La lutte pour la fin de l’oppression coloniale en Afrique noire «francophone» : Une composante essentielle de la Révolution multipolaire impulsée par la Chine, la Russie et les BRICS

L’impérialisme et le (néo)colonialisme constituent des formes particulières de globalisation incompatibles avec la souveraineté des peuples et la diversité des civilisations.

Telle est la leçon que nous pouvons tirer des pressions (diplomatiques, politiques, militaires, économiques, culturelles) que les anciennes puissances colonisatrices européennes continuent d’exercer sur le continent africain, malgré la contestation de plus en plus vive de cette domination dans divers pays. Or, en prenant comme exemples des pays comme le Mali, le Burkina Faso, la République centrafricaine, le Niger, mais aussi le Cameroun, la contestation de la domination occidentale s’amplifie chaque jour davantage, notamment en Afrique noire dite «francophone».

Pour comprendre la profondeur du mécontentement populaire en cours, il convient de rappeler qu’au moment de l’accession de ces pays à l’indépendance dans les années 1960, la France, sous la présidence du général Charles de Gaulle, avait mis en place un «système de coopération» dont le but explicite était de maintenir les liens de dépendance. C’est ce qui a fait dire à certains analystes que la «coopération est la continuation de la colonisation par d’autres moyens». Ainsi, le 15 juillet 1960, le premier ministre français Michel Debré déclarait :

«On donne l’indépendance à condition que l’État s’engage, une fois, indépendant, à respecter les accords de coopération signés antérieurement. Il y a deux systèmes qui entrent en vigueur en même temps : l’indépendance et les accords de coopération. L’un ne va pas sans l’autre».

Ainsi, les Accords particuliers conclus les 11, 13 et 15 août 1960 entre le Gouvernement de la République française et les Gouvernements respectifs de la République centrafricaine, de la République du Congo et de la République du Tchad stipulent :

ANNEXE III concernant les matières premières et produits stratégiques

Art. 1er. — Dans l’intérêt de la défense commune, les parties contractantes décident de suivre une politique concertée des matières premières stratégiques et d’adopter en ce domaine les mesures prévues ci-après.
Art. 2. — Sont considérés comme matières premières et produits stratégiques :

Les hydrocarbures liquides ou gazeux,
L’uranium, le thorium, le lithium, le béryllium,
L’hélium, leurs minerais et composés.

Des modifications pourront être apportées à cette liste par échange de lettres entre les parties contractantes.
Art. 3. — La République française, la République centrafricaine, la République du Congo et la République du Tchad procèdent à des consultations régulières, notamment au sein de la conférence des chefs d’État et de Gouvernement et du conseil de défense, sur la politique qu’elles sont appelées à suivre dans le domaine des matières premières et produits stratégiques, compte tenu en particulier des besoins généraux de la défense commune, de l’évolution des ressources dans les États de la Communauté et de la situation du marché mondial.
Dans le cadre de la politique concertée, la République centrafricaine, la République du Congo et la République du Tchad tiennent la République française informée des mesures générales ou particulières qu’elles se proposent de prendre en ce qui concerne la recherche, l’exploitation et le commerce extérieur des matières premières et produits stratégiques. La République française communique à la République centrafricaine, la République du Congo et la République du Tchad les éléments d’appréciation dont elle dispose concernant les questions évoquées au présent alinéa. La République centrafricaine, la République du Congo et la République du Tchad l’informent des décisions prises.
Art. 4. — La République centrafricaine, la République du Congo et la République du Tchad réservent à la satisfaction des besoins de leur consommation intérieure les matières premières et produits stratégiques obtenus sur leur territoire. Elles accordent à la République française une préférence pour l’acquisition du surplus et s’approvisionnent par priorité auprès d’elle en ces matières et produits. Elles facilitent leur stockage pour les besoins de la défense commune et, lorsque les intérêts de cette défense l’exigent, elles prennent les mesures nécessaires pour limiter ou interdire leur exportation à destination d’autres pays.

En langage simple : les matières premières stratégiques des anciennes colonies sont réservées à la France ; leur exportation à destination d’autres pays est soit limitée, soit carrément interdite.

