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Depuis une quinzaine d’années, de nombreuses régions d’Afrique subsaharienne connaissent un développement des mouvements djihadistes, notamment al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) dans la région sahélo-saharienne, Boko Haram dans la région du lac Tchad, Al-Shabaab dans la Corne de l’Afrique, Ansar al-Sharia et l’organisation État islamique (EI) dans la région du Maghreb. Ces groupes ont mené de nombreuses attaques à l’origine de dizaines de milliers de victimes et du déplacement de millions de personnes. Entre 2002 et 2017, seize pays africains sont frappés par des attaques djihadistes : prises d’otages, enlèvements de civils, attaques sporadiques de casernements militaires, attentats-suicides dans des églises, des mosquées, des écoles ou des marchés, occupation de territoires, allant parfois jusqu’à vouloir imposer à ces territoires une administration djihadiste. Des milliers de jeunes Africains issus de milieux sociaux et économiques divers sont piégés par les discours djihadistes. Nombre d’entre eux ont rallié les rangs de groupes qui opèrent sur le continent africain, ou l’EI en Syrie et en Irak [Benmelech et Klor, 2016, p. 16]. À l’heure où l’EI perd le contrôle de plusieurs de ses bastions au Moyen-Orient, il ne fait guère de doute que certains djihadistes chercheront refuge en Afrique. Autant d’évolutions qui témoignent que le continent africain est devenu l’un des foyers du djihadisme dans le monde.
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La vague d’insurrections djihadistes, particulièrement visible en Afrique de l’Ouest, surprend les observateurs. Comment ces régions, dont les sociétés sont réputées pratiquer un islam pacifique, ont-elles donné naissance aux mouvements parmi les plus meurtriers du monde ? Et pourquoi, en dépit des grandes similitudes qui existent entre les pays concernés, le djihadisme s’est-il développé à certains endroits et pas à d’autres ? Qui sont les djihadistes ouest-africains ? Quels sont leurs profils et leurs motivations ? Ce texte tente de répondre à ces questions en s’intéressant plus particulièrement à Aqmi et à Boko Haram.
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La vague d’insurrections djihadistes en Afrique doit être interprétée comme un enchaînement de processus à l’œuvre à trois niveaux : mondial, local et individuel. Il existe une idéologie djihadiste que certains islamistes et théologiens fondamentalistes ont conceptualisée – et diffusée dans le monde entier –, fondée sur une interprétation particulière de l’islam. Elle est censée répondre aux défis auxquels sont confrontées les sociétés musulmanes contemporaines. Cette idéologie djihadiste est parfois reprise par des islamistes locaux sur le continent africain, pour articuler un discours d’instrumentalisation des doléances des populations. Il se veut justifier la violence perpétrée contre l’État et les non-musulmans, et une contribution à la mise en place d’un califat islamique et de la charia. Un grand nombre d’individus aux milieux sociaux et économiques et aux motivations variés (religieuses, stratégiques, ou conjoncturelles) ont rejoint ces mouvements. Chaque échelle doit être prise en compte pour tenter de comprendre les mouvements d’insurrection djihadistes en Afrique de l’Ouest.
La vague d’insurrection djihadiste en Afrique de l’Ouest
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Le nouvel épisode d’insurrections djihadistes en Afrique s’est déclenché au début des années 2000, lorsque les attentats du 11 Septembre et la « guerre contre le terrorisme » contribuent à une plus large diffusion de l’idéologie dans le monde. L’émergence des premiers mouvements djihadistes est en outre facilitée par le contexte d’instabilité politique et les conflits civils dans certains pays africains au cours des années 1990. De fait, certains mouvements trouvent leur origine dans des conflits préexistants. Aqmi est issu de la guerre civile algérienne, déclenchée en 1991 quand un coup de force militaire annule le résultat des premières élections démocratiques, remportées par les islamistes [Abul Ma’ali, 2014]. Les islamistes mènent alors une violente campagne contre les dirigeants militaires, destinée pour l’essentiel à faire respecter le résultat du scrutin. Le conflit se poursuit de 1991 à 2002, lorsqu’une branche radicale des insurgés islamistes, le groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), adopte l’idéologie djihadiste d’al-Qaïda et donne un nouvel objectif à l’insurrection. Il s’agit non plus du renversement du pouvoir en Algérie, mais bien de la conduite du djihad dans toute la région sahélo-saharienne. En 2007, le GSPC change de nom pour illustrer ce changement de visée stratégique et l’abandon du conflit national au profit d’un djihad régional.
