Tout juste dix ans après le sauvetage du gouvernement du Mali par l’opération militaire française Serval, devenue Barkhane quelques mois plus tard, la situation sécuritaire dans ce pays est structurellement plus fragile qu’en 2013. Au-delà du Mali, elle reste très sérieusement menacée à travers tout le Sahel et jusqu’aux pourtours du lac Tchad et des golfes du Benin et de Guinée. Pourquoi, malgré les immenses ressources humaines et matérielles, tant internationales qu’internes, mises en œuvre, cette détérioration sécuritaire continue ?
Le conflit, devenu structurel, solidement ancré, est désormais plus dangereux, affectant graduellement, mais inexorablement, les cohésions nationales et les institutions des pays touchés. Enfin, il est de plus vaste dimension et son ancrage, naguère local, est de plus en plus régional. Il s’affirme davantage chaque année face à une communauté internationale échaudée par des résultats décevants, ici et ailleurs, et surtout largement absorbée par la très prioritaire guerre en Ukraine.
Des conflits complexes devenus structurels.
D’expérience, plus un conflit dure et plus il se nourrit et se renforce de ses propres dégâts. Ceux qu’il a lui-même engendré dans le pays et la région. Au le Sahel, le conflit de 2013 s’est de surcroit démultiplié avec les crises sanitaire (Ebola), climatique, démographique et urbaine. Toutes aggravant davantage une situation sécuritaire déjà périlleuse.
Le retour à la paix et à la stabilité ne semble guère en vue. Bien au contraire, on assiste à l’aisance avec laquelle opèrent et avancent les groupes djihadistes libérés de la surveillance aérienne ou électronique des forces étrangères. Ainsi, le 13 décembre dernier, l’Etat Islamique dans le Grand Sahel – EIGS – organisait au centre du Mali une manifestation de force où des centaines de partisans armés et véhiculés rendaient hommage au nouveau Calife Abou al Hossein al Koraichi. Quelques mois plus tôt c’était le rival, GSIM, qui fêtait avec pompe et buffets copieux, la libération de ses partisans suite à un accord avec le gouvernement pour un échange de détenus. Ces opérations de propagandes de groupes terroristes concurrents réconfortent le moral de leurs troupes tout en sapant celui des populations et surtout dans les rangs des armées nationales.
Face aux déficiences des réponses civiles et militaires des gouvernements, les populations s’organisent. Pour se défendre et protéger leurs propriétés – puits, animaux et pâturages – elles se constituent en groupes armés fondés sur des affinités traditionnelles. Mais surtout, elles entrent, avec détermination, dans les divers circuits des trafics de drogues, cigarettes et des logistiques pour les flux migratoires. Jamais à court d’idées, ou d’initiatives osées, elles offrent leurs services aux gouvernements régionaux pour divers services y compris occultes, très prisés en temps d’incertitudes.
Cette dégradation continue des cohésions nationales et son corollaire, le déficit croissant du sentiment patriotique et les doutes sur l’autorité morale des gouvernants, encouragent la ‘’retribalisation’’ des pays. Ce retour officiel à la tribu constitue la menace des menaces à l’unité nationale.
Il est erroné et surtout dangereux pour l’avenir des pays du Sahel et leurs partenaires extérieurs de continuer à penser que les djihadistes sont poussés uniquement par le fait religieux. Ils sont souvent, comme les autres groupes de la société, très attentifs aux pratiques et gestions courantes des gouvernements – en particulier corruption et népotisme. Cette ‘’expertise’’ est utilisée comme un moyen de pression et une source de revenus car elle facilite le suivi régional des groupes spécialisés dans les trafics lucratifs de drogue, cigarettes et migrants. A travers tout le Sahel, les lois et règlementations sont, du fait des pratiques népotistes, contournées, voire publiquement ignorées. Cela sans amendes financières et encore moins pénales contre leurs auteurs et associés plutôt perçus comme des héros. L’Etat est de plus en plus perçu comme une entité externe, voire ennemie. Les administrations centrales ne sont souvent ni formées ni équipées pour combattre cette transformation destructrice des pays.