Il en est de même de l’accès aux marchés. Car, les mêmes accords prévoient pour la France, un accès privilégié aux marchés africains. C’est l’objet de l’article 12 :

TITRE II

Art. 12. — Les parties contractantes conviennent de maintenir leurs relations économiques dans le cadre d’un régime préférentiel réciproque […]. Ce régime préférentiel a pour objet d’assurer à chacune des parties des débouchés privilégiés ; il doit comporter un ensemble équilibré d’avantages mutuels, notamment dans le domaine commercial et tarifaire, ainsi que dans celui des organisations de marchés.

Cela signifie en d’autres termes que les exportations de produits tant agricoles que miniers sont réservées à l’Hexagone. De la même manière, l’accès aux marchés africains est en priorité accordé aux entreprises françaises.

Les deux exemples ci-dessus présentés signifient que les accords de coopération signés avec la France sont au service exclusif de l’industrie et du commerce français.

Au niveau de la défense proprement dite, il est stipulé :

Art. 4. — Chacune des parties contractantes s’engage à donner aux autres toutes facilités et toutes aides nécessaires à la défense et en particulier à la constitution, au stationnement, à la mise en condition et à l’emploi des forces de défense […] En particulier afin de permettre à la République française d’assumer ses responsabilités dans la défense commune et à l’échelle mondiale, la République centrafricaine, la République du Congo et la République du Tchad reconnaissent aux forces armées françaises la libre disposition des bases qui leur sont nécessaires.

C’est la présence en Afrique des bases militaires françaises qui est ainsi légitimée. La France s’octroie ainsi la responsabilité d’assurer la défense de la «famille franco-africaine, y compris à l’échelle mondiale». Cette dernière formule signifie que la France dote les anciennes colonies de moyens efficaces pour «former une armée capable de résister aux pressions de la guerre froide».1

Pour reprendre un mot de Maurice Robert, l’un des piliers de la Françafrique avec Jacques Foccart, les objectifs prioritaires de la France en Afrique étaient d’endiguer le communisme et son extension dans les principaux pays du pré-carré : Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, etc. L’autre objectif était d’empêcher les Américains d’empiéter sur la zone d’influence française.

Ces objectifs n’ont pas varié, comme on le voit avec les pressions que la France exerce sur les pays africains qui ont choisi la voie de la diversification des partenariats et de leur ouverture aux nouveaux pays émergents : Russie, Chine, Turquie, etc.

Au cours des dernières années, la France a multiplié des initiatives pour reconquérir l’Afrique et en chasser la Russie et la Chine. C’est notamment le sens des tournées africaines organisées par le président français Emmanuel Macron. Ces tournées ont été précédées d’un sommet Afrique-France tenu en octobre 2021 à Montpellier. C’est à l’occasion de ce sommet que l’intellectuel comprador camerounais Achille Mbembe a rédigé un rapport où il plaide pour un renouveau du pacte colonial français et son élargissement au niveau européen. Il s’agit d’assurer l’arrimage de l’Afrique à l’Europe, dans le cadre d’une «commission euro-africaine permanente».

Nous plaidons pour que, lors de ce sommet, un engagement historique soit pris en vue d’un véritable acte fondateur entre les deux continents, qui mette à plat les politiques actuelles (commerciale, agricole, industrielle, migratoire, environnementale, scientifique et universitaire) et fasse progresser l’intégration entre l’Afrique et l’Europe. Celui-ci ne peut pas être fondé sur le vieux socle de l’Eurafrique dont on a vu les fatales contradictions. Afin de tourner le dos aux approches fragmentaires et aux déséquilibres du passé, des mécanismes de gouvernance conjointe doivent être mis en place. Ils devraient déboucher sur la création d’une véritable commission euro-africaine permanente.

