué, je voulais dormir…”, soupire Djibril, “mais on m’a mis directement en prison”.
“Là-bas, on te torture avec le bâton, avec l’électricité. On te brûle avec du plastique. C’est ça la prison en Libye. On te brûle.”
On lui donne finalement un téléphone pour qu’il contacte un ami en Gambie. Celui-ci doit effectuer un virement de 350.000 francs CFA sur un compte bancaire dont le numéro est fourni par le passeur. Aidé par la famille de Djibril, cet ami réunit la somme demandée. Le jeune homme est finalement libéré après sept jours de détention.
Il repart pour Sebha, en compagnie de plusieurs autres migrant·es. À peine arrivé·es, ils et elles sont jeté·es dans une autre prison où les conditions sont “encore plus difficiles”. Chaque jour, les détenu·es ont droit à un morceau de pain accompagné d’un petit bidon d’eau, qu’ils doivent également utiliser pour leurs besoins. “Là où vous dormez, c’est là que vous allez chier, c’est là que vous allez uriner, c’est là que vous mangez…”, décrit Djibril avec dégoût.
Les prisonnier·es sont entassé·es à plus de 45 dans des petites pièces. “On dirait que ce sont des morts-vivants. Qui sont là, qui n’ont même pas de quoi manger, ni de l’eau à boire, ni rien…”, dépeint le jeune homme. Dans cette prison, il comprend que ces “groupes de mafias” cherchent à extorquer les familles en enfermant systématiquement les migrant·es. Cette fois, il refuse de payer.
Avec d’autres détenus, il décide qu’il est temps de s’échapper. “On avait décidé que ce soir, on n’allait pas dormir là”. Le groupe attend le moment où les gardiens leur donne de l’eau. À l’instant même où la porte s’ouvre, les prisonniers attaquent. “Moi j’ai eu de la chance !”, s’exclame Djibril, “D’autres sont morts ou ont perdu leur jambes”.
Une fois dehors, ils se cachent toute la nuit. Le lendemain, Djibril et d’autres évadés décident de changer de ville par sécurité. Ils partent à Birak, à 40 ou 50 km de Sebha, et s’installent dans un foyer.
Ce passage à Birak est vécu comme un moment de répit pour ces migrants. “À Birak, il y avait la paix, il y avait des gens sympas, tu n’entends même pas le bruit de kalach, ni rien.”
ATTEINDRE SABRATHA
Mais Djibril a hâte de tenter la traversée de la Méditerranée. L’Aïd el-Kebir approche et il rêve de le fêter en Italie. Après plusieurs jours de négociations, lui et ses ami·es se mettent d’accord avec un passeur qui doit les amener à Sabratha, au nord du pays. “On était contents !”, se remémore-t-il en souriant, “On pensait aller fêter la Tabaski (Aïd el-Kebir) en Italie, on ne pensait pas rester longtemps ici.”
Mais le passeur, pourtant décrit comme “très gentil”, prend leur argent et ne donne plus de signe de vie. Le groupe de migrant·es reste un mois à Birak et essaye de le contacter, sans succès. Pour survivre, ils et elles mendient, transportent des caisses au marché pour un ou deux dinars libyens par jour. “On mangeait des oignons, des tomates pourries”, soupire Djibril, “On a passé la Tabaski là-bas. C’était la pire Tabaski de ma vie” .
Leur passeur finit par refaire surface, fin septembre. Il donne de multiples excuses, affirme que le chauffeur ne répondait pas, que le trajet n’était pas sûr… Finalement, Djibril peut partir. Ils sont une quarantaine à prendre la route.
Ce trajet, c’était “le plus dur”. Plus de 500 km, uniquement à travers le désert : “on n’a pas touché le goudron”, résume Djibril. Au bout de deux jours, le pick-up s’arrête. Le groupe est persuadé d’être arrivé à Sabratha, mais en vérité, ils sont à Nasmah, une petite ville située 250 km avant leur destination finale.
Le groupe est alors emmené dans un grand garage où s’entassent “plus de 1000 personnes”. Les gardiens, armés, font régner le silence en tirant régulièrement en l’air avec leurs kalachnikovs. Les migrant·es n’ont le droit de se parler qu’en chuchotant. Ils et elles dorment à même le sol.
