Le 23 août dernier, le tristement célèbre Evguéni Prigojine, propriétaire de la compagnie militaire privée Wagner, trouvait la mort en Russie dans le crash de l’avion qui le transportait, en compagnie de plusieurs hauts responsables de la milice, dont le fondateur de celle-ci Dmitri Outkine. La nouvelle a immédiatement suscité de très nombreuses réactions dans le monde et, aussi, en Russie même.
Si le Kremlin peut bien orienter l’enquête vers la théorie d’un accident technique ou d’une bombe placée à bord de l’appareil, supposément par les services secrets occidentaux ou ukrainiens, une grande partie des observateurs de tous pays et de tous bords soupçonnent Vladimir Poutine d’avoir ordonné l’élimination de l’homme qui avait osé, deux mois auparavant, à la tête de milliers de combattants de Wagner, lancer une « marche sur Moscou » qui s’apparentait fortement à une tentative de putsch.
Le président russe avait paru passer l’éponge sur la trahison de son associé, puisqu’il avait rencontré Prigojine début juillet avant que celui-ci n’apparaisse, à la fin du mois, au sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg.
Cette réconciliation de façade et les propos tenus par Poutine après l’annonce du crash de l’avion de Prigojine – le défunt avait été, a-t-il jugé, « un homme de talent, qui avait parfois fait de mauvais choix » – n’ont pas convaincu l’immense majorité des spécialistes étrangers.
Ils n’ont pas, non plus, emporté l’adhésion des cercles ultra-nationalistes russes, qui pour beaucoup tenaient Prigojine en haute estime.
La CMP Wagner vue par les ultra-nationalistes russes
Depuis le lancement de l’invasion russe de l’Ukraine, Prigojine, à la tête de Wagner, avait cherché à se donner l’image d’un patriote courageux et désintéressé, « prêt à faire le sale boulot » dans les intérêts présumés de la Russie. Bravant régulièrement un commandement militaire dont il fustigeait l’inefficacité et la corruption, il avait également alimenté un culte de la violence extrême au nom de la « justice » en temps de guerre. Un culte dont le marteau ensanglanté était devenu le symbole phare. Ces qualités étaient largement appréciées dans les cercles ultra-nationalistes russes, qui n’ont cessé d’appeler à renforcer l’effort de guerre contre l’Ukraine. À leurs yeux, Poutine et les responsables militaires étaient trop mous, tandis que Prigojine et ses « musiciens » (surnom donné aux mercenaires de Wagner) livraient aux Ukrainiens une « véritable » guerre sans répit.
Contrairement à Prigojine, Dmitri Outkine n’était pas une figure publique et ne bénéficiait pas de capital symbolique propre, au-delà de la mouvance marginale – même au sein des nationalistes russes – des néo-nazis. Il n’empêche que son rôle et son expérience professionnelle en tant qu’ancien officier des forces spéciales du renseignement (GRU) de Russie furent capitaux dans la création de la société Wagner. De fait, « Wagner » était initialement le nom de code d’Outkine, reflétant les opinions néo-nazies de ce dernier, étant donné que Richard Wagner est considéré comme le compositeur préféré d’Adolf Hitler.
La rébellion du groupe Wagner des 23-24 juin 2023 avait, certes, entaché la réputation de Prigojine aux yeux de la galaxie ultra-nationaliste russe, dans la mesure où elle a fait planer le spectre de la désunion, voire de la guerre civile. Néanmoins, à l’exception d’une poignée de figures publiques dont Igor Guirkine (Strelkov), qui était en conflit ouvert avec Prigojine et le traitait de « clown noir », la plupart des nationalistes ou « patriotes » autoproclamés s’étaient abstenus de condamner sans équivoque les Wagner et leur chef. Cette position ambiguë n’est pas sans rappeler celle des autorités du Kremlin qui ont fustigé la « trahison » sans en nommer les auteurs avant de procéder à la réorganisation, plutôt qu’à la liquidation, du groupe Wagner.
Un assassinat largement imputé aux services russes
L’opinion dominante dans ces milieux, qu’elle soit exprimée en termes crus ou voilés, est d’attribuer le crash de l’avion aux services de sécurité russes. Chacun comprenait que la mutinerie de Wagner n’était pas un acte pouvant rester sans réponse et encore moins « excusé ». L’élimination de Prigojine n’a donc pas surpris grand monde : c’est plutôt le fait qu’elle ait tant tardé qui a étonné. Par exemple, Dmitri Bastrakov, fondateur de la maison d’édition nationaliste russe Centurie noire et combattant volontaire en Ukraine, estime que si « l’événement » (la mort de Prigojine) était attendu, « il est surprenant qu’il ait été retardé de deux mois », bien que cette stratégie attentiste « corresponde parfaitement au style de Poutine ».