L’objectif stratégique, précise-t-il «doit être d’arrimer les deux continents l’un à l’autre», notamment par le moyen des infrastructures. C’est dans cette perspective que «les grands axes transcontinentaux imaginés à l’époque coloniale, à l’exemple du transsaharien, de la trans-sahélienne ou du chemin de fer du Cap au Caire doivent être réactualisés». S’inspirant manifestement des Initiatives européenne «Global Gateway» et américaine «Build Back Better» World (B3W), un tel projet constituerait une alternative viable à l’initiative chinoise «Belt and Road Initiative». Parlant de Global Gateway, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne affirme :

«Le modèle européen consiste à investir dans des infrastructures matérielles et immatérielles, dans des investissements durables dans les domaines du numérique, du climat et de l’énergie, des transports, de la santé, de l’éducation et de la recherche, ainsi que dans un environnement propice garantissant des conditions de concurrence équitables. Nous soutiendrons les investissements intelligents dans des infrastructures de qualité, respectant les normes sociales et environnementales les plus élevées, conformément aux valeurs démocratiques de l’UE et aux normes internationales. La stratégie de la passerelle mondiale est un modèle qui montre comment l’Europe peut construire des connexions plus résistantes avec le monde».2

S’agissant de Build back Better World, le communiqué de la Maison blanche qui annonce sa création affirme :

«Reconstruire un monde meilleur : Une initiative positive pour répondre aux énormes besoins en infrastructures des pays à revenus faibles et moyens. Le président Biden et les partenaires du G7 ont convenu de lancer une nouvelle initiative mondiale audacieuse en matière d’infrastructures, Build Back Better World (B3W), un partenariat en matière d’infrastructures fondé sur des valeurs, des normes élevées et la transparence, dirigé par les grandes démocraties, afin de contribuer à réduire les besoins en infrastructures des pays en développement, qui s’élèvent à plus de 40 000 milliards de dollars et qui ont été exacerbés par la pandémie du virus COVID-19».3

La rhétorique de la démocratie occupe une place importante dans ces initiatives qui cherchent à prendre le contre-pied de l’initiative chinoise des Routes de la soie. En tant qu’agent de la reconquête néocoloniale de l’Afrique par la France et l’Europe le comprador Achille Mbembe s’inquiète de «la montée en puissance des pays asiatiques dans la production mondiale et, en particulier, au projet de puissance que représente la Chine. Il s’agit d’une puissance autoritaire»4. Il souligne qu’«alors que la France s’embourbe dans les sables sahélo-sahariens, tirée vers le bas par les régimes tyranniques de son ancien «pré carré», le périmètre d’action de la Chine s’étend désormais de la mer de Chine méridionale jusqu’en Afrique».

C’est l’hypothèse d’un «axe afro-européen» qui constitue la véritable colonne vertébrale de la proposition de l’auteur dont la prise de distance par rapport à l’Eurafrique ne convainc guère. Avec Achille Mbembe et Emmanuel Macron, il est clair, comme l’affirmait en son temps Aimé Césaire, que «le colonialisme n’est point mort». Pour se survivre à lui-même, précisait-il, il excelle dans le renouvellement de ses formes. Car :

«Après les temps brutaux de la politique de domination, on a vu les temps plus hypocrites, mais non moins néfastes, de la politique dite d’association ou d’union. Maintenant, nous assistons à la politique dite d’intégration, celle qui se donne pour but la constitution de l’Eurafrique. Mais, de quelques masques que s’affuble le colonialisme, il reste nocif. Pour ne parler que de sa dernière trouvaille, l’Eurafrique, il est clair que ce serait la substitution au vieux colonialisme national d’un nouveau colonialisme plus virulent encore, un colonialisme international».5

La vérité est que le «système de coopération» mis en place par la France se distingue par sa cohérence, avec un ensemble organisé et articulé d’éléments plus ou moins interdépendants, comme l’avait bien vu Guy Feuer[efn_not]«La révision des accords de coopération franco-africains et franco-malgaches», Annuaire français de Droit international, n°19, 1973, p. 720[/efn_note]. C’est que les accords de coopération et de défense que la France avait signés avec ses colonies étaient façonnés selon une architecture et un contenu qui inclut l’ensemble des domaines de coopération entendus comme Zone franc, coopération militaire, commerciale et culturelle.
La Fondation de l’innovation pour la démocratie : une entreprise de reconquête néocoloniale

Face à l’hostilité des gens qui exigent la fermeture des bases militaires, la fin de la tutelle monétaire, la récusation de la France comme principale initiatrice et rédactrice des résolutions concernant l’Afrique au Conseil de sécurité de l’ONU, etc., le président Emmanuel Macron et son supplétif Achille Mbembe ont opté pour le soft power et la diplomatie culturelle pour une reconquête néocoloniale du continent africain.