Témoins oculaires de tous les jours, les partenaires extérieurs – bilatéraux et multilatéraux – assistent, impuissants, à cette dégradation continue des services publics. A leur crédit, toute observation, même constructive et amicale, est souvent dénoncée soit comme une inadmissible ingérence soit un odieux effort de ‘’recolonisation’’. La transparence et la recherche de l’efficacité administrative déplaisent profondément à bon nombre de décideurs et surtout à leurs soutiens tribaux des secteurs économiques.
C’est dans ce genre de contextes, tout sauf rigoureux, que prospère le terrorisme au Sahel. Une activité fatalement en liaison avec les groupes djihadistes internationaux – AQMI et EIGS – les plus connus pour le prestige de la marque. Mais une activité de plus en plus proche, voire liée, à des communautés tribales, rurales ou sédentaires. A travers celles-ci, des connexions s’établissent avec des services publics – douanes, gendarmerie, police – dont la compréhension, voire le soutien est essentiel à la réussite de leurs commerces et autres activités lucratives souvent illégales. Une ‘’Somalisation’’ graduelle où le clan, ici la tribu, passe bien avant l’Etat.
Les Missions diplomatiques et les organisations internationales, tout comme les ONG locales et étrangères, sont toutes au fait de ces dérives. Les contextes politiques les rendent difficiles à dénoncer publiquement et aussi fréquemment que souhaité par les victimes. Chaque année, ces dangereuses réalités du Sahel s’enracinent davantage. Elles pourraient inéluctablement aboutir à l’émergence de ‘’non Etats’’ à la place de certains pays. C’est à dire des pays où l’insécurité structurelle, fait partie de la vie de tous les jours…comme en Afghanistan, en Somalie, au Yémen et les Zones tribales proches de l’Afghanistan. Comme la Colombie il y a seulement quelques années. Certes, le Sahel pourrait se redresser comme s’est relevé ce dernier pays. Mais, les recettes des mines d’or et les promesses de vastes ressources d’hydrocarbures peuvent aussi accélérer une descente aux enfers. Le terrorisme deviendrait alors un alibi pour tous. Pour les officiels qui disent s’y opposer au nom de leur gouvernement et pour les autres, auxquels il constitue la seule défense garantissant une source de revenus. Les découvertes de ressources minières – or, gaz – risquent d’accélérer cette évolution et ces clivages en réalité tribaux, qui l’alimentent.
La course à l’enrichissement rapide ainsi que le retour progressif du tribalisme et du régionalisme – ils sont liés – affaiblissent les capacités des dirigeants d’anticiper le futur. La plupart se trouvent piégés par le quotidien. Devancer les crises à venir, tout en gérant les présentes, est inconfortable pour les dirigeants et suspect aux yeux des citoyens.
L’enracinement et l’expansion continus du terrorisme à travers le Sahel et sa poussée graduelle vers les golfes du Benin et de Guinée, trouvent précisément leur force dans ces contextes antinomiques.
L’ancrage continu du terrorisme.
Comme en Somalie, au Yémen et dans les autres pays où le terrorisme s’est ‘’indigénisé’’, celui du Sahel est devenu maintenant essentiellement Sahélien. Les groupes affiliés à Al Qaeda (GISM) ou à l’Etat Islamique, GIGS, sont d’abord et de plus en plus des locaux, du bled ou de régions qui en sont proches. Les injustices et les abus du pouvoir sont bien plus que la religion et la pauvreté à la base et aussi les ingrédients des rebellions.
Les labels internationaux – Al Qaeda et Etat Islamique – sont en grande partie mis en avant comme couverture de prestige. Ils facilitent les recrutements de combattants, Le but reste aussi et surtout de mener, illégalement, des activités bien plus humaines, c’est-à-dire commerciales ou autres. ‘’Une façon de faire la politique autrement’’ quand les gouvernants verrouillent toutes les portes d’accès.