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Toutefois, le djihad n’est pas un phénomène entièrement nouveau en Afrique de l’Ouest. Au xixe siècle, la région assiste à la montée des mouvements djihadistes peul ou soufis que des cheikhs soufis du groupe ethnique peul mènent contre les royaumes haoussa et bambara [Idrissa, 2009, p. 30]. Ces premiers conflits djihadistes conduisent à la formation des empires de Sokoto (1804-1903), du Macina (1820-1862) et Toucouleur (1848-1893).
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Cependant, ces djihads peul du xixe siècle étaient différents des insurrections djihadistes contemporaines, dont l’idéologie s’écarte, d’un point de vue épistémologique, du soufisme, reposant sur des motivations sociales plus diverses. L’une des principales caractéristiques du mouvement djihadiste actuel est sa capacité à mobiliser des partisans provenant de milieux sociaux et économiques différents, indépendamment des clivages ethniques, tribaux et raciaux habituels. Cela s’explique en grande partie par le fait que l’islam représente, dans de nombreuses sociétés d’Afrique de l’Ouest, une identité plus englobante, qui dépasse les appartenances ethniques et tribales. Dans leur discours, les « entrepreneurs du djihad » en Afrique insistent sur la nécessité pour les musulmans de passer outre ses divisions. À titre d’exemple, invoquant une tradition bien établie lors de précédentes rébellions touareg, Iyad ag Ghali, le dirigeant d’Ansar ed-Dine, appelle avec insistance à l’union de tous les musulmans du nord du Mali (Touareg, Arabes, Peul, Songhaï et Bambara) pour lutter contre les « croisés occidentaux » et leurs alliés locaux [« Liqa’a ma’a Abul fadl », 2017]. Certaines de ses vidéos de propagande montrent des religieux musulmans issus des communautés touareg, arabes et peul qui appellent à l’unité et au djihad contre les infidèles [Imazighen Libya TV, 2013].
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Si le fait d’invoquer la religion permet aux djihadistes de mobiliser des partisans issus de différents groupes, les mouvements ne sont pas pour autant homogènes ni unifiés. Ils représentent un attelage hétérogène de groupes divisés selon les clivages qu’ils s’efforcent de surmonter. Aqmi connaît des divisions internes motivées par des questions de nationalité ou d’appartenance ethnique. La création du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) résulte ainsi de tensions entre Arabes algériens et maliens pour la direction du mouvement ; les premiers étant accusés par les seconds de monopoliser les postes de commandement au sein d’Aqmi et de traiter différemment les djihadistes touareg et arabes. Ces accusations poussent ainsi les Arabes maliens à quitter Aqmi pour fonder le Mujao [Abul Ma’ali, 2014]. Une autre source de dissensions tient au choix de cibler, ou non, des civils musulmans. Le groupe Jama’atu Ansaril Muslimina fi Biladis Soudan, plus connu sous le nom d’Ansaru, quitte l’organisation Boko Haram en 2012 pour se concentrer sur des cibles internationales, après avoir condamné les atrocités commises contre des civils musulmans [Mohammed, 2014].
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Cependant, en dépit d’importantes divisions internes, ces insurrections djihadistes provoquent des perturbations majeures aux conséquences lourdes. Aqmi et Boko Haram réussissent à s’emparer de territoires et à les administrer au moins temporairement. Aqmi et des groupes affiliés occupent les deux tiers du territoire malien pendant neuf mois, d’avril 2012 à janvier 2013, tandis que Boko Haram conquiert en 2014 un territoire important dans le nord-est du Nigeria occupé jusqu’en 2016. La capacité des mouvements djihadistes à gouverner les territoires passés sous leur contrôle est toutefois très variable. Aqmi et ses groupes affiliés du nord du Mali instituent une administration relativement efficace ainsi qu’un système judiciaire, et tentent d’assurer des services publics (hospitaliers, distribution d’aide humanitaire, missions de police). La gouvernance exercée par Boko Haram au nord-est du Nigeria se limite quant à elle à une application rigoriste du code pénal respectant la charia.