C’est le but de la Fondation de l’innovation pour la démocratie dont la création avait été annoncée au Sommet Afrique-France de Montpellier en octobre 2021, avec un fonds initial de 30 millions d’euros. De droit sud-africain, la Fondation se présente comme un «Réseau de campus appelés Labos», avec pour vocation le rayonnement «sur l’ensemble du continent, en dialogue avec le reste du monde». D’après son site Web6, ces Labos sont eux-mêmes reliés à des réseaux porteurs d’initiatives originales dans le domaine de l’innovation pour la démocratie en Afrique. Il s’agit principalement de quatre Labos :

Le Labo Sahel-Méditerranée qui couvre l’ensemble Afrique de l’Ouest-Sahel-Sahara-Méditerranée ;
Le Labo Arc côtier et central qui couvre l’ensemble Afrique centrale, pays du Bassin du Congo et des Grands Lacs ;
Le Labo Orient-austral qui couvre les pays du front nilotique et oriental, de l’Afrique australe et des pays insulaires de l’océan Indien ;
Le Labo Nord qui est hébergé par le Campus AFD à Marseille. Ce dernier Labo fait le lien avec les diasporas et les initiatives européennes.

L’objectif de cette initiative est de «faire vivre et résonner la voix de la démocratie» en Afrique. Car :

«Face au déficit de pensée sur la démocratie en Afrique, face à l’urgence de redonner du pouvoir d’agir et de respirer aux populations, face aux menaces de destruction du vivant, nous proposons de miser sur la richesse des ressources endogènes, l’élan de la jeunesse, la voix des femmes, la puissance d’une pensée en commun qui puise dans les archives africaines et fait dialoguer les cultures, la créativité et la pertinence de l’intelligence et de l’action collectives, la mise en mouvement qui en découle».

Les créateurs de la Fondation présentent les «labos en réseaux» comme «des lieux de recherche ouverte et de pensée en commun, d’apprentissage actif, de formation par l’échange et l’action, d’animation de l’intelligence collective, d’innovation et de développement d’initiatives ou de projets».

S’agissant de la programmation, la Fondation envisage :

La construction de connaissances et réinvention de la démocratie ;
L’encapacitation des acteurs et actrices des transitions démocratiques ;
L’incubation de projets démocratiques innovants ;
La production et diffusion de nouveaux savoirs démocratiques

La Fondation est placée sous l’autorité d’un Directeur général, qu’assistent :

Un responsable recherche, Analyse et Prospective. Sa mission est d’animer le réseau de chercheurs impliqués dans les activités de recherche de la Fondation ; d’assurer une veille des recherches liées aux sujets innovation, démocratie et prospective sur le continent et produit une note annuelle sur l’état de ces recherches ; d’organiser les séminaires et ateliers de recherche, les symposiums et conférences scientifiques ; de superviser la publication des études et, en lien avec le responsable de la communication, la tenue des webinaires en amont et en aval des activités de recherche et leur conversion en articles, vidéos et autres matériaux ; de mettre en relation les chercheurs et les collectifs dans le cadre de projets de recherche et d’études scientifiques initiées par la Fondation.

Un responsable pédagogie, Formation et accompagnement des collectifs. Sa mission est d’assurer une veille des recherches liées aux sujets innovation et formation, pédagogie et démocratie sur le continent et rédige une fois l’an une note à ce sujet ; de mettre à la disposition du public en général, et des collectifs et des initiatives-phares financées ou labellisées par la Fondation, les ressources disponibles dans ces domaines ; d’accompagner et mettre en réseau les porteurs de projets et initiatives financées ou labellisées par la Fondation ; de concevoir et animer les démarches d’intelligence collective, la recherche ouverte et les différents parcours pédagogiques ; de préparer, à destination des utilisateurs et utilisatrices de la plateforme numérique, les supports capitalisant sur les activités de la Fondation dans le secteur de l’innovation, de la formation et de la pédagogie.