D’autres, parmi les plus loyaux au Kremlin, continuent de relayer la parole officielle, qui prétend qu’« une enquête approfondie sera menée » et que « la vérité sera établie ». D’autres encore s’abstiennent d’évoquer la version, très probable, de l’assassinat politique et préfèrent se limiter à des propos de type « dans la nouvelle réalité, tout est possible ».
Dans le même temps, le vocable « héros » a connu une inflation dans les milieux ultra-nationalistes russes pro-guerre (n’oublions pas qu’ils ne soutiennent pas tous la guerre contre l’Ukraine) pour désigner Prigojine et ses associés. Ainsi, Konstantin Malofeev, cet « entrepreneur orthodoxe » d’opinion nationale-monarchiste et fondateur de la chaîne de télévision Tsargrad, a rendu hommage à Prigojine, « héros troublé » et « vrai patriote de la Russie, qui effrayait les ennemis et gênait les bureaucrates ». Bastrakov a, lui, déploré la mort d’« héros ambigus, mais certainement grands ».
Un terme également employé par l’idéologue du « néo-eurasisme » Alexandre Douguine qui invoque le livre Marchands et Héros (1915) du sociologue allemand Werner Sombart, lequel y célébrait la Première Guerre mondiale comme la « guerre allemande ». À l’appui de Sombart, Douguine considère que Prigojine, ayant commencé comme un entrepreneur (« marchand ») dans les années 1990, serait passé « au statut de héros <… > au moment même où le pays en avait le plus besoin », montrant ainsi la voie aux autres membres de l’élite russe qui seraient trop empreintes par l’esprit du calcul et du profit, et non par la mentalité héroïque.
Un milieu sous pression
En juillet dernier, l’une des icônes de cette ultra-droite russe, Igor Guirkine (Strelkov), qui s’est fait connaître en 2014 en tant que chef militaire séparatiste dans le Donbass, a été arrêté pour « extrémisme » et se trouve aujourd’hui sous les verrous. La mort de Prigojine et l’arrestation de Guirkine constituent à première vue deux événements indépendants ; en réalité, tous deux traduisent la volonté du Kremlin de reprendre la main sur les milieux « ultra-patriotiques » dont les critiques virulentes de la conduite de la guerre ont été tolérées pendant de longs mois.
Cette tolérance relative s’explique par différentes motivations, dont l’impossibilité de réprimer totalement la dissidence radicale, mais aussi la volonté du pouvoir de ne pas se couper d’une frange de la population à la fois majoritairement fidèle au régime et intéressée par des voix critiques.
Or, en juin dernier, la mutinerie de Wagner a changé la donne. La critique des « patriotes en colère » (pour reprendre le nom du mouvement lancé en avril 2023 sous la présidence de Guirkine, le Club des patriotes en colère) a été réinterprétée comme un facteur de déstabilisation, notamment à l’approche de la réélection programmée de Poutine lors du scrutin de mars 2024.
De plus, cette critique, qui se focalisait précédemment sur le commandement militaire, spécialement sur le ministre de la Défense Sergueï Choïgou (surnommé par Guirkine « maréchal bidon ») et le chef d’état-major Valeri Guérassimov, avait été redirigée, à partir du début de l’année 2023, sur la figure de Poutine, vu comme un chef suprême incapable d’assumer ses responsabilités face à une guerre existentielle.
L’arrestation de Guirkine, qui était quotidiennement lu et vu sur Internet par des centaines de milliers de personnes, a provoqué une vague de déclarations en son soutien et d’appels à sa libération émis par des blogueurs nationalistes. Cependant, plusieurs dizaines de personnes au mieux sont venues le soutenir au tribunal. Cela peut s’expliquer par la vision idéologique des « ultra-patriotes » : s’identifiant à l’État et à ses intérêts, qu’ils jugent supérieurs aux droits individuels, ces acteurs ont beaucoup de mal à contester les autorités même lorsqu’ils n’apprécient guère les dirigeants en place.
Un autre facteur, non moins important, est le climat de répression qui a été installé en Russie au cours de ces dernières années et particulièrement depuis février 2022 : les « patriotes en colère » savent parfaitement qu’ils se feront écraser s’ils tentent de défier l’appareil de l’État dans les rues. En outre, personne parmi eux n’a oublié que, avant Prigojine, plusieurs figures de ce camp avaient été les cibles d’attentats au cours de l’année écoulée. Daria Douguina, fille d’Alexandre Douguine et figure montante de la sphère ultra-nationaliste russe, est morte en août 2022 dans l’explosion de sa voiture ; le populaire blogueur militaire Vladlen Tatarski a été tué par une bombe dans un café (ancienne propriété de Prigojine) en avril 2023 ; un mois plus tard, l’écrivain Zakhar Prilépine, qui s’est fait coopter dans le monde politique en devenant, en 2021, co-président du parti parlementaire Russie juste/Patriotes/Pour la vérité, était grièvement blessé dans un attentat contre son véhicule.