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L’essentiel des ressources des mouvements djihadistes provient habituellement d’impôts, de rançons et de trafics illicites. En Afrique de l’Ouest, les djihadistes perçoivent des millions de dollars en soumettant à l’impôt des entreprises situées dans les zones tombées sous leur contrôle et en prenant part à des activités criminelles (enlèvements, trafic de drogues, etc.). Aqmi aurait perçu environ 120 millions de dollars US uniquement sous forme de rançons [OCDE/CSAO, 2013, p. 93]. De même, Boko Haram acquiert des millions de dollars en imposant les ventes de poisson et de poivre autour du lac Tchad [Oxfam, 2017]. Il est souvent avancé que des organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires islamiques et d’autres donneurs des pays du Golfe versent des dons aux mouvements djihadistes, mais aucune preuve déterminante n’étaye ces affirmations [Ryder, 2015, p. 9].
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Les liens pouvant exister entre les mouvements djihadistes africains et les organisations djihadistes mondiales suscitent des inquiétudes, dans la mesure où les mouvements africains ont progressivement fait allégeance à l’EI ou à al-Qaïda [Siegel, 2017]. Si ces rattachements semblent conférer des connexions mondiales aux mouvements djihadistes africains, il convient de ne pas en surestimer l’importance. Une analyse plus poussée montre que ces mouvements ont avant tout un ancrage local, dès lors qu’ils ont surgi sous l’effet d’enjeux sociaux et politiques locaux et qu’ils prétendent en premier lieu satisfaire des revendications locales, et non mondiales. De même, l’hypothèse selon laquelle les mouvements djihadistes africains chercheraient à s’unir et à coordonner leurs actions inquiète. Or s’il existe des preuves tangibles de contacts entre Aqmi et Boko Haram, sous la forme d’échanges de lettres ou de missions de formation, ces derniers sont demeurés ponctuels. Il n’existe à ce jour aucune preuve que ces deux organisations auraient coordonné et réalisé conjointement des attaques ; à l’inverse, chaque organisation semble concentrer ses actions sur sa propre zone d’influence. Le rôle déterminant dévolu au contexte local n’est donc pas remis en question par de « prétendus » liens entre les différents mouvements djihadistes africains.
Djihadisme : les fondements d’une idéologie mondiale
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Les mouvements djihadistes africains partagent des principes idéologiques bien spécifiques. Premièrement, l’islam est en guerre avec l’Occident et ses alliés dans les sociétés musulmanes, et la lutte armée contre les ennemis de l’islam est un devoir religieux. Deuxièmement, le système reposant sur l’État-nation, les institutions publiques et la démocratie est contraire à l’islam et doit être remplacé par le modèle du califat régi selon la charia. Troisièmement, un musulman peut être déclaré « apostat » ou « mécréant » s’il commet des péchés majeurs, auquel cas le recours à la violence à son encontre est légitime. Ces trois concepts forment la quintessence du djihadisme, une idéologie d’ampleur internationale qui motive et justifie les insurrections djihadistes dans le monde entier.
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Contrairement aux sectes théologiques que sont le soufisme et le salafisme, qui se limitent essentiellement à l’interprétation de la doctrine religieuse et aux pratiques rituelles, le djihadisme est davantage une idéologie politique qui dit offrir une interprétation cohérente des problématiques sociales et politiques des sociétés musulmanes. En tant que tel, le djihadisme est dans la même lignée que le piétisme et l’islamisme. Piétisme, islamisme et djihadisme s’inspirent d’une épistémologie et d’une jurisprudence islamiques propres pour justifier leur vision. Le djihadisme bâtit son idéologie politique et sa conduite extrémiste sur une interprétation essentiellement salafi des textes de l’islam.
