Terreur d’État contre population (I) : L’attentat de la gare de Bologne du 2 août 1980

Les gouvernements occidentaux, France en tête, font désormais se succéder sans répit les épisodes de terreur contre leurs populations. Virus manipulé, fausse pandémie, attentats sous fausse bannière, affolement climatique, crises économiques provoquées, menaces de guerre : il s’agit véritablement de placer constamment sous tension les populations. Apeurées, celles-ci sont bien plus manipulables et beaucoup moins susceptibles de se révolter. Contrôler les peuples par la peur est évidemment une technique de pouvoir vieille comme le monde. Mais la stratégie de la tension généralisée à laquelle est soumis aujourd’hui l’Occident – où les États n’hésitent pas à user de méthodes terroristes contre leurs propres populations – trouve son modèle dans l’Italie des années 1970. Ce sont les fameuses «années de plomb», au cours desquelles l’OTAN – par l’intermédiaire de son réseau clandestin Gladio – va organiser d’innombrables attentats sous fausse bannière. À ce jour, la plupart de ces attentats n’ont pas été jugés et leurs commanditaires n’ont jamais été inquiétés. Quant aux États-Unis, ils continuent d’être considérés en Italie comme l’allié principal de la péninsule.
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Cet article reprend l’entrée no34 de l’essai Index obscurus : deux siècles et demi de complots 1788-2022, publié aux éditions JC Godefroy en janvier 2024. Ce livre s’attache à démontrer combien l’utilisation péjorative du terme «complotiste» n’a pas de sens : les complots, très souvent par le biais d’attentats sous fausse bannière, pullulent dans l’histoire humaine, et particulièrement dans l’histoire occidentale moderne.

C’est par le lancement de l’opération Husky, le 10 juillet 1943, que commence le débarquement des troupes alliées en Italie. L’URSS réclamait de longue date l’ouverture d’un second front pour soulager le front de l’Est où les troupes soviétiques affrontaient l’essentiel des forces nazies depuis le lancement de l’opération Barbarossa le 22 juin 1941. Le 2 février 1943, la capitulation des troupes du maréchal allemand Friedrich Paulus marque la fin de la bataille de Stalingrad. Sur tout le front de l’Est, la Wehrmacht – réputée invincible et à qui il n’avait pas fallu deux mois pour vaincre la France – est contrainte de reculer et ne connaîtra désormais, peu ou prou, que des défaites (la bataille de Koursk en particulier, qui commence en juillet 1943). C’est donc dans cette période de reflux généralisé des forces nazies sur le front de l’Est que les alliés occidentaux se décident enfin à lancer la campagne d’Italie : on ne saurait laisser aux Soviétiques tout le mérite de la libération de l’Europe… L’opération Husky est d’emblée facilitée par l’arrestation du Duce Benito Mussolini – réclamée par le Grand Conseil du fascisme lui-même au roi Victor-Emmanuelle II – et son remplacement à la tête du pouvoir par le maréchal Pietro Badoglio. Celui-ci signe l’armistice de Cassibile le 3 septembre 1943, moins de deux mois après le débarquement des alliés en Sicile. L’Italie se retrouve alors coupée en deux, tandis que la Wehrmacht intervient dans le nord de la péninsule, parvient à libérer Mussolini le 12 septembre et fonde la République sociale italienne ou «République de Salò». Malgré plusieurs tentatives pour percer la ligne Gothique – une ligne de fortifications située sur les Apennins et derrière laquelle les troupes allemandes se sont repliées –, la libération de l’Italie n’intervient que le 29 avril 1945, avec la capitulation des armées du général Heinrich von Vietinghoff.

Aussitôt, les États-Unis exercent une influence très forte dans la péninsule, considérée comme un État pivot stratégique au cœur de la Méditerranée. Il s’agit en particulier d’empêcher l’accès au pouvoir de toute force proche du communisme et de semer la division au sein du mouvement ouvrier. La CIA organise ainsi une scission au sein du puissant syndicat de la CGIL dont le secrétaire, Giuseppe Di Vittorio, est également député communiste. Les élections de 1948 sont en outre l’occasion d’un vaste effort de propagande américain pour favoriser le parti de la Démocratie chrétienne et pour empêcher le Parti communiste italien de prendre la tête du pouvoir. L’influence américaine ne se dément dès lors plus, jusqu’à prendre un virage criminel et terroriste à l’orée des années 1970 : ce sont les fameuses «anni di piombo» (les «années de plomb»).