Djibril et ses ami·es restent quatre jours dans ce garage. Ils appellent plusieurs fois leur passeur qui leur promet, le troisième soir, qu’une voiture va arriver dans la nuit pour les emmener à Sabratah. Les migrant·es se forcent à parler pour ne pas s’endormir “sinon la voiture va te laisser ici !”
La voiture arrive effectivement dans la nuit, mais il n’y a pas de place pour tout le monde. Djibril se précipite, mais trop tard, une vingtaine de migrant·es étaient déjà là avant lui. La tension monte, mais le gardien tire en l’air, hurle qu’ils et elles ont intérêt à se taire et s’en va.
Sans le savoir, Djibril aura eu plus de chance que celles et ceux parti·es cette nuit-là. Dans la matinée, un autre véhicule vient finalement les chercher pour les emmener à Sabratha et, quelques jours plus tard, il apprend que les autres auraient été vendu·es “au marché aux esclaves.”
“MAINTENANT, VOILÀ LA MER, TE VOILÀ TOI”
Deux mois sont passés depuis que Djibril a quitté la Gambie. Il arrive enfin à Sabratha le 8 octobre 2016 et est emmené dans un camp surpeuplé surnommé “Campo Bahar” (le camp de la mer).
“Même les poubelles sont plus belles que nos toilettes…”, dépeint cyniquement Djibril.
Pour autant, le jeune homme est optimiste, se disant qu’il ne lui reste plus que la Méditerranée à traverser. Il négocie avec un passeur qui lui promet un départ le lendemain. Même si avec le temps, il s’est habitué à ces fausses promesses, il lui verse tout de même l’argent.
Djibril attend effectivement deux semaines dans le camp insalubre. Le 23 octobre, en fin d’après-midi, le passeur réunit l’ensemble des passager·es. “Aujourd’hui, si Dieu le veut, vous allez voyager”, leur promet-il. Ce soir-là, le bateau est lancé vers l’Italie.
Après plusieurs heures en mer, Djibril entend soudainement des cris et des bruits de tirs. Ce sont les gardes-côtes libyens qui les ont repéré·es et prennent en chasse le bateau. Pour la troisième fois, Djibril est jeté en prison.
Là-bas, on menace de le renvoyer dans son pays d’origine s’il ne paye pas. Comme la dernière fois, il contacte ses proches qui lui transfèrent encore de l’argent (environ 1400 dinars). Il est libéré au bout de trois semaines.
Mais malgré ses multiples déboires, Djibril veut de nouveau tenter la traversée. Il retourne à Sabratha, change de réseau et donne l’équivalent de 700 euros à un autre passeur. Le départ s’organise pour décembre, Djibril est pessimiste. “Le temps était mauvais et des gens disaient que le bateau était percé, mais on nous a quand même lancés”. Au bout de quelques heures, le capitaine décide en effet de faire demi-tour, la traversée était trop dangereuse. Une fois à terre, Djibril est jeté dans une autre de ces prisons “privées” où il reste une dizaine de jours.
Il passe ensuite l’hiver au camp de Sabratha où les conditions de vie sont toujours aussi difficiles. “On allait dans les ordures pour ramasser des cartons, du plastique… c’est comme ça qu’on allumait notre feu”. Djibril prévoyait d’abord d’attendre l’été pour retenter la traversée, mais en février 2017, voyant que le temps est clément, il rejoint le réseau d’un passeur malien et monte dans un bateau.
Mais là encore, les gardes-côtes les rattrapent. Cette fois, ils l’envoient dans une prison à Sorman, à 15 kilomètres de Sabratha. “C’est la pire prison que j’ai vue en Libye”, confie Djibril, “on aurait dit une chambre de boucher”. Les détenu·es sont régulièrement torturé·es dans ces pièces aux “murs tachés de sang”. Mais ce qui choque le plus le jeune homme est le traitement réservé aux femmes : elles sont systématiquement violées. Il ne veut pas donner plus de détails. Il peut seulement dire, la gorge nouée, qu’il se sent “désolé pour elles”.
“C’est encore plus compliqué que pour les hommes. Parce que nous, ils n’ont besoin que de notre argent. Mais avec les femmes, c’est compliqué…”
Djibril reste un mois dans cette prison. Il contacte une énième fois sa famille qui dépense ses dernières économies pour le faire sortir. “Là je n’avais plus d’argent. Donc il fallait se débrouiller pour travailler…” Il décide de partir pour Zouara, à une cinquantaine de kilomètres.