Pour une reconquête coloniale efficace, le gouvernement français a choisi quatre catégories d’acteurs capables de mobiliser des foules, selon les termes d’une note diplomatique du Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, publiée le 24/03/2020 :

Les premiers sont les autorités religieuses : Si des institutions ont accepté d’accompagner les premières consignes (Église catholique, certaines confréries musulmanes), d’autres pourraient vouloir défier l’ordre public pour imposer le leur dans ce moment de faiblesse de l’État, des entrepreneurs politico-religieux musulmans au Sahel avec un agenda socio-politique aux Églises du Réveil sur la Côte avec un agenda plus eschatologique. Ils ont fondé leur succès sur la canalisation politique des émotions populaires.

Les deuxièmes sont les diasporas : elles ont un devoir d’information civique. C’est d’Europe, depuis les relais d’information organisés par les diasporas, que sont considérées les informations fiables lues et diffusées sur le Covid à travers l’Afrique francophone.

Les troisièmes sont les artistes populaires : ils restent – à quelques exceptions près – des autorités morales crédibles et façonnent les opinions publiques.

Les quatrièmes sont les entrepreneurs économiques et les businessmen néo-libéraux. Riches et globalisés, ils se positionnent comme les philanthropes du continent : ils peuvent jouer un rôle s’ils décident d’engager leurs moyens ou de se poser en intermédiaires entre le système de gouvernance mondiale et l’Afrique, mais dans tous les cas, ils souligneront la faillite de l’État. Face à l’incapacité de l’État à protéger ses populations et face aux ambitions politico-opportunistes de certains, il convient en outre de soutenir des paroles publiques d’experts africains scientifiques et spécialistes de la santé

D’après Achille Mbembe et Emmanuel Macron, le renouveau de la démocratie en Afrique passe par ces nouveaux acteurs. Il s’agit donc de «tourner la page et de mettre à la disposition de ceux et celles qui souhaitent s’engager dans la réinvention de la démocratie des parcours qui permettent de faire une pause, de prendre de la hauteur, de tisser des liens, et de recouvrer la capacité de penser et d’innover ensemble, en collectifs rassemblant chercheurs, activistes journalistes, blogueurs, fact-checkers, artistes, institutionnels, agents des collectivités locales, élus, dirigeants, entrepreneurs et autres».7

C’est cette idée qui est reprise dans le Rapport sur «Les nouvelles relations Afrique-France». Achille Mbembe parle en effet de la nécessité et de l’urgence d’une «nouvelle charte politique, aussi bien avec les États et gouvernements africains qu’avec les forces vives du continent et les nouveaux acteurs du changement» : sociétés civiles, entrepreneurs, cadets sociaux, artistes et créateurs, femmes et jeunes (p. 4), acteurs du monde sportif (p. 74).
Luttes anticoloniales et solidarité afro-asiatique

Les luttes anticoloniales expliquent en grande partie l’amitié, la fraternité et la solidarité entre la Chine et la communauté noire. Quelques exemples pris tout au long du XXe suffisent comme illustration.

Alors que les Boxers étaient engagés dans la lutte anticoloniale et antiimpérialiste, la communauté noire des États-Unis fit aussitôt des parallèles entre l’oppression dont étaient victimes les Chinois et la condition des Noirs en Afrique et dans les Amériques.

Ainsi, aux soldats noirs invités à s’engager dans la guerre contre la Chine, l’évêque noir Henry Turner déclara que l’agression de l’impérialisme occidental contre la Chine ne devait en aucun cas impliquer la communauté noire. Il dit : «This war is not our war !».