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Ce sont des activistes musulmans tels Abdallah Azzam (1941-1989), Abu Muhamad Al-Maqdissi (né en 1959) et Oussama Ben Laden (1957-2011) qui, les premiers, conceptualisent le djihadisme sur la base de leur interprétation de trois concepts et principes clés. Premièrement, le concept de « al-wala’wal bara », littéralement « la loyauté et le désaveu », qui, selon l’interprétation djihadiste, stipule qu’un musulman doit une loyauté absolue à tous les autres fidèles et à la communauté des croyants du monde entier, et doit désavouer tous les non-musulmans et leurs systèmes [Thurston, 2016, p. 211]. Ce principe régit les relations entre les musulmans et les non-musulmans sur la base exclusive des croyances religieuses. En d’autres termes, l’« amour » et la « haine » ne sont déterminés que par l’orientation religieuse de l’autre. Le deuxième concept est celui de la souveraineté, ou « al-Hakimiyyah », qui explique la vision qu’ont les djihadistes des institutions politiques et de l’autorité (l’État-nation, la démocratie, les constitutions, etc.). À travers le prisme djihadiste, la souveraineté n’appartient qu’à Dieu. Aucun État ou régime ne peut exercer de souveraineté autrement qu’au nom de Dieu et conformément à la charia [Kepel, 1984, p. 48]. Les djihadistes rejettent les constitutions des États musulmans modernes au motif de leur non-conformité à ce principe, de même qu’ils rejettent la démocratie qui confère la souveraineté au peuple. Le troisième concept est celui du « takfir » (excommunication), qui définit les frontières entre les musulmans et les infidèles, et précise les circonstances dans lesquelles un musulman peut être excommunié et avec quelles conséquences [Brigaglia, 2015, p. 185-186].
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Les idéologues insistent tous sur ces principes dans leurs discours, mais ils ne s’accordent pas sur leur interprétation. Celle du principe d’excommunication, en particulier, suscite d’importantes controverses, qui ont abouti au schisme récent entre les tenants de l’approche du djihad prônée par al-Qaïda et ceux de la doctrine suivie par l’EI. La première propose une définition étroite du concept de takfir, dont elle limite le champ d’application aux non-musulmans, alors que la deuxième en adopte une acception élargie, et étend son application aux musulmans qui sont en désaccord avec la vision de l’islam propagée par l’EI [Al-Maqlaat, 2016]. Le djihad étant exclusivement dirigé contre les non-musulmans, la définition que l’on adopte du concept de takfir influe sur le choix des cibles des violences. Les groupes djihadistes qui ont adopté la conceptualisation de l’EI, en particulier Boko Haram, agissent souvent par des attaques indiscriminées à l’encontre de civils, musulmans ou non. Des groupes tel Aqmi, qui se réclament de la vision d’al-Qaïda, ne s’en prennent généralement pas aux civils et ciblent plutôt les intérêts occidentaux et ceux des États.
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L’idéologie joue un rôle de premier plan dans l’essor de l’insurrection djihadiste. Elle fournit un prisme à travers lequel les djihadistes voient le monde et réinterprètent les réalités locales. La plupart des revendications des groupes djihadistes ne sont pas nouvelles. Les griefs à l’encontre de l’Occident ont cours depuis longtemps en Afrique de l’Ouest, où ils s’expriment à travers la dénonciation du colonialisme et de l’exploitation illégitime par l’Occident des richesses de cette partie du continent africain. Ils n’ont toutefois que rarement conduit à des actes de violence à l’encontre des Occidentaux. Leur reformulation en termes djihadistes, tels que les « croisades coloniales » ou « pillage » de la culture et des ressources des musulmans par les « infidèles », leur confère toutefois une autre portée et justifie la violence à l’encontre de l’Occident et de ses intérêts. L’idéologie redessine les frontières entre les musulmans et les non-musulmans, ou entre les djihadistes et la population, et fournit une justification morale à la violence contre ceux qui n’appartiennent pas à la communauté. Dans la région du lac Tchad les pêcheurs buduma accusent depuis des dizaines d’années les colons haoussa de les priver de leurs ressources économiques. Ces accusations n’ont toutefois jamais dégénéré en « violence de masse », en raison notamment du fait que les deux communautés sont musulmanes et que la religion a facilité l’apaisement des tensions entre elles. Toutefois, à mesure que l’idéologie de Boko Haram gagne du terrain dans la région, de nombreux membres des Buduma adoptent l’idéologie djihadiste, requalifient les pratiques commerciales des Haoussa en usure – une pratique condamnée par l’islam – et déclarent par conséquent les commerçants haoussa apostats, ce qui en fait des cibles légitimes d’actes de violence. Cette réinterprétation des anciennes récriminations justifie la violence massive perpétrée par Boko Haram à l’encontre des villages haoussa dans la région du lac Tchad [Seignobos, 2016]. Enfin, l’idéologie djihadiste sert à inciter les individus à s’engager dans le djihad comme nous le verrons plus loin.