Plusieurs migrant·es subsaharien·nes vivent dans cette ville dans le but d’amasser un peu d’argent pour la traversée. Djibril y travaille trois mois comme coiffeur, ce qui lui permet d’obtenir les 1500 dinars libyens nécessaires à une autre tentative.
Il retourne au camp de Sabratha au cours du mois de mai. À la fin du mois, il monte dans un bateau en compagnie d’une centaine de personnes. Cette fois, ils et elles ne sont pas rattrapé·es par les gardes-côtes. Mais le troisième jour, le Zodiac tombe à court de carburant. “On n’attendait que la mort.”
Le Zodiac divague ainsi pendant des heures. Au petit matin, des pêcheurs tunisiens repèrent le bateau à la dérive et donnent l’alerte. À ce moment-là, se trouvant dans les eaux internationales, les passager·es ont encore l’espoir d’être amené·es en Italie. Mais c’est finalement la marine tunisienne qui les récupère et les emmène au port de Zarzis, dans le sud de la Tunisie.
Djibril a la gorge nouée quand il se remémore ces événements. Notamment à cause de Rose-Marie. “Le bateau n’a pas coulé… mais il y avait une fille avec nous qui s’appelait Rose-Marie… qui était gravement malade”, confie-t-il, les yeux humides. “Elle était avec nous mais elle ne pouvait pas, elle ne pouvait plus… Elle ne pouvait plus. Elle est décédée… sur le bateau. C’est la seule qui est décédée”. Rose-Marie a été enterrée dans le cimetière des migrant·es de Zarzis, construit bénévolement par des citoyen·nes de la ville. C’est la seule défunte dont le nom est connu. Elle avait 20 ans.
ET MAINTENANT ?
Djibril débarque en Tunisie le 27 mai 2017. Il est placé dans le centre de la Croix-Rouge à Médenine et y reste trois mois. “Je ne dormais pas… beaucoup de stress. Je ne mangeais pas. Un peu d’eau, du Nescafé, des cigarettes. Trop de stress. J’ai perdu tout mon argent en Libye…”
Djibril a du mal à sortir dans la rue, à sociabiliser. Pendant plusieurs semaines, il reste enfermé. Un jour, le directeur du centre lui propose d’aller à Zarzis, pour “changer d’air” et éventuellement chercher du travail. Là-bas, on lui permet de vivre dans un petit appartement. Il fume cigarette sur cigarette. Il peint aussi, surtout la nuit depuis qu’il est devenu insomniaque. Peindre l’aide à faire de “belles choses”. “La nuit, quand tout le monde dort, au moins je fais quelque chose…”
Djibril ne se voit pas rester à Zarzis. “Je n’ai jamais pensé qu’un jour, j’irais en Tunisie !”. Son rire est forcé. À Médenine, il a contacté le Haut-Commissariat des Nations Unis pour les réfugiés (UNHCR) pour demander l’asile en Europe, mais sa demande a été refusée. Il est à peine surpris : pour lui, ces organisations ne connaissent absolument pas la situation des pays dont sont originaires les personnes déboutées du droit d’asile.
À présent, il compte contacter l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) afin de suivre la procédure de “retour volontaire” pour revenir en Gambie. “J’ai beaucoup souffert pour la Méditerranée, j’ai beaucoup tenté, je suis allé en prison… Ça suffit maintenant”.
S’il retourne en Gambie, il espère pouvoir être utile et prévenir les jeunes des risques encourus en Libye. Avec son expérience, il s’est rendu compte que les candidat·es à la migration étaient peu au courant de la violence qui y sévit.
“L’homme a perdu sa voix, l’homme a perdu sa valeur, l’homme a perdu sa dignité. À cause de quoi ? Parce que je voulais aller en Europe.”
Mais surtout, Djibril aspire à voir sa mère. Par deux fois, des rumeurs lui ont fait croire que son fils était mort. “On lui a dit que j’étais resté dans l’eau, qu’on m’avait tué en prison…” Ces annonces ont empiré son état de santé, déjà fragile. “Je dois rentrer, je veux voir ma mère vivante”.