L’événement qui lance cette période est l’attentat de la piazza Fontana à Milan, le 12 décembre 1969. Une explosion à la bombe se produit ce jour-là dans les locaux de la Banca Nazionale dell’Agricoltura, tuant 17 personnes et en blessant 88 autres. Trois bombes explosent au même moment à Rome, faisant 16 blessés. Enfin une bombe qui n’a pas explosé est retrouvée à Milan, piazza della Scala. Les soupçons de la police et des juges se portent immédiatement sur le milieu anarchiste. Giuseppe Pinelli, cheminot anarchiste, est arrêté, conduit à la préfecture de police, retenu illégalement en détention et interrogé avant d’être défenestré, l’enquête du juge d’instruction concluant au suicide…

Si un livre, «La Strage di stato» («le Massacre d’État»), indique très tôt la piste de l’extrême-droite, des documents – prétendument retrouvés par la police en 1974 dans un local des Brigades Rouges et présentant une supposée contre-enquête menée par l’organisation terroriste dite «révolutionnaire» – brouillent les pistes en confirmant la version policière d’un attentat anarchiste, commis avec des explosifs fournis par un groupe d’extrême-droite (comprenne qui pourra). Ces documents particulièrement opportuns permettent également d’expliquer le «suicide» de Giuseppe Pinelli, qui aurait été impliqué dans la livraison des explosifs et en aurait conçu des remords. Une manipulation policière grotesque. Il faudra attendre 2005 pour qu’une partie de la vérité soit enfin dévoilée : l’attentat de piazza Fontana a été commis par le groupe néofasciste Ordine Nuovo. Trois anciens militants sont mis en examen en 1997, au côté de David Carrett, officier de l’US Navy. Des enquêtes viseront également Sergio Minetto, lié à l’OTAN, et Carlo Digilio, soupçonné d’être un informateur de la CIA. D’abord condamnés à la prison à perpétuité, les trois militants néofascistes sont de façon surprenante et inattendue relaxés par la cour d’appel en mars 2004, acquittement que confirme la cour de cassation en 2005, condamnant en outre les parties civiles (les proches des victimes) à payer les frais du procès ! La cour de cassation confirme pourtant la responsabilité du mouvement Ordine Nuovo dans l’attentat et notamment des néofascistes Franco Freda et Giovanni Ventura, les deux hommes ne pouvant toutefois plus être condamnés puisqu’ils ont été acquittés en 1987 lors d’un procès concernant les explosifs utilisés piazza Fontana. En somme, aucun responsable ne sera condamné pour les attentats, sinon Giuseppe Pinelli, innocent exécuté par les policiers qui l’avaient arrêté.

D’autres attentats ont lieu par la suite, comme celui du 28 mai 1974 piazza della Logia à Brescia lors d’une manifestation antifasciste (il faudra attendre 2015 pour que Maurizio Tramonte, un militant néofasciste du Movimento sociale italiano (MSI) lié aux services secrets italiens, et Carlo Maria Maggi, dirigeant local d’Ordine Nuovo, soient condamnés) et, le 4 août 1974, l’attentat à la bombe contre le train de nuit Italicus Express qui fait 12 morts et 48 blessés (revendiqué par le mouvement néofasciste Ordine Nero, cet attentat ne donnera lieu à aucune condamnation judiciaire).