L’importance du contexte local dans l’émergence des « entrepreneurs djihadistes »
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L’idéologie est une condition nécessaire à l’essor d’une insurrection djihadiste, mais elle n’est pas suffisante. Il n’existe pas d’insurrection spontanée, sans instigateur ni organisateur. Les instigateurs peaufinent le discours, déclarent que l’insurrection est le seul moyen d’atteindre des objectifs, fournissent les arguments qui apportent une justification morale de la violence et persuadent leurs adeptes de la réussite probable de l’insurrection, en dépit des risques [Sedgwick, 2007, p. 16]. Pour qu’une insurrection djihadiste éclate, l’idéologie doit être reprise par des activistes musulmans locaux – ou « entrepreneurs djihadistes » – qui formulent alors un discours mieux adapté aux réalités sociales et politiques locales. Le contexte dans lequel ces derniers émergent, ainsi que le processus par lequel ils articulent leur discours et mobilisent leurs disciples sont déterminants dans la survenue de l’insurrection. Les entrepreneurs djihadistes africains apparaissent généralement dans un contexte d’opportunité politique alimentée par divers facteurs : une capacité limitée de l’État à gouverner, une société profondément divisée, et le recours, par ceux qui remettent en cause l’État, à la violence pour exprimer leurs revendications sociales et politiques. En d’autres termes, les groupes insurgés djihadistes naissent dans un contexte de conflit, qu’ils mettent à profit pour se développer et s’implanter [International Crisis Group, 2016].
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La plupart des États africains ne sont ni des États au sens wébérien du terme, avec le monopole de la violence légitime, ni des « territoires non gouvernés » ou des « États défaillants ». Ils se caractérisent par un appareil d’État inégal, ce qui signifie que leur monopole de la violence et leur capacité à formuler et mettre en œuvre les politiques ne sont pas uniformes sur l’ensemble de leur territoire [Herbst, 2000 ; Krasner et Risse, 2014]. En dépit de la faiblesse de leurs capacités, la plupart d’entre eux disposent d’un « appareil d’État consolidé » au moins dans la capitale. Ils peuvent s’appuyer sur les capacités militaires et administratives nécessaires pour réglementer la vie en société et résoudre les conflits qui surgissent. La situation est toutefois différente dans les régions rurales et reculées, où leur capacité d’intervention est limitée. Les entrepreneurs djihadistes établissent en général leurs bases dans les régions périphériques, où l’État n’a qu’une capacité d’action restreinte et qui constituent un terrain fertile à l’insurrection. S’ils attaquent parfois des régions où l’État a une forte puissance d’action, ils ne parviennent que rarement à y établir des bases. Dans les rares cas où les mouvements djihadistes implantent des cellules dans les régions métropolitaines – Ansarullah al-Mourabitoune à Nouakchott, en Mauritanie, entre 2008 et 2011, et Boko Haram à Maiduguri, dans le nord-ouest du Nigeria –, ces insurrections sont facilement réprimées par l’État. Les djihadistes sont contraints de se retirer dans les régions rurales afin d’échapper à la répression de l’État.