Ces mots furent suivis de sévères imprécations à l’endroit tout homme noir qui s’impliquerait dans un acte d’agression contre la Chine : «The black man that puts a gun upon his shoulder to go and fight China should find the bottom of the ocean before he gets there». (L’homme noir qui met une arme sur son épaule pour aller combattre la Chine devrait trouver le fond de l’océan avant d’y arriver.) Henry Turner demandait aux Noirs de se souvenir de la tragédie de l’esclavage, avant de consentir à soutenir le tyran britannique qui opprimait les peuples de couleur d’Asie, les Chinois et les Philippins en particulier.

Ces mots de l’évêque noir méthodiste résonnaient encore dans les esprits au moment où W.E.B. Du Bois prononçait un mémorable discours en 1959 à l’Université de Pékin. S’adressant à la communauté noire d’Afrique et de la diaspora, le père du panafricanisme déclara : «China is flesh of your flesh, and blood of your blood». (La Chine est la chair de ta chair et le sang de ton sang.)

Dans ces rappels, comment oublier le très sinophile Paul Robeson ? Au plus fort de la guerre de résistance à l’impérialisme japonais, ce chanteur noir d’exception qui avait rejoint la résistance antijaponaise, s’était fortement impliqué dans la collecte des fonds dans le cadre de la China Aid Council et du United China Relief, afin de soutenir l’effort de guerre des patriotes chinois.

Je souligne que dans les années 1930-1940, le chant patriotique la Marche des Volontaires doit au moins une partie de son succès dans le monde à Paul Robeson. En effet, depuis que le chanteur l’avait interprété au Lewisohn Stadium de New York en 1940, Qilai était devenu le cri de ralliement des opprimés qui refusaient de se résigner à leur sort. «Debout ! Les gens qui ne veulent plus être des esclaves».

Tel est le premier commandement de la Marche des volontaires ! Le chant des partisans avait été puisé dans le répertoire du résistant chinois, Liu Liangmo. En raison de cet engagement aux côtés des patriotes chinois, Madame Sun Yat Sen s’était liée d’amitié avec Paul Robeson. Le «Grand Noir», comme on l’appelait, méritait bien cette haute marque d’estime de l’une des personnalités publiques les plus marquantes de la Chine moderne. Paul Robeson était lui-même une personnalité attachante, attentive à l’égalité des races et à la dignité de chaque peuple. Il avait consacré une bonne partie de sa vie à déconstruire les préjugés raciaux sur la Chine et ses habitants. Car, durant ces époques ténébreuses, les imaginaires des occidentaux étaient peuplés de visions bizarres d’une contrée lointaine, pays de la soie, du thé et de la porcelaine ; une contrée étrange, peuplée d’une espèce d’hommes pittoresques, aux mœurs grossières, source permanente de menace ; des hommes terrifiants qui semblaient voués à imposer aux nations civilisées leur idéologie despotique, tout en ambitionnant de supplanter l’Amérique dans l’hégémonie mondiale.

Malgré le temps passé, ces préjugés sur la Chine demeurent, comme on a pu le constater avec la pandémie du COVID-19. Cette dernière a ressuscité le vieux fantasme du «Péril jaune», lequel, tout au long des années 2020 et 2021, s’était décliné sous des formes variées, où se mêlaient racisme et anticommunisme. On se souviendra toujours des noms d’opprobre : «Virus de Wuhan», du «Virus chinois» ou encore du «Virus du PCC» ? Homologue médiatique du New Tang Dynasty TV, le journal du Falun Gong Epoch Times, prétend désigner le virus en indexant le «responsable de sa diffusion dans le monde», à savoir le Parti communiste chinois.

Revenons donc au chanteur noir pour dire qu’à ses contemporains, Paul Robeson enseignait que la Chine était un peuple d’antique sagesse, raffiné dans les mœurs, modéré dans l’action et cultivant, plus que tout autre peuple au monde, le goût des fleurs, de l’art et de la musique.

Le contexte de la lutte contre le colonialisme et le racisme faisait que ces paroles prenaient une résonnance particulière. Créée en 1927 par la IIIe Internationale, la ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale avait davantage rapproché Chinois et Africains. Madame Sun Yat Sen, représentante de la Chine, y avait côtoyé les principales figures noires de la lutte de libération en Afrique : le Sénégalais Lamine Senghor, l’Algérien Messali Hadj, les Sud-Africains Josuah T. Gumede et James Arnold La Guma Zulu, etc.