Mais le «point d’orgue» de cette politique de la terreur qui doit tout aux groupes néofascistes, aux services secrets italiens et à l’ingérence américaine survient en plein été, le 2 août 1980. Une bombe explose à 10 h 25 dans la salle d’attente de la gare de Bologne, d’une puissance telle qu’elle fait s’effondrer l’aile ouest du bâtiment (un train qui s’apprêtait à partir est également renversé par le souffle de l’explosion). C’est un carnage parmi les vacanciers et les touristes en nombre sur place : 85 morts et 200 blessés. Si la police, sur ordre du gouvernement et relayée par les médias, tente d’abord de laisser croire à l’explosion d’une chaudière, il devient rapidement impossible de cacher le caractère terroriste de l’événement. Des manifestations ont lieu sur la piazza Maggiore de Bologne et le gouvernement est conspué le jour des funérailles. L’hypothèse de la chaudière explosée aura en tout cas eu cet avantage : puisqu’on pense qu’il s’agit d’un accident, aucun barrage routier n’est mis en place par la police, laissant tout le temps aux terroristes de prendre la fuite. Une fausse revendication par les Brigades rouges intervient le lendemain, immédiatement démentie par l’organisation. Mais les efforts pour créer de fausses pistes vont aller beaucoup plus loin. Une valise contenant des explosifs est découverte dans un train reliant Taranto à Milan. Elle contient des effets personnels appartenant à deux militants d’extrême-droite étrangers, le Français Raphaël Legrand et l’Allemand Martin Dimitris. Il s’agit cependant d’une machination, visant à détourner l’enquête vers une piste étrangère : la valise a été déposée par un carabinier dans le cadre d’une opération appelée «Terrore sui treni» («Terreur dans les trains»), organisée par le Super-SISMI, une branche des services de renseignement italiens (Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Militare ou SISMI). Le Super-SISMI est dirigé par le général Giuseppe Santovito, membre par ailleurs de Propaganda Due (P2), une loge maçonnique anti-communiste regroupant des dizaines d’officiers supérieurs du corps des carabiniers ou de la brigade financière, des haut-gradés de l’armée italienne, des députés et des ministres, des préfets, des banquiers et de riches industriels et, bien entendu, un grand nombre de hauts magistrats. Licio Gelli – maître vénérable responsable des recrutements de la loge P2, ex-chemise noire, ex-combattant aux côtés des franquistes, ex-officier de liaison entre le gouvernement fasciste italien durant la Seconde Guerre mondiale et le Troisième Reich, «faits d’arme» qui lui vaudront de faire partie des délégations italiennes invitées aux cérémonies d’investiture des présidents Ford, Carter et Reagan, au premier rang pour cette dernière – sera lui-même condamné pour avoir tenté de détourner l’enquête, en évoquant une explosion due à une fuite de gaz et provoquée par un mégot de cigarette.

Car c’est bien une bombe qui a explosé à la gare de Bologne ; placée dans une valise déposée contre le mur porteur de l’aile ouest de la gare. Il s’agissait donc de faire le maximum de dégâts et de victimes. La bombe est de fabrication «militaire», composée de 23 kg d’explosif, 5 kg d’un mélange de TNT et de T4 appelé «Compound B» complétés par 18 kg de nitroglycérine. À la fin du mois d’août 1980, plusieurs arrestations sont ordonnées par le juge, à l’encontre de militants néonazis du NAR (Nuclei armati rivoluzionari, «Noyaux armés révolutionnaires»). Il faudra quinze ans pour voir les premières condamnations tomber, notamment contre Valerio Fioravanti et son épouse Francesca Mambro, tout deux membres du NAR. Un membre du groupe néofasciste Avanguardia Nazionale va toutefois indiquer, en 1984, une autre piste, complémentaire à celle du terrorisme néofasciste : la piste «Gladio», un vaste réseau dit «stay-behind» (littéralement «reste-derrière») s’appuyant sur le principe de la «stratégie de la tension» et organisé de façon secrète par l’OTAN dans toute l’Europe de l’Ouest (sous d’autres noms) afin d’empêcher les partis communistes ou de gauche d’accéder au pouvoir. Le réseau implique un grand nombre de mouvements d’extrême-droite, les services secrets, les services de police et les gouvernements en place. Il dispose d’innombrables caches d’armes. En Italie, le réseau Gladio était couvert par les membres les plus haut placés de la Démocratie Chrétienne Italienne (Democrazia Cristiana Italiana, DCI), main dans la main avec la CIA (et son directeur pour tout l’hémisphère occidental Ted Shackley), le SISMI et les groupes terroristes néofascistes, ceux-ci jouant le rôle de «petites mains».