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Toutefois, les régions où la capacité d’action étatique est limitée ne présentent pas toutes des conditions propices à l’insurrection. La présence, sur certains territoires, de sociétés profondément divisées offre un terrain plus fertile à l’émergence d’entrepreneurs djihadistes. Les régions africaines où l’État exerce une influence restreinte ne sont pas forcément des espaces « non gouvernés » [Risse, 2011]. Elles sont souvent dirigées par des acteurs non étatiques, notamment des chefs traditionnels, qui maintiennent l’ordre social et font respecter le droit coutumier. Récemment toutefois, l’autorité et la légitimité de ces instances traditionnelles ont reculé sous l’effet des réformes décentralisatrices. De nouveaux acteurs, notamment des élites politiques locales, des responsables religieux et des chefs rebelles émergent et se disputent le contrôle de la vie sociale et politique. Cette concurrence est pacifique dans les régions où la société est relativement homogène et où les règles et normes informelles continuent d’être appliquées, mais là où la société est profondément divisée, selon des clivages religieux ou ethniques, et où les normes informelles sont contestées, la concurrence entre ces acteurs exacerbe les tensions et alimente souvent les conflits. C’est dans ces contextes locaux particuliers que la plupart des entrepreneurs djihadistes se développent. Ainsi, Mohamed Yusuf (le leader de Boko Haram) est devenu un chef influent dans un contexte d’affaiblissement de l’autorité des dirigeants traditionnels dans le nord du Nigeria et de montée en puissance du sectarisme religieux. S’y conjugue une lutte entre sectes religieuses pour la doctrine, mais également entre les adeptes pour l’accès au pouvoir politique [Last, 2008]. Le prestige d’un chef de secte dépend fortement du nombre de ses disciples ; plus ceux-ci sont nombreux, plus il sera courtisé par les dirigeants politiques. Plus son influence politique est importante, plus il gagne de ressources qu’il peut investir pour consolider sa base de fidèles. Selon Murray Last [ibid., p. 10], Mohamed Yusuf faisait partie de ces chefs de secte en pleine ascension pour qui la nécessité de se démarquer par un discours radical pour attirer l’attention était vitale, et qui, à cette fin, a extrémisé sa doctrine. De même, Iyad ag Ghali est devenu le chef d’Ansar ed-Dine dans le contexte d’un État faible et au sein d’une société divisée selon des clivages ethniques, tribaux et factionnels, avec des autorités informelles et des normes coutumières contestées [Lecocq et Schrijver, 2007, p. 156-157]. Iyad ag Ghali a lutté, aux côtés de nombreux autres, pour le contrôle social et politique du nord du Mali et faisait office d’intermédiaire entre les parties en conflit [Walther et Christopoulos, 2015]. Il embrasse l’idéologie djihadiste après l’échec de sa tentative de prendre la tête du Mouvement national de libération de l’Azawad, un mouvement laïc [Bøås, 2015, p. 307].
Les motivations individuelles des djihadistes peu gradés
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Les raisons qui conduisent un entrepreneur djihadiste à lancer une insurrection peuvent différer de celles des djihadistes moins gradés. La grande variété des provenances des combattants rend vaine toute tentative de dresser le portrait-robot d’un « djihadiste type ». Une étude récente consacrée aux motivations des combattants de Boko Haram conclut qu’« il n’existe pas de portrait démographique des membres de Boko Haram… Certains exercent un emploi, d’autres pas. Certains ont fréquenté une école laïque, d’autres coranique, ou ont abandonné leur scolarité. Les approches qui s’appuient sur des caractéristiques communes définies ou d’autres facteurs de risque supposés ne semblent pas vouées à réussir » [Mercy Corps, 2016]. Les recrues djihadistes présentent des motivations variées, religieuses, conjoncturelles ou stratégiques, qui ne s’excluent pas mutuellement et coexistent.
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Les convictions religieuses jouent un rôle important auprès d’un grand nombre de ceux qui rejoignent des groupes djihadistes. Lors d’un entretien à Gao, un ancien membre du Mujao a expliqué sa décision en ces termes : « Je priais dans la mosquée lorsque les moudjahidin sont entrés dans la ville. Quand je les ai entendus crier “Allahou Akbar, Allahou Akbar, Allahou Akbar”, tout mon corps a commencé à trembler. J’ai senti au plus profond de moi que l’heure était venue, que l’islam devait gouverner. Le lendemain, je suis allé au quartier général du Mujao et je me suis inscrit à une formation militaire. » Dans le nord du Mali, les membres du Tablighi djama’at et de la secte Waharidji sont parmi les premiers à rejoindre le djihadisme, cependant que, dans le nord-est du Nigeria, Boko Haram trouve son origine dans le mouvement salafiste Ahl As-Sunna wa Al-Jama’a [Thurston, 2016, p. 205-207]. Les dirigeants de toutes les grandes sectes, dont le soufisme, le salafisme traditionnel et le Tablighi djama’at, ont rejeté le djihadisme comme étant une idéologie déviante. Néanmoins, les doctrines du salafisme, du Tablighi djama’at et de la secte Waharidji présentent des similitudes avec l’idéologie djihadiste, et certains des membres de ces sectes sont davantage prédisposés à adopter les prédications djihadistes.