Sur la question de ces attentats, la droite radicale russe s’est très majoritairement alignée sur le discours officiel de l’État. Guirkine imputait les attentats contre Douguina, Tatarski et Prilépine aux services ukrainiens. Ces derniers jours, lors des commémorations organisées par l’extrême droite en mémoire de Prigojine et Outkine, leurs portraits ont souvent été disposés aux côtés de ceux de Douguina et de Tatarski.
Cela ouvre la voie à des sacralisations post-mortem qui permettent de (re)mobiliser les soutiens de cette mouvance. Ainsi, Douguina a été quasiment sanctifiée dans les milieux ultra-nationalistes qui l’ont comparée à Jeanne d’Arc, tandis que sa mort a été présentée comme un sacrifice pour la Victoire russe avec un grand « V ».
Une nébuleuse protéiforme qui ne se limite pas à la blogosphère
Les ultra-nationalistes, très présents sur Internet, spécialement sur Telegram, disposent également de certains relais dans les « ministères de force » (services spéciaux, ministère de la Défense) russes.
Guirkine a pris sa retraite du Service fédéral de sécurité (FSB) avec le grade de colonel en 2013, peu avant de devenir un héraut du séparatisme pro-russe dans le Donbass. Prigojine, qui connaissait Poutine depuis le début des années 1990, était proche de certains généraux comme Sergueï Sourovikine, ancien commandant en chef des forces aérospatiales russes, limogé quelques heures avant le crash de l’avion de Wagner, ou de Mikhaïl Mizintsev, ancien vice-ministre de la Défense qui a rejoint le groupe Wagner en mai 2023. Par leur intermédiaire, les dénonciations de Prigojine accusant le commandement militaire de saboter l’effort de guerre pouvaient trouver écho auprès de certains officiers de haut rang.
Le discours des nationalistes pro-guerre n’existe pas en vase clos. Il agit sur et réagit à d’autres discours, dont ceux de « l’opposition systémique », c’est-à-dire les partis représentés à la Douma d’État, ou ceux des médias officiels. Les propos de certains députés, et de certaines personnalités médiatiques, ne dépareraient pas au sein des milieux ultra-nationalistes.
La question primordiale à cet égard est celle de la loyauté et du contrôle. Contrairement aux partis de l’opposition parlementaire et des médias officiels qui dépendent tous du Kremlin, la droite radicale est constituée d’acteurs relativement autonomes pouvant être liés à l’État mais agissant en leur propre nom et, surtout, pouvant s’opposer aux politiques de l’État, voire défier publiquement la légitimité de Poutine. Dans un sens, leur loyauté envers le régime est concurrencée, et dominée, par leur loyauté envers des valeurs qu’ils jugent supérieures : la solidité et la grandeur de l’État (souvent d’un État idéalisé) et/ou de la nation.
Cette mouvance peut-elle peser sur la politique du Kremlin vis-à-vis de l’Ukraine ?
La réponse est non. Les dix-huit premiers mois de l’invasion russe de l’Ukraine l’ont bien montré. Certes, la mouvance nationaliste-patriotique continue à façonner une fraction minoritaire de l’opinion russe qui soutient très activement la guerre, alors que la majorité, apathique, se contente de répondre dans les sondages qu’elle soutient l’action du régime russe (et, probablement, la soutiendrait tout autant si le Kremlin décidait demain de mettre fin aux opérations militaires en Ukraine). Mais bien que les voix nationalistes s’exprimant aux marges de l’État contribuent à faire monter les enchères, elles n’exercent pas d’influence directe sur les orientations de Poutine et de son administration.
Le régime russe cherche, bien entendu, à en tirer des bénéfices. Ainsi, Poutine peut recevoir des blogueurs militaires radicaux pour afficher sa détermination à vaincre l’Ukraine. Mais dans le même temps, le régime n’hésite pas – et n’hésitera pas à l’avenir – à employer la violence dictée à ses yeux par la raison d’État : outre les opposants libéraux comme Alexeï Navalny et Vladimir Kara-Mourza ou les néo-nazis violents, celle-ci peut aussi bien viser les (anciens) mandataires du régime. Les cas de Guirkine et de Prigojine montrent que personne n’est à l’abri.