Outre les contacts qu’entretient la CIA avec la Mafia, viscéralement anticommuniste, les États-Unis n’hésitent en effet pas à recruter des fascistes ayant participé au gouvernement de Mussolini. C’est le cas du prince Junio Valerio Borghese, dit «le Prince noir», chargé de traquer et d’exécuter les résistants communistes italiens durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1960, le réseau Gladio avait entre autres planifié l’opération Piano Solo, celle-ci consistant à organiser un coup d’État à la suite d’une tentative d’assassinat sous fausse bannière menée contre le chef du gouvernement Aldo Moro et pour laquelle les communistes auraient été accusés. Un autre coup d’État (l’opération «Tora Tora»), organisé par Gladio et le prince Valerio Borghese, devait avoir lieu le 8 décembre 1970 mais fut annulé au dernier moment, certains participants à l’opération évoquant le fait que le KGB avait été mis au courant et que des bateaux soviétiques se trouvaient en Méditerranée, prêts à appuyer un contre-putsch communiste.

Suite à la démission de Nixon et à l’élection de Gerald Ford, Aldo Moro – alors ministre des Affaires étrangères – s’était rendu à Washington en 1974 afin de discuter de la possibilité d’incorporer des socialistes et des communistes au gouvernement compte tenu de leurs résultats aux élections. Il se vit opposer une fin de non-recevoir sans appel. Selon son épouse Eleonora Moro, le message des Américains fut le suivant : «Vous devez renoncer à votre politique consistant à collaborer directement avec chacune des forces politiques de votre pays. Faites-le maintenant ou vous le paierez très cher». Alors qu’il avait pris la tête du conseil national de la Démocratie chrétienne en octobre 1976, Aldo Moro s’apprêtait à désobéir, sur la base de l’accord appelé «compromesso storico» (le «compromis historique») passé avec le secrétaire du PCI Enrico Berlinguer, et à intégrer les communistes au gouvernement dit «Andreotti IV». Il n’en aura pas le temps, comme l’avaient prévenu les Américains. Le 16 mars 1978, précisément le jour où doit être votée la confiance au gouvernement entérinant ce «compromis historique», les Brigades Rouges – remarquablement informées et efficaces… – l’enlèvent à Rome tandis qu’il se rendait au parlement italien. Il sera retenu 55 jours avant que son corps soit retrouvé dans le coffre d’une voiture, criblé de balles.

Infiltré jusqu’à la moelle, le mouvement prétendument révolutionnaire des Brigades Rouges n’a jamais été lui-même qu’un instrument entre les mains des tenants de la «stratégie de la tension», l’OTAN, son réseau Gladio et la loge néofasciste P2. Le désir évident des dirigeants de la Démocratie Chrétienne de voir Aldo Moro assassiné conduira la famille de celui-ci à refuser que sa dépouille mortelle soit présente lors de la messe solennelle organisée en grandes pompes et présidée pourtant par le pape Paul VI lui-même. La commission sénatoriale qui sera chargée d’enquêter au début des années 90 sur le réseau Gladio découvrira avec stupeur que la plupart des documents relatifs à l’enlèvement et à l’assassinat d’Aldo Moro ont disparu des archives du ministère de l’Intérieur. Elle estimera en 1995 que l’assassinat d’Aldo Moro fut un projet criminel dans lequel les Brigades Rouges ne furent que des «instruments». À la suite d’investigations ultérieures portant notamment sur les trois principaux attentats commis à Milan, Brescia et Bologne, la commission sénatoriale Pellegrini conclura en 2000 : «Ces massacres, ces attentats et ces opérations militaires ont été organisés, encouragés ou soutenus par des hommes au sein même des institutions italiennes et, comme il a été découvert plus récemment, par des hommes liés aux structures du renseignement états-unien». Quant à la condamnation des responsables, les familles des victimes attendent toujours.