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La décision des individus de s’enrôler dans un groupe djihadiste résulte également de facteurs contingents ou conjoncturels. Le contexte conflictuel et sécuritaire peut pousser des communautés en quête de protection à faire allégeance à des mouvements djihadistes. Cela fut notamment le cas des bergers peul dans le nord et le centre du Mali et dans le nord-est du Burkina Faso. En 2012, plusieurs centaines de membres de milices peul ont rallié le Mujao dans le cadre d’une alliance contre leurs rivaux touareg [Sangare, 2016]. Les liens de parenté influent également dans l’adhésion aux mouvements djihadistes. Les entrepreneurs djihadistes réussissent souvent à recruter dans un premier temps au sein de leur famille, de leur clan puis de leur groupe ethnique, avant d’élargir leur champ d’action à d’autres réseaux. Les liens familiaux et tribaux facilitent ce recrutement, renforcé par un contexte d’insécurité généralisée. La famille et la tribu offrent alors une protection précieuse contre les communautés rivales. Les individus ont peu d’alternatives et doivent rallier le groupe soutenu par leur communauté.
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D’autres individus, en particulier ceux qui se livrent à des trafics illicites ou liés à des réseaux criminels, s’enrôlent dans des mouvements djihadistes pour des raisons stratégiques ou dictées par leurs activités. Dans le nord du Mali, des djihadistes ont protégé des trafiquants de drogue et d’autres réseaux criminels, qui les ont aidés à leur tour lors d’enlèvements et d’attaques terroristes. La presse suggérait que celles de janvier 2016 contre un hôtel et un café à Ouagadougou auraient été « sous-traitées » par le groupe djihadiste al-Mourabitoune au réseau criminel dirigé par Mimi Ould Baba Ould Cheikh, opérant dans la région de Gao, pour un montant de 10 millions de francs CFA (17 000 US$) [Le Cam, 2017].
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D’autres personnes rejoignent un mouvement djihadiste pour des raisons financières (salaire, butins de pillages) ou, s’agissant des jeunes hommes qui n’ont pas les moyens de se marier, dans la perspective d’épouser une femme enlevée ou une djihadiste [Matfess, 2016].
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Enfin, les mesures antiterroristes prises par les gouvernements pour lutter contre les insurrections djihadistes ont souvent nourri les mécontentements et augmenté le nombre de recrutements par les groupes djihadistes. Afin de priver Boko Haram de ressources financières, le Niger, le Nigeria et le Tchad ont ainsi interdit la vente de poivre et de poisson dans la région du lac Tchad, où elle représente les deux principales sources de revenus [Oxfam, 2017].
Les principales conclusions en matière d’action publique
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L’insurrection djihadiste en Afrique de l’Ouest est souvent considérée comme un « phénomène étranger » organisé et dirigé par des acteurs extérieurs, ou fondé sur une « idéologie étrangère » [Holder, 2009 ; Sambe, 2014, p. 11]. Ce point de vue repose sur la distinction entre un « islam africain », en référence à la tradition soufie qui a dominé la sphère islamique en Afrique jusqu’au début des années 1990, et un « islam en Afrique », qui désigne des tendances réformistes de l’islam – en particulier le salafisme – souvent considérées comme « importées » du Moyen-Orient [Westerlund et Rosander, 1998]. Selon cette analyse, les violences perpétrées au nom de l’islam auraient été quasiment absentes du continent africain avant 1990 dans la mesure où le soufisme permettrait un syncrétisme des croyances islamiques et des traditions africaines, et insisterait sur la promotion de la piété et de la spiritualité sans entrer dans le champ politique. La montée du salafisme observée depuis le début des années 1990 aurait donc servi de base à la montée de l’insurrection djihadiste étant donné que, contrairement au soufisme, le salafisme impose de « désafricaniser » l’islam et de lui adjoindre une dimension politique.