Pourquoi rappeler ces séquences de notre histoire commune ? C’est parce que l’Occident et les élites compradores d’Afrique ont lancé une opération de falsification de l’histoire pour justifier la subordination de l’Afrique à l’Europe. Par exemple, la prétention de Achille Mbembé et de ses partisans est de rééquilibrer la relation historique avec l’Europe. Celle-ci n’aurait pas d’autre choix que de favoriser l’émergence de l’Afrique au sein d’un bloc eurafricain en compétition avec le bloc asiatique dont le modèle social, politique et culturel serait en décalage avec notre trajectoire historique et culturelle.

S’il était avéré qu’en termes de modèle social, politique et culturel, les formations sociales asiatiques divergeaient avec la trajectoire de l’Afrique, alors qu’est-ce qui explique que des esprits aussi avisés que W.E.B. Du Bois, Césaire, Nkrumah, Fanon, Cheikh Anta Diop, Marcien Towa ou Samir Amin eux, n’aient rien remarqué ? Pourquoi donc Kwame Nkrumah, l’un des plus grands artisans du panafricanisme, affirmait-il avec fermeté l’impératif du «renforcement de la solidarité afro-asiatique» et de l’esprit de Bandung ? (Le néocolonialisme, dernier stade de l’impérialisme, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 258). Pour sa part, W.E.B. Du Bois, dans un discours mémorable prononcé à l’Université de Pékin en 1959, avait déclaré :

«La Chine, après de longs siècles, s’est levée et a fait un bond en avant. Afrique, lève-toi et tiens-toi droite, parle et pense ! Agis ! Détournez-vous de l’Occident, de votre esclavage et de votre humiliation depuis 500 ans et faites face au soleil levant».

À l’Afrique, il dit encore ceci :

«L’Afrique ne demande pas l’aumône à la Chine, ni à l’Union soviétique, ni à la France, ni à la Grande-Bretagne, ni aux États-Unis. Elle demande de l’amitié et de la sympathie et aucune nation mieux que la Chine ne peut offrir cela au continent noir. Qu’elles soient données librement et généreusement. Que les Chinois visitent l’Afrique, y envoient leurs scientifiques, leurs artistes et leurs écrivains. Que l’Afrique envoie ses étudiants en Chine et ses chercheurs en quête de connaissances. Elle ne trouvera pas sur terre un objectif plus riche, une mine d’informations plus prometteuse».

W.E.B. Du Bois conclut son propos par ces paroles fortes :

«Visitez l’Union soviétique et la Chine. Laissez vos jeunes apprendre les langues russe et chinoise. Restez unis dans ce nouveau monde et laissez l’ancien monde périr dans sa cupidité ou renaître dans un nouvel espoir et une nouvelle promesse».

Par la voix de ses porte-paroles les plus qualifiés (Nkrumah, Du Bois, C.A. Diop, Samir Amin, etc.), l’Afrique est fière de son appartenance au bloc afro-asiatique. C’est ce bloc qui constitue, selon les termes de Samir Amin, la colonne vertébrale du grand «front du Sud», dont il exigeait la reconstruction sous la forme de «Bandung 2». C’est ici que l’avènement d’un «monde post-occidental» devient une hypothèse réaliste, car l’afro-asiatisme correspond véritablement à l’idéal d’un monde post-occidental.

Le renouveau de la Chine et la place de plus en plus grande qu’elle occupe sur la scène internationale donnent un souffle nouveau au rêve ancien de constitution d’un puissant bloc afro-asiatique intégré, couplé à un large Front du Sud, allant au-delà des BRICS, pour embrasser l’ensemble des pays en voie de développement soucieux de proposer une alternative crédible à l’ordre actuel du monde. Notons qu’il y a sous-jacent à ce désir, la volonté d’édifier un monde différent du monde inégal actuel.