Les attaques et autres confrontations entre les Groupes islamistes, en particulier au Mali, mais ailleurs aussi, sont souvent plus de leadership, que motivées par des divergences idéologiques. Un des objectifs est de contrôler le marché idéologique afin de monopoliser le marché commercial, ici-bas. L’Institut of Economic Peace, du 4 décembre 2020, rappelle que l’impact du terrorisme en Afrique, au cours de la dernière décennie, a été de 171,7 Mds de Dollars. Un chiffre qui n’inclue pas le manque à gagner en matière d’investissements et autres activités économiques destinées aux pays. Souvent captive des gouvernants, l’économie nationale conforte les analyses qui distinguent le pays réel du pays officiel.
L’armée nationale, clanique dans certains pays de la région, ressemble, discipline en moins, aux armées largement ethniques des groupes djihadistes de l’Afghanistan, de la Somalie et du Yémen. Du Sahel aussi.
‘’L’objectif de la guerre est la victoire et non la prolongation de l’indécision rappelait le général américain Douglas Mc Arthur ajoutant, dans la guerre, il n’existe pas de substitut à la victoire’’. Les états membres du G 5 Sahel, leurs voisins et leurs alliés concernés, ne peuvent ignorer cet objectif. Toutefois, l’atteindre n’est guère aisé au Sahel, une région longtemps laissée à la périphérie des capitales. Sous une forme, ou une autre, le terrorisme, se faisant d’abord clandestin, s’y est adapté au contexte local. Il joue sur les frontières, marginalisées ou ignorées par les pouvoirs centraux, pour se constituer des bases sociales, attirer plus de recrues et engranger des ressources financières. A partir de ces bases sociales et d’une forte proximité avec les populations, les terroristes ne peuvent être facilement défaits par les armées nationales ou étrangères. Ils font désormais partie de la société Sahélienne comme en Somalie, au Yémen ou dans les Zones tribales autour de l’Afghanistan. Continuer de les combattre, ou cohabiter avec eux, relève plus de la gouvernance que des capacités des forces armées.
In fine,
Dix ans après l’engagement des troupes françaises au Mali, suivi par le déploiement de plus de 12.000 troupes des Nations Unies (Minusma) et d’autres forces européennes plus des appuis techniques US, l’insécurité est plus prégnante et le nombre de déplacés et réfugiés bien plus élevé qu’en 2013. Des forces concurrentes, Wagner de Russie, arrivent sur le terrain. Les destructions environnementales d’effets durables et très peu signalées, voire ignorées, sont désastreuses.
Il y a dix ans Serval/ Barkhane avait réussi à sauver Bamako, l’empêchant de tomber entre les mains de rebellions, fondamentalement désunies, mais qui voulaient aussitôt y proclamer ‘’un gouvernement d’union nationale’’ face à une armée nationale démoralisée et alors totalement désorganisée.
Cependant, sans la mise en œuvre d’un projet de gouvernance moderne, l’insécurité, alors également politique, s’est généralisée à travers et au-delà du Mali. La menace, forte de ses Groupes armés, souvent concurrents, mais habiles communicateurs modernes, s’est matérialisée en un terrorisme assumé et soutenu sur des bases tribales et surtout a traverds la corruption.
Cette évolution a résulté plus des défaillances des réponses gouvernementales, locales et internationales, que de la seule puissance des djihadistes.
Au Sahel, peu ou pas de leçons restent encore à apprendre des conflits similaires et fort médiatisés de l’Afghanistan, de la Somalie ou du Yémen. Ni non plus des réponses faites aux djihadistes en Algérie et en Tchétchénie. Réponses certes coûteuses mais sans doute pas plus que le prix que les pays du Sahel et leurs alliés extérieurs ont déjà versé et continuent de payer pour la sécurité des populations et surtout l’avenir d’états souvent au bord de l’implosions.
D’évidence, les invisibles liaisons dangereuses demeurent la plus grande menace pour le Sahel et l’Afrique de l’ouest. Et sans doute bien au-delà.