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La vision selon laquelle le soufisme serait pacifique et apolitique est cependant remise en cause par la présence de djihadistes soufis en Afrique de l’Ouest au xixe siècle. En outre, ni le soufisme ni le salafisme ne sauraient être réduits à la catégorie de doctrines « locales » ou « étrangères ». Qu’ils soient soufis ou salafistes, les musulmans ouest-africains appartiennent à la communauté musulmane mondiale et la dynamique de l’islam dans cette région dépend de la dynamique d’ensemble de cette religion à travers le globe. Influencés par les idéologies islamiques du monde entier, les activistes musulmans d’Afrique de l’Ouest influencent en retour ces idéologies. Il est donc important de souligner l’absence d’une quelconque « exception africaine » pour ce qui concerne l’apparition des mouvements d’insurrection djihadiste. Les processus à l’origine de ces mouvements dans la région sont similaires à ceux en cause dans d’autres régions du monde. C’est ainsi une conjonction de facteurs favorables survenant à l’échelon international, local et individuel qui explique la vague d’insurrections djihadistes en Afrique de l’Ouest.
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La définition des concepts constitue l’un des défis majeurs pour appréhender les mouvements de rébellion djihadistes, dans cette région comme ailleurs. Comment définir le djihadisme selon une vision suffisamment générale pour rendre compte du rôle que jouent certaines interprétations de l’islam, tout en restant assez précis pour éviter d’associer toute la religion islamique à la violence djihadiste ? Il convient tout d’abord de distinguer théologie et idéologie politique. La théologie désigne une simple interprétation des croyances et des dogmes religieux, quand l’idéologie renvoie à une doctrine relative à des choix et comportements politiques. Le djihadisme est une idéologie politique, alors que le soufisme et le salafisme sont des doctrines théologiques. À ce titre, le djihadisme ne doit pas être confondu avec le salafisme. De fait, conférer davantage d’influence à des salafistes traditionnels qui jouissent d’une grande légitimité religieuse peut s’avérer une stratégie payante pour combattre les djihadistes et contenir les extrémismes. Les amalgames opérés entre ces différentes doctrines ont souvent placé des salafistes modérés sous l’emprise des djihadistes, comme ce fut le cas en 2003 en Mauritanie. La diffusion des points de vue du soufisme et du salafisme traditionnels s’est révélée une stratégie très efficace pour isoler les djihadistes dans ce même pays.
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Le djihadisme est certes une idéologie mondiale, mais qui se manifeste sous la forme d’insurrections politisées et violentes dans des régions où l’autorité de l’État est peu affirmée et où la société présente des fractures locales que les institutions existantes ne parviennent pas à réduire. Les autorités traditionnelles et le droit coutumier ont joué un rôle important dans le maintien de l’ordre au sein de régions dans lesquelles l’État était peu présent. Toute réforme de décentralisation devrait tenir compte de l’importance de ces institutions informelles et s’attacher à considérer les sources d’autorité et de contrôle social existantes. Il est en effet possible de concevoir des politiques judicieuses qui s’appuient sur les institutions non étatiques afin d’en faire le prolongement utile des institutions officielles. La lutte contre le djihadisme suppose une stratégie inscrite dans la durée et fondée sur la nécessaire mise en place d’une autorité publique efficace et d’institutions légitimes.
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Tous les djihadistes ne sont pas des idéologues. Certains, voire la plupart d’entre eux, ont rallié des mouvements djihadistes pour des raisons conjoncturelles ou stratégiques. Identifier la spécificité des griefs et motivations des différents groupes est nécessaire pour bloquer l’appui local des entrepreneurs djihadistes et les recrutements. La négociation peut se révéler possible avec certains djihadistes et ne doit pas être exclue d’emblée. Par ailleurs, les États et les intervenants extérieurs doivent agir avec une extrême prudence, faute de quoi ils pourraient anéantir les efforts des acteurs de terrain les plus efficaces dans la lutte contre le djihadisme. Pour éviter de fournir le moindre argument aux partisans du djihad, ils veilleront à ne jamais donner l’impression de cautionner les prises de position idéologiques allant dans le sens d’une « croisade » anti-islamique.