Rappelons que les penseurs qui ont abordé cette problématique insistent sur les liens étroits existant entre les Nouvelles Routes de la soie en Afrique et l’avènement d’un nouvel ordre du monde d’essence post-occidentale. Directeur de recherches à l’Institut de Recherche pour le Développement et Directeur d’Études à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, Jean-Pierre Dozon a été l’un des premiers auteurs à établir clairement ce lien dans un article intitulé : «L’Afrique dans un monde post-occidental».

Pour l’auteur, «l’Afrique, comme la Chine et d’autres puissances dites «émergentes», participe à une nouvelle modernité, qui n’est plus européenne, ni même occidentale». C’est l’occasion pour lui de dénoncer les «manœuvres» de la Chine aussi bien «sur le terrain des infrastructures routières et ferroviaires, d’aménagements urbains, de projets énergétiques ou de télécommunication» que dans le domaine du «Soft Power, au travers de ses Instituts Confucius et d’offres de bourses à des étudiants africains».

Au lendemain du Forum «la Ceinture et la Route» pour la coopération internationale des 14 et 15 mai 2017, le chroniqueur Patrick Lawrence publia dans l’hebdomadaire de la gauche américaine The Nation, un article intitulé : «How China is building the Post-Western World». Dans cet article, Lawrence affirme que non seulement, elle pourrait constituer le projet infrastructurel le plus important de toute l’histoire humaine («Le projet «Belt and Road» de Pékin pourrait être le plus grand programme d’infrastructure de l’histoire de l’humanité») mais aussi et surtout, la Ceinture et la Route nous situe directement dans le «monde post-occidental», que de nombreux peuples du monde appellent de leurs vœux.

Chez Lawrence, il est évident que «les Chinois se considèrent comme un peuple non-occidental», et l’affirmation de l’appartenance de leur pays au tiers-monde est sans équivoque. Une telle position ne saurait s’expliquer par le plus banal des ethnocentrismes, le problème posé par la Chine supposant au contraire l’affirmation d’un aspect essentiel de l’identité humaine générique. Car, l’ambition des Chinois est simplement de revendiquer pour eux-mêmes comme pour les autres peuples opprimés, «la plénitude de l’existence humaine», censée être détenue aujourd’hui par la seule humanité occidentale.

Pour Lawrence, il ne fait plus de doute que la Chine et les autres peuples dominés «commencent à mettre fin à des siècles d’hégémonie atlantique». Il s’agit en fait d’imposer à la conscience universelle l’idée selon laquelle «il existe des approches alternatives qui font appel autrement à vos sensibilités, qu’il existe d’autres idées de la démocratie, de la place de l’État et de l’individu dans la société, de la valeur des biens publics, des limites du marché, etc.». C’est à cela que renvoie l’idée même de «développement comme liberté» (Amartya Sen).

Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est l’autre adepte de la théorie post-occidentale. Sa conviction a pour fondement le fait que les principes polycentriques de l’ordre mondial se renforcent chaque jour davantage. Car, les peuples aspirent de plus en plus à préserver la souveraineté et les modèles de développement compatibles avec leurs identités nationales, culturelles et religieuses. Il va de soi que ces aspirations légitimes de peuples longtemps dominés, constituent autant d’entraves au «désir de plusieurs États occidentaux de conserver leur statut d’autoproclamés «leaders mondiaux» et de ralentir le processus objectif irréversible d’établissement de la multipolarité».

Lavrov souligne enfin que les désordres et le chaos fomentés par l’Occident sont désormais incapables d’empêcher le reste du monde de s’organiser, de coopérer, de se développer et de s’affirmer, notamment dans le cadre des institutions multilatérales : Organisation du Traité de sécurité collective, Union économique eurasiatique, Communauté des États indépendants, BRICS, Organisation de coopération de Shanghai. Toutes ces institutions adhèrent à l’esprit et aux principes des Nouvelles Routes de la soie.

Les exemples ci-dessus présentés montrent clairement l’importance de grands blocs politiques, économiques et civilisationnels, pour offrir une alternative viable à l’hégémonie séculaire de l’Occident. C’est dans cette perspective que la reconstitution de l’axe afro-asiatique et la reconstruction d’un puissant «front du Sud» apparaissent comme un impératif